À coeur perdu
Par Léa Golder
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À coeur perdu - Léa Golder
À cœur perdu
Léa Golder
À cœur perdu
Jeunesse en déperdition
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2014
ISBN : 978-2-312-03198-9
Chapitre I
« Ton affaire c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié, quant à le choisir c’est celle d’un autre. »
Epictète
TGV Avignon- Paris ou plus précisément résidence secondaire parentale – studio de tourtereaux.
Trajet parfait après vacances paradisiaques. Une jeune mère actionne l’ouverture facile d’un paquet de biscuits pour son adorable bambin en bermuda rayé, un couple s’émerveille d’un coup de pied résonnant du ventre de madame, quatre adolescents de bonne famille jouent calmement au tarot.
Chloé referme L’Écume des Jours, et s’apprête à se laisser glisser dans les méandres délicieuses de la sieste quand une légère vibration la rappelle à la réalité : « Princesse, mon cœur vibre d’avance de retrouver ton étreinte, je serai là à ton arrivée ». Un SMS comme tant d’autres à savoir toujours romantique mais jamais redondant de son cher et tendre.
« Tu veux un peu de thé à la bergamote ma puce ? » ce matin encore, Chloé partageait le traditionnel petit déjeuner estival en compagnie de ses parents et de ses deux frères. Pinède odorante, terrasse couleur ocre, robe de chambre en satin, piscine bleu lagon, rien ne dépassait.
Vingt-deux ans d’existence et seuls des clichés sur papier sépia remplissent son album- souvenir. Des études supérieures de Commerce à Paris, un fiancé prévenant, un physique passablement harmonieux, bref la promesse d’un avenir brillant à tous les niveaux. Un poste de cadre dans une multinationale de luxe, une silhouette en aucun cas altérée par quatre accouchements sous péridurale, un époux amoureux comme aux premiers émois, un loft à Paris et une villa au soleil avec piscine, voilà le destin rectiligne qui se grave progressivement sur la portée sans fausse note de l’existence de Chloé, suivant le modèle des générations précédentes de sa lignée.
A ce stade peu avancé de sa vie, Chloé est déjà condamnée au bonheur. Et c’est bien ça son ombre au tableau. Une ombre fictive, imaginaire, fantasmée même…Visiblement, Chloé est victime d’un bogue dans le programme éducatif de ses parents, à trop étaler leur joie d’avoir fondé une famille, Chloé sent percer en elle le stylet de sa hantise viscérale : leur ressembler.
Vingt-deux ans et déjà fatiguée de traîner la casserole si légère de la facilité : elle réussit ses études sans se fouler et quand il a fallu séduire son idéal masculin, elle y est parvenue sans efforts. Sa seule bouffée d’air frais dans son existence linéaire : les films et romans tragiques dont elle se gave sans satiété. Systématiquement rattrapée par sa morne réalité bienheureuse, elle rumine en sourdine cette idée persistante qu’un destin n’a de valeur que s’il prend une tournure dramatique. « Oui - se ressasse-t-elle en espérant que le train déraille - l’ordinaire est une tare, seules valent les passions, au sens étymologique du terme, à savoir la souffrance ».
Syndrome de narcissisme contrarié : Chloé convoite la tragédie pour l’intérêt - légitime pense-t-elle - qu’elle provoque. Globalement, Chloé rêverait d’être reconnue pour sa dignité face au malheur. Mais ce dernier la boude. Pourquoi l’applaudirait-on de faits dont elle n’est pas responsable, quelle estime pourrait-elle tirer de tout ce qui lui tombe tout cuit dans les mains ? Au bout du compte, sa véritable problématique consiste à déterminer sa tragédie qui lui offrirait cette perspective paradoxale d’épanouissement. Tout simplement : il lui faudrait s’enfoncer elle-même la tête sous l’eau pour pouvoir être fière par la suite de s’être sauvée toute seule de la noyade. Autrement elle risque de se scléroser dans la félicité conventionnelle.
Mais tétanisée par l’idée de rater sa vie et statufiée dans son moule désormais trop étriqué, Chloé persiste à jouer la comédie du bonheur et de l’ambition depuis son absence de crise d’adolescence.
Arrivée gare de Lyon sans une pincée de contretemps, la SNCF y compris s’obstine à entretenir la fadeur programmée de son existence.
