Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Leducq, Magne, Speicher, Lapébie: Les grandes heures de l'équipe de France dans les tours de France des années 1930
Leducq, Magne, Speicher, Lapébie: Les grandes heures de l'équipe de France dans les tours de France des années 1930
Leducq, Magne, Speicher, Lapébie: Les grandes heures de l'équipe de France dans les tours de France des années 1930
Livre électronique354 pages5 heures

Leducq, Magne, Speicher, Lapébie: Les grandes heures de l'équipe de France dans les tours de France des années 1930

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Evoquer en 2022 les Tours de France d’avant-guerre peut vous sembler un peu anachronique. C’est évidemment d’un tout autre cyclisme qu’il s’agit, sur des routes encore rarement asphaltées, sur des vélos qui étaient loin des technologies actuelles. Mais derrière ce décor presque centenaire se cachent les belles histoires du sport cycliste, celles qui ont forgé sa légende. En instaurant en 1930 la nouvelle formule des équipes nationales, le créateur du Tour Henri Desgrange a fait prendre un tournant décisif à son épreuve, dont la popularité est alors montée en flèche, portée par une génération de coureurs français exceptionnelle.
Vous suivrez au fil des pages les exploits des tricolores, qu’il s’agisse d’André Leducq, Antonin Magne, Georges Speicher ou Roger Lapébie, pour ne citer que de ceux qui ont réussi à ramener le maillot jaune à Paris. Mais vous croiserez aussi le regard triste de René Vietto, qui fait partie de ces perdants magnifiques, comme les Français les ont toujours aimés, ou l’immense Charles Pélissier, qui a contribué à révolutionner l’image du coureur cycliste. Vous apercevrez également au détour d’un virage dans le col de l’Izoard, la silhouette élégante de Sylvère Maes, ou encore l’inoubliable Gino Bartali, porteur d’une mission quasi divine, et tous ces champions, parfois oubliés, qui ont contribué à la magie du Tour.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Journaliste et écrivain, Jean-François Supié, originaire de Bourg-en-Bresse, est surtout un passionné de l’histoire du cyclisme. Il signe ici un troisième opus après une biographie consacrée à Roger Pingeon (Entre gloire et tourments -Editions Mareuil) et un récit sur les Tours de France des années 1920 (Le Tour au temps des forçats et des ténébreux – Editions Amphora).
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie28 mai 2022
ISBN9782384542055
Leducq, Magne, Speicher, Lapébie: Les grandes heures de l'équipe de France dans les tours de France des années 1930

Lié à Leducq, Magne, Speicher, Lapébie

Livres électroniques liés

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Leducq, Magne, Speicher, Lapébie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Leducq, Magne, Speicher, Lapébie - Jean François Supié

    SUPIE-LegendesDuTour-COUV-v3-POD3.jpg

    Jean-François Supié

    Leducq, Magne, Speicher, Lapébie

    Les grandes heures de l’équipe de France dans les Tours de France des années 1930

    1930 

    André Leducq

    Un porte-drapeau pour l’équipe

    de France

    Les équipes nationales ! Il y longtemps que l’idée trottait dans la tête d’Henri Desgrange. Mais elle achoppait, à chaque fois qu’il l’évoquait dans l’entourage immédiat de l’organisation du Tour, l’état-major du journal l’Auto, sur la relative faiblesse du cyclisme international : France, Belgique, Italie, et après ? Pas grand-chose en vérité. Le créateur de l’épreuve avait, jusqu’en 1929, avancé à tâtons : classement par points, classement aux temps, bonifications, départs séparés, entraide ou pas entre coéquipiers… Bref, le Tour cherchait encore sa formule magique pour séduire le plus grand nombre, en dépit d’une popularité qui allait croissant depuis la première édition en 1903. Il fallait bien innover pour maintenir l’intérêt, et surtout, il y avait deux choses qui déplaisaient fort au patron : les longues processions sans beaucoup d’animation dans les étapes de plaine, et la mainmise des grands groupes sur le déroulement des opérations. Automoto, Alcyon, Alléluia et les autres faisaient la pluie et le beau temps. Desgrange voulait reprendre le contrôle et permettre aux coureurs français de pouvoir s’exprimer d’égal à égal avec leurs adversaires d’Outre-Quiévrain ou Transalpins, pour ne citer qu’eux. L’initiative d’instaurer en 1928 des équipes régionales, sur sélection, regroupant en leur sein des touristes-routiers issus de la même zone géographique, avait été saluée par la presse et notamment Raymond Huttier dans le Miroir des sports. Visionnaire, le journaliste pressentait que cette option pourrait conduire, dans un avenir proche, à la création d’équipes nationales, et il s’en réjouissait. Pour autant, l’expérience n’avait pas été couronnée du succès escompté, la faute aux départs séparés, ces contre la montre par équipe quasi quotidiens, qui faisaient le lit des grandes formations parrainées par les marques de cycles. Décimées par les abandons ou les arrivées hors délais, les équipes régionales n’avaient guère pu rivaliser. Seule la sélection de Champagne avait ramené quatre hommes sur cinq à Paris et s’était, de fait, imposée dans ce classement particulier, faute de concurrence véritable, il faut bien l’avouer.