Se trouver un malheur dans la vie, au moment où elle pose le pied sur le quai, Chloé vient de prendre sa première résolution digne de ce nom…
Chapitre II
« Deux êtres qui s’aiment ne font qu’un : lequel ? »
Nancy Huston (Journal de la Création)
Elle L’imagine déjà au bout du quai, avec Ses cheveux parfaitement décoiffés, Son jean parfaitement délavé, et Son livre soigneusement corné aux pages qui L’ont marqué.
La figure de magazine qui attend Chloé, c’est Constant, à savoir Lui, Il, Celui qui, ou tout autre troisième pronom personnel singulier s’il en est, peu importe du moment que ça commence par une majuscule. Constant, le gendre idéal avec qui Chloé vit ou plutôt en compagnie de qui elle conduit la pelleteuse qui creuse leur douillette tombe nuptiale. Constant, elle ne s’est même pas vraiment battue pour le conquérir, elle l’avait certes convoité, le temps de se décider à l’aborder, à savoir le temps d’un battement de cils. L’homme que le destin ou la coïncidence avait posé sur la même rangée qu’elle, avec le même accoudoir à partager, dans l’amphi de leur premier jour en Ecole Supérieure de Condescendance. Constant, si parfaitement rangé dans ce monde tellement parfaitement imparfait.
En cet instant précis elle sait qu’il lève de temps à autre son nez harmonieusement retroussé pour l’apercevoir le plus tôt possible, et alors ses dents blanches et alignées lui dévoileront un sourire tout en dosage savant de calme et d’excitation. Il anticipera sa venue pour la débarrasser de ses bagages en l’admirant de ses yeux verts émeraude, lui donnera un baiser sans aucun filet de bave sur le front puis les lèvres, et alors la foule leur creusera un passage jusqu’au taxi qu’il a réservé. Pas un ingrédient de conte de fées ne fait défaut. Mais les fées font la sourde oreille au souhait le plus cher de Chloé depuis sa descente du wagon : se transformer en animal à carapace. Ou remonter illico dans ce reptile ferroviaire pour détaler dans le sens inverse. À quoi bon. À l’autre terminus de la cité des Papes, une famille de clones de Constant est prête à lui ouvrir chaleureusement les bras en toute circonstance : sa propre famille.
Contre toute attente, au bout de son chemin de croix sans embûche, pas l’ombre d’un Constant en vue. Savourant ce moment d’anonymat lui permettant de prolonger le privilège de bousculade, Chloé ralentit le pas, quand un bras rassurant d’une douceur à couper le souffle lui enlace la taille tandis que l’autre main lui tend sous le nez une rose Michèle Morgan merveilleusement odorante.
« Chouette, se dit-elle sans conviction, encore une surprise typiquement du style Constant. » Chloé se retourne, et Constant est beau et attentionné, et elle n’a rien à lui reprocher donc elle lui sourit.
Sur le trajet entre la gare de Lyon et leur studio du quinzième, il a le temps de lui poser toutes les questions qu’il faut, de l’écouter avec patience et sans niaise béatitude, de lui ramener une mèche de cheveux derrière l’oreille pour l’embrasser exactement là où ça lui donne des frissons.
Les pièces sont vierges de toute chaussette, l’évier de tout poil et le cendrier de tout mégot. Prise d’un besoin criant de poussière authentique et de bazar impulsif, Chloé s’étale dans l’espoir de représailles mais même son bordel est artistique dans cette bulle d’esthétisme. Impossible de revenir sur le diagnostic : Constant est visiblement atteint du syndrome du chic type tandis que sa fiancée pâtit du complexe de bovarysme. Adorable dans le sens digne d’adoration. Il ne l’a jamais faite souffrir, et elle n’a jamais considéré l’idée de rompre avec lui autrement que comme du masochisme. Pas d’abus de tendresse générateur de culpabilité, pas d’angoisse éveillant le questionnement, rien qui ne pourrait laisser naître des soupçons de manipulation affective. Il lui plaît, il l’aime et l’inconcevable c’est que c’est réciproque.
Prenant place sur le canapé blanc cassé, Constant comprend que Chloé veut lui parler et s’installe à une distance idéale.
– Constant…
Il tourne son visage de démon angélique vers elle, à l’écoute, sans empressement ni admiration démesurée. Formulant mentalement la phrase d’introduction, Chloé avale sa salive.