    Il faut imaginer ce que peut bien signifier alors, pour le grand public, le concept « équipe de France ». C’est, à la fin des années 1920, quelque chose qui n’a pas la consistance et le même résonnement qu’aujourd’hui. Certes, le XV de France dispute depuis 1910 le tournoi des cinq nations au côté des Britanniques, et rencontre épisodiquement les « Kiwis », ancêtres des All blacks, en tournée. Le football est en retard. Le premier match officiel face aux Anglais date de 1921. Mais la première coupe du monde, programmée en Uruguay en 1930, va amorcer le développement international de cette discipline. Est-ce la proximité de cet événement, dont on commence à beaucoup parler, qui conduit Henri Desgrange à s’engager dans la voie des équipes nationales dès le Tour de 1930 ? C’est possible que cela soit entré en ligne de compte, en complément des motivations plus profondes dont nous avons parlé précédemment. En fait, dès l’arrivée du Tour 1929, qui avait sacré le Belge Maurice De Waele, un vainqueur jugé peu charismatique, sa décision était prise : il allait donner un grand coup de botte dans la fourmilière. Il n’avait pas été sans remarquer que pour la première fois, cinq nations différentes étaient représentées à Paris parmi les dix premiers du classement général… Le cyclisme était mûr pour accomplir sa grande mutation, et lui, Desgrange, en serait l’instigateur et le promoteur. Le 25 septembre, il publie dans l’Auto un article qui annonce clairement le changement de formule de son épreuve.

    « Le mercredi 2 juillet 1930, à 7 heures du matin, la grande porte cochère de notre journal 10 rue du faubourg Montmartre, s’ouvrira pour laisser passer à destination de Chatou, par les grands boulevards, les Champs-Elysées et le Bois de Boulogne, un cortège qui se présentera à la foule dans la formation que voici : huit champions cyclistes italiens aux couleurs italiennes, huit Belges, huit Espagnols, huit Allemands, huit Français, quarante touristes-routiers ayant couru en 1929 et vingt nouveaux touristes routiers sélectionnés. »

    C’est peu dire que la nouvelle se répand alors comme une traînée de poudre. Il faut imaginer la mine de six pieds de long qu’ont dû faire les patrons des marques de cycles, en particulier le plus puissant d’entre eux, Edmond Gentil, des cycles Alcyon, lorsqu’ils découvrent, en même temps que les lecteurs, la suite des réjouissances : « Les bicyclettes appartiendront à l’Auto et proviendront d’une seule marque que nous ferons connaître soit au départ, soit à l’arrivée, de la façon qui nous semblera la meilleure pour éviter toute lutte commerciale des constructeurs. » Mais à y bien réfléchir, la nouvelle formule sera aussi une source d’économies : pas de primes de victoire à payer, pas de mensualité à régler en juillet et pas de matériel à fournir, ni vélos ni boyaux. Dans une industrie en crise, ce n’est pas anodin.

    Les quarante « as » retenus par l’organisateur, et non par les fédérations nationales concernées, seront liés par un contrat, le but étant de garantir des chances égales pour tous les protagonistes. Le journal l’Auto prend tout en charge : l’hébergement, les soins, les massages, le ravitaillement. Il n’y a pas de directeur sportif. Les soigneurs ou managers désignés ne sont pas autorisés à suivre mais peuvent intervenir à l’étape. L’introduction de la caravane publicitaire permettra de financer ces évolutions.

    Le règlement est quasiment inchangé mais Desgrange rappelle dans son papier l’interdiction « de s’attendre, de s’entrainer, de se ramener. » L’échange est autorisé entre coureurs, « sauf roues, boyaux et vélos ! » ce qui limite ces civilités au ravitaillement ou à l’habillement. « Une certaine entraide au profit du leader », est tolérée. Du Desgrange dans le texte, qui laisse la place à interprétation, ce qui le cas échéant lui donnerait le pouvoir de trancher à sa guise…

    Côté parcours, il est annoncé « adouci » dans le but de rapprocher la sortie des Alpes de Paris. La course coupe directement de Belfort à Metz sans s’arrêter à Strasbourg et rejoint tout aussi directement Paris depuis Malo-les-Bains. De même, en début de Tour, l’étape de Cherbourg disparaît. Cinq journées de repos sont prévues, notamment entre les étapes de montagne, souvent décisives. Au total, le peloton parcourra 4818 km du 2 au 27 juillet, loin il est vrai des 5745 km du Tour le plus long de l’histoire, celui de 1926.

    Dès le 19 octobre, les trois premiers sélectionnés de l’équipe de France sont révélés dans les colonnes du journal organisateur. Ce n’est une surprise pour personne d’y retrouver Victor Fontan, le héros malheureux de l’édition précédente, dépossédé du maillot jaune à la suite d’un incident mécanique sur la route de Perpignan, alors qu’il semblait bien parti pour le ramener à Paris. Il peut faire figure de leader malgré ses 38 ans, de par ses qualités de montagnard. Deux autres noms sont annoncés : Charles Pélissier et son copain Jules Merviel. « En bonne logique, André Leducq, les frères Magne et Marcel Bidot présentent des références supérieures aux miennes », s’étonne Charles, mais finalement flatté de bénéficier de cette sorte de faveur. Le plus jeune des Pélissier est dans les petits papiers de Desgrange, sans doute du fait de sa grande popularité. Ce sont des coureurs dans son genre qu’aiment les lecteurs du journal. Desgrange le sait bien, et il en a pris son parti, même si ses relations avec la tribu Pélissier n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Henri, l’aîné, et Francis ont durant toute leur carrière, eu maille à partir avec le directeur historique du Tour. Henri se plaisait à parler du « cirque à Desgrange », pour dénigrer le Tour, une course qu’il avait fini cependant par domestiquer, à 34 ans, en 1923, pour mieux la quitter dans des conditions rocambolesques, après un abandon très controversé à Coutances, l’année suivante* , un épisode relaté dans un article resté célèbre, signé Albert Londres dans le Petit Parisien. L’équipe de France sera complétée par les quatre coureurs dont parle Charles Pélissier ainsi que Joseph Mauclair, le fidèle lieutenant d’André Leducq. La question financière est réglée avant le départ lors d’un repas partagé dans un restaurant du faubourg Saint-Honoré, en présence de Lucien Cazalis, le grand argentier de l’organisation : il est décidé un partage à parts égales des prix et primes gagnés sur la route. Ceux qui viendraient à abandonner recevront leur part au prorata des étapes parcourues. Jules Merviel sera chargé de faire les comptes.

    Elle a belle allure cette équipe, et n’a rien à envier à son homologue belge, privée de son leader Maurice De Waele, le vainqueur sortant, dont Desgrange n’a pas voulu ! Un comble… « Ils ont fait gagner un cadavre », disait-il après l’édition 1929. Le dossard 1 échoit, par ordre alphabétique, à Jean Aerts, mais les chefs de file sont plutôt Jef Demuysère, troisième en 1929 et Louis Delannoy. Le danger devrait surtout venir des Italiens, qui ne sont jamais apparus aussi bien armés au départ. Alfredo Binda, la grande vedette de l’époque, a enfin daigné quitter sa « botte » pour venir se frotter aux routes poussiéreuses de l’hexagone. Mais il a déjà dans les jambes son quatrième Tour d’Italie victorieux. Aura-t-il récupéré pour jouer un rôle majeur ? Giuseppe Pancera, surprenant deuxième en 1929, se dit prêt à le seconder. Quant aux Espagnols, on les attend dans les cols, notamment Salvador Cardona, brillant vainqueur de l’étape de Luchon l’année précédente, le seul à présenter des références au niveau international. Nicolas Frantz, double lauréat en 1927 et 1928, reste à la maison. Le Luxembourg n’a pas trouvé place parmi les équipes nationales et « le grand Nick » ne voulait pas se rabaisser à candidater parmi les isolés. Le Tour va donc s’élancer avec un seul ancien vainqueur au départ, le Belge Lucien Buysse (37 ans), relégué en catégorie touriste-routier. Cela ouvre des horizons à bien des prétendants…