– Ce que je vais te dire va te paraître insensé.
« Passer au développement sans transition. La transition est la porte ouverte à la nuance hypocrite. » Tandis que Chloé s’auto- coache pour la suite, Constant s’éloigne en direction de la cuisine pour arrêter la bouilloire qui vient de sonner. Elle s’agrippe à cette perche et se lance d’une traite :
– Je ne veux plus vivre avec toi.
L’intonation tremblotante de son point final ne la satisfait guère, car en écho il s’est prolongé de trois points de suspension interrogateurs. Aucune réponse. Constant revient avec deux mugs de thé à la menthe et des pâtisseries orientales. Il ajuste son joli derrière dans le moelleux du sofa, elle attend qu’il commette l’erreur de la toucher, en vain. Après avoir tourné la cuillère dans sa tasse d’un air absent, il prend enfin la parole.
– Qu’est-ce qu’il y ‘a d’insensé alors ?
Soit il joue au faux candide, soit sa concentration optimale dans le découpage de feuilles de menthe a entamé sa capacité d’écoute, soit – et c’est plus probable – la voix de Chloé a été engloutie dans l’onctuosité de la moquette. Chloé reprend la parole :
– Je veux être ivre pour une fois.
Tandis qu’elle se laisse moisir dans sa lâcheté, il la regarde amusé et perplexe, soufflé par une telle volonté de déchéance de sa part.
– En effet, c’est insensé, j’aimerais bien te voir dans cet état. Tu veux faire ça quand ?
Elle bafouille un « peu importe » et plonge le nez dans son thé en guise d’admonestation par brûlure de langue.
Chapitre III
« Quand nous sommes las d’aimer, nous sommes bien aises que l’on devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité. »
François de La Rochefoucauld (Maximes)
Tout vient à point à qui sait attendre, Constant enfin surpris en flagrant délit de cachotteries qui ne laissent aucun doute sur la possibilité qu’il se soit fait de nouvelles relations pendant l’absence de Chloé. Ce matin, alors qu’ils s’apprêtaient à aller pique-niquer en amoureux sur le Champ-de-Mars, il est allé s’isoler dans la cuisine pour un conciliabule téléphonique. Constant ne s’isole JAMAIS quand il reçoit un appel sur son portable. Sans se ronger les sangs pour autant, Chloé a respecté son intimité en demeurant dans le salon malgré la curiosité qui la démangeait jusqu’à l’os. Pas de doute, soit il lui concocte une surprise, soit il y’a une autre femme là-dessous.
Une demi-heure plus tard, il vient s’asseoir sur la moquette – Constant ne s’assoit JAMAIS à même le sol – le visage grave et anxieux mais le corps frémissant d’une excitation suspicieuse.
– Chloé, j’ai quelque chose à t’avouer.
« Youpi, bénie soit la rivale qui m’ôte toute culpabilité de rompre » se réjouit Chloé en prenant l’expression la plus inquisitrice possible, préliminaire au plus beau rôle de composition de son existence : la petite amie trahie, blessée et hystérique.
– Je t’écoute
Il se dandine maladroitement et prend une moue enfantine à faire pâlir de lubricité la sainte vierge.
– Promets-moi de ne pas te mettre en colère.
– Tout dépend de ce que tu as à m’annoncer.
Pour une fois qu’elle se trouve en position de force, elle savoure avec sadisme les paroles qu’il s’apprête à prononcer.
– Voilà, pendant tes vacances en Provence…
Il hésite, les mots restant coincés dans sa gorge si douce et odorante. « Je n’aimerais pas être à sa place » se dit-elle prise d’une compassion soudaine, elle l’encourage à mettre fin à son supplice :
– Vas-y lance-toi, je ne vais pas te manger. Et puis tu sais que je t’aime.
Faussement soulagé, il se jette enfin à l’eau.
– Donc, pendant tes vacances, je suis parti deux jours à Londres…
Chloé ne peut contenir un sursaut d’indignation : une anglaise, quelle faute de goût. Sa perfection en prend pour son grade.
–… où j’ai passé un entretien pour une année-césure dans l’une des banques les plus réputées de la place financière en tant que trader. Morgan Stanley, tu connais ? Et bien ils viennent de m’annoncer que j’étais pris. Je commence lundi prochain.
Assommée par le poids des mots et le choc de la nouvelle, Chloé ne peut réagir