    Un match France/Italie

    Ce Tour 1930 s’emballe d’entrée de jeu : la première victoire d’étape à Caen se joue au sprint entre Charles Pélissier et Alfredo Binda. Le duo se retrouve seul en tête à une vingtaine de kilomètres de l’arrivée. « C’est Marcel Bidot réglait l’allure, raconte Pélissier. Sur la droite, légèrement en retrait, je lui fais comprendre d’un clin d’œil que je vais démarrer. Marcel Bidot approuve et se place dans mon sillage. Insensiblement il se laisse décoller. Je prends rapidement cent mètres d’avance. Seul Binda est revenu sur moi. » L’Italien est rapide et fin tacticien, mais sur la piste du vélodrome de Vénoix, il est battu. La presse a vite compris l’intérêt de faire vibrer la fibre patriotique. Les journaux évoquent un « France/Italie » et les tricolores mènent 1/0 après le succès de Charlot aux dépens du campionissimo. Il est félicité à l’arrivée par celui à qui on le compare souvent, le boxeur Georges Carpentier. L’Auto publie, une note paraphée de Carpentier (transmise par Bélinographe, une grande première technologique) : « Je suis heureux d’avoir pu me mêler au lot des suiveurs. L’effort athlétique de ces routiers n’a guère d’équivalent dans aucun autre sport. » Le peloton concède 1’16’’, peloton duquel les Espagnols, peu habitués aux étapes de plaine menées à train d’enfer, ont été éjectés. Ils apprendront progressivement à s’accrocher dans les roues.

    Cette entame fait chavirer tout l’hexagone. Charles est le chouchou du public, depuis ses débuts dans le Tour en 1929. Il avait remporté en solitaire l’étape de Belfort après une longue chevauchée, un exploit inhabituel pour un sprinter qui lui avait valu une immédiate notoriété. Deuxième de l’étape au Parc des Princes, il avait conquis tout le vélodrome, au point d’être ovationné plus fort que le maillot jaune Maurice De Waele, une gloire naissante qui allait rapidement gagner tout le pays. Pourtant il revenait de loin : l’aventure aurait pu se terminer pour lui du côté de la Mure. Pris en flagrant délit, accroché à un motocycliste alors qu’il était attardé, Charles n’avait dû son salut qu’à la mansuétude de Desgrange, qui avait accepté de lever la décision de mise hors course prononcée par le jury. Depuis lors, les deux hommes partagent une certaine complicité. Ses contrats pour une réunion sur piste sont montés à 2500 francs, somme à rapprocher des 1000 francs qui récompensent un vainqueur d’étape sur le Tour. Il peut remercier son mentor, le commissaire fédéral André Trialoux, qui l’avait convaincu de s’aligner dans le Tour, une épreuve qui ne l’inspirait guère. Trialoux, un passionné de vélo, s’est aussi mis en tête de faire de Charles un vrai routier, en lui faisant suivre un régime alimentaire à base de légumes et fruits cuits à l’eau, et d’extraits de jus de viande. Il lui préconise aussi l’abstinence sexuelle, avec la douce complicité de sa femme Madeleine, toujours à l’écoute pour le bien de son époux… L’idée est alors largement répandue parmi les athlètes. Il est vrai que jusque-là, Charles n’a écouté que son sa nature riche et généreuse. Les conseils de ses aînés Henri et Francis ? Il n’en avait cure, se fiant à sa classe naturelle pour vivre confortablement de son métier de coureur cycliste. Mais ce Trialoux est un malin, un beau parleur qui sait convaincre. N’est-il pas également le manager de Toto Grassin, une grande vedette de la piste, figure incontournable du Vel d’Hiv ? Roger Bastide** en a laissé une description imagée : « le geste ample, la crinière noble, le regard impérieux sous des sourcils à la Méphisto, il rappelait ce superbe acteur, séducteur, envoûteur qui avait pour nom Jules Berry. »

    Bref, Charlot s’est mis à « faire le métier » consciencieusement, cela se devine en voyant sa silhouette, plus affûtée, et se vérifie à la lecture de ses résultats. En avril, il s’est imposé dans les Six jours de Paris*** au côté d’Armand Blanchonnet, un spécialiste ; il a terminé deuxième du circuit de Paris**** et aussi deuxième du championnat de France, deux courses qu’il n’aurait jamais dû perdre. Au circuit de Paris, une classique très convoitée à l’époque, qui contournait la capitale au départ soit de Suresnes, soit de Versailles, Charles figure dans l’échappée de dix coureurs qui s’apprête à se disputer la victoire au sprint sur la piste du Parc des Princes. « Emile Joly, un Belge aux cuisses énormes, déjà vainqueur en 1929, était l’homme à surveiller, raconte Charles. J’ai pris son sillage. Demuysère, son équipier qui lui emmène le sprint, se relève à la sortie du dernier virage, mais il a encore su rendre utile en m’agrippant par le maillot au moment où j’allais le doubler. » Hors de lui, Charles envisage immédiatement de porter réclamation, mais se ravise suivant les conseils de Trialoux. « Tu es la victime ; tout le monde a vu le geste, et on parlera demain bien plus de toi que du vainqueur Emile Joly ! » Le bonhomme avait aussi le sens de la communication. Au championnat de France sur l’autodrome de Montlhéry, bis repetita. Charles semble à nouveau bien parti. Il caresse les pédales et décide d’attaquer au troisième tour avec son copain Jules Merviel. Les voilà partis dans une belle envolée, mais le duo est trahi par leur propre coéquipier au sein de la formation Alléluia : Armand Blanchonnet, qui a oublié leur belle collaboration au Vel d’Hiv ! Le rouleur auvergnat, d’ordinaire attentiste, sonne le rappel et excite le reste de la meute : « Non, pas celui-là ! Pas Charles ! S’il devient champion de France, ce sera la fin de tout pour nous. » Le discours reçoit des oreilles attentives. Une crevaison de Merviel finit de condamner l’échappée. Reste encore à Pélissier une chance de l’emporter au sprint. Mais quand ça ne veut pas… Charles se fait remonter à cent mètres de la ligne par le modeste Roger Bisseron, qui s’était qualifié de justesse en terminant parmi les 7e ex-aequo de Paris/Caen. Un moment relégué loin derrière dans ce championnat en compagnie de Leducq, il était revenu sur la tête de course à la faveur du regroupement et du ralentissement qui avait suivi.

    Il se déroulait le jeudi de l’Ascension

    Mais ces péripéties n’ont pas entamé le moral du beau Charlot. Le maillot jaune lui va bien au teint et il entend le conserver le plus longtemps possible. Il impressionne au départ et déchaîne la passion populaire, quand il se présente impeccable à la signature, cheveux gominés, chaussettes d’un blanc immaculé, et gants beurre frais ajourés. Antoine Blondin le désignera, un peu plus tard, comme « un dandy de grand chemin ». Il est raffiné, courtois et disert avec les journalistes, avoue son admiration pour l’actrice Greta Garbo. Il révolutionne l’image du coureur cycliste « cheval de labour », tel que l’on pouvait le connaître dans les années 1920.

    Le scénario est donc en place pour la suite du match France/Italie. Pélissier et Binda se marquent au cuissard. Chacun attend la seconde explication entre les deux cracks, mais en vue de Dinan, alors que Marcel Bidot assure un tempo régulier en tête, Joseph, dit « Jef » Mauclair, attaque. C’est le compagnon d’entrainement habituel d’André Leducq, un vaillant, toujours prêt à rendre service pour le bien commun. On le reconnaît à son nez cabossé et sa gouaille de titi parisien un peu râleur. Curieusement, il s’est distingué en cette année 1930 en remportant la course Sydney/Melbourne en Australie ! Mauclair est aussitôt contré par Learco Guerra. « Qui c’est celui-là ? », pense Pélissier. Charlot ne s’est pas méfié. Les nouvelles n’ont sans doute pas franchi les Alpes, sinon il aurait su que le quidam en question n’est pas un agneau de l’année. Il a été sacré champion national et s’est imposé il n’y a pas si longtemps dans deux étapes du Giro. C’est un formidable « rouleur de caisse », comme on le disait à l’époque, qui gagnera bientôt, en même temps que ses premiers bouquets en France, le surnom de « locomotive de Mantoue. » Personne ne le reverra avant l’arrivée, malgré la tentative de contre conduite un moment par le Belge François Moreels et Albert Barthélémy*****, qui porte le maillot jaune à bande noire de leader des touristes-routiers. Binda prend le meilleur sur Pélissier pour la deuxième place.

    Le Tour est parti sous de fortes chaleurs et la chasse à la canette bat son plein. L’Auto évoque « une étape fontaines », avec des bandes de quinze à vingt routiers faisant halte dans les bistrots du bocage normand « plus nombreux que les églises ». Les Français essayent de se montrer discrets, car la pratique déplait à Desgrange, qui de fait est aussi leur responsable direct… « On se bat autour des robinets pour s’inonder le visage ou avaler gloutonnement un apéritif », observe un chroniqueur qui se fait appeler « l’ami Bini » (*). Pour les journalistes aussi c’est le temps des retrouvailles. Ceux que l’on a surnommé les compagnons du Tour se congratulent comme de vieux camarades de régiment. « On se rappelle toutes les bonnes blagues faites ensemble », poursuit l’ami Bini. Pour 3,50 francs, on peut se procurer la photo du vainqueur de l’étape à la librairie de l’Auto, 0,85 francs en sus pour les frais d’envoi !

    Learco Guerra s’est du même coup emparé du maillot jaune et le conserve à Brest où Charles Pélissier devance au sprint l’inévitable Alfredo Binda. La France mène 2/1. Encore bredouilles, les Belges vont sortir de l’anonymat à Vannes. Omer Taverne devance Charles Pélissier. Un bon gars ce Taverne, qui réside tout près de la frontière, à Binche, et avait causé la surprise en 1929 en devenant le premier touriste-routier vainqueur d’une étape du Tour, à Dinan. Mais cette fois-ci, il a pris du galon et il porte le maillot de l’équipe nationale belge. Aux Sables d’Olonne, le sprint est royal : Charles Pélissier est plus rapide que Binda mais André Leducq marque son territoire et « arrange » tout le monde ! Le « joyeux Dédé » commence à trouver un bon coup de pédale. Il faudra aussi compter avec lui d’autant qu’il est beaucoup plus complet que son ami et coéquipier Charlot.

    Mis en confiance, André Leducq retente sa chance à Bordeaux. L’arrivée est jugée route de Saint-André-de-Cubzac et non sur le vélodrome. Dédé produit son effort aux cinq cents mètres. Trop loin ? Oui, car il faiblit et se fait déborder par Pélissier qui déboîte sur la droite et repousse le retour de Jean Aerts. Mais la joie de Charlot est de courte durée. Le vainqueur est informé par le journaliste italien Fabio Orlandini que Binda porte réclamation. « Vous l’avez tiré par le maillot », lance-t-il à grands renforts de gestes. Pélissier hausse les épaules en guise de réponse : « Binda ? Je ne l’ai pas vu durant tout le sprint. Où était-il ? » Pourtant, malgré l’énormité de la chose, un communiqué diffusé par le jury confirme bientôt le déclassement de Pélissier à la troisième place et la victoire de Jean Aerts ! L’équipe de France menace de se retirer. Il faut l’intervention en personne d’Henri Desgrange pour l’en dissuader, après la promesse d’attribuer aux tricolores une indemnité financière égale au prix du vainqueur.

    Cette péripétie n’est pas anodine : elle resserre les liens de cette équipe de France qui commence à prendre forme. Binda est accueilli par des injures au départ le lendemain matin direction Hendaye. « Il nous eût suffi d’un signe pour le faire lyncher », s’amuse Charles. Mais Binda sera puni d’une autre manière. Il est pris dans une chute collective à Fontenoy, se redresse péniblement et s’assoit sur le talus. Les oreillettes n’existent pas mais la rumeur court vite jusqu’en tête du peloton emmené par les Français. Ceux-ci ne se le font pas dire deux fois pour détaler. Ils sèment la panique et foncent vers l’arrivée. Jules Merviel file dans la traversée d’Urrugne et gagne l’étape devant Antonin Magne et Charles Pélissier ! Un triplé magnifique, mais Victor Fontan est le grand perdant des deux dernières journées : après avoir été retardé sur chute à Bordeaux, une crise de furonculose lui fait perdre 15’19’’ à Hendaye. Il peut dire adieu à ses chances de bien figurer au classement général. La voie est libre pour la jeune classe de l’équipe de France. Quant à Binda, au bord de l’abandon, touché à la cuisse mais encore plus au moral, il finit par se remettre en selle suivant les exhortations d’Emilio Colombo, le directeur de la Gazzetta dello sport. Il arrive avec plus d’une heure de retard. Preuve qu’il n’était sans doute pas aussi mal en point qu’il voulait bien le dire, il se reprend à Pau, où il signe une première victoire d’étape, poussé semble-t-il par son coéquipier Domenico Piemontesi au moment de lancer le sprint… Cela faisait partie du folklore d’une époque où il n’y avait pas l’œil aiguisé des caméras pour dénoncer les tricheurs.

    L’idole des foules italiennes se montre sous un visage plus avenant. Un chroniqueur lui prête « une classe d’aristocrate, un flegme de gentleman britannique », mais c’est surtout sur le vélo qu’il révèle toute son allure, un style d’une étonnante pureté, des jambes qui tournent en souplesse sans le moindre déhanchement. Il contraste avec le toujours maillot jaune Learco Guerra, un solide, d’une nature généreuse, brun de poil et de peau, un visage carré éclairé d’un sourire permanent qui inspire naturellement la sympathie. Il n’est pas du genre à se laisser distraire par des considérations extérieures à la course. Il prend chaque étape comme elle vient et semble, pour l’instant, tout à fait serein, exempt de toute pression. Il a 27 ans mais il est tout neuf, avec seulement une saison derrière lui. Il s’est révélé en 1929 dans le Tour de Lombardie (5e). On ne sait trop jusqu’où il est capable d’aller. Au pied de la montagne, il précède Charles Pélissier de 12’’, Antonin Magne pointe à 1’24’’ et André Leducq à 1’28’’. Les tricolores sont placés en embuscade.

    De Pau à Luchon, l’étape semble presque facile, comparée à l’antique et classique Bayonne/Luchon des années 1920. Il faut quand même avaler 231 kilomètres et grimper les traditionnels cols pyrénéens. La journée va être contrastée pour les Français. Commençons par les mauvaises nouvelles, les abandons de Victor Fontan, vaincu sur son terrain de prédilection par ses furoncles, et de Jef Mauclair, qui est tombé et s’est fracturée la clavicule dans la descente de l’Aubisque. Cela fait deux unités de moins dans l’équipe. Mais en fin de journée, le bilan comptable est cependant largement positif. Learco Guerra a craqué. Il se classe sixième de l’étape avec un débours de 13’10’’ sur son coéquipier Alfredo Binda. Le campionissimo a eu le beau rôle, celui de suiveur. Il n’avait pas à rouler dans le groupe de tête, son leader se trouvant en difficulté à l’arrière. Il a accompagné sans puiser dans ses réserves Pierre Magne et André Leducq et les a ajustés, sans autre forme de procès, dans les allées d’Etigny où était jugée l’arrivée. La bonne affaire est pour Dédé, qui endosse le maillot jaune et précède désormais Antonin Magne de 5’26’’ et Guerra de 11’42’’. Charles Pélissier, quinzième de l’étape à plus de vingt minutes, a logiquement rétrogradé. Mais le grand bonhomme de cette première levée en montagne, et ce n’est qu’une demi-surprise, c’est Benoît Faure. Grand, c’est une façon de parler, car ce Forézien un peu cabochard, qui avait pris le départ en tant que touriste-routier, culmine juste au-dessus du mètre cinquante. Il s’était révélé en 1929 en s’adjugeant la victoire à Nice. Il n’a pas d’égal dans les cols quand il est dans un grand jour. Il escalade quasiment au sprint le col d’Aubisque et creuse les écarts. Au Tourmalet, il compte encore cinq minutes d’avance sur une opposition clairsemée dans les lacets. André Leducq est parti prudemment au contraire. Il en est à

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1