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Une puce dans la glace
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Livre électronique336 pages4 heures

Une puce dans la glace

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À propos de ce livre électronique

Jeff Charmoz, célèbre guide de haute montagne de Chamonix reçoit une demande insensée de la part de Nadia, une richissime jeune suissesse, reine de l’escalade en falaises mais néophyte en haute montagne: la conduire dans la face nord des Grandes Jorasses pour y ouvrir un nouvel itinéraire. Jeff refusera cette proposition. Mais la tenace Nadia saura le convaincre et il finira par accepter le challenge. Le jeune homme ne se doute pas alors des conséquences de cette décision. Il va devoir affronter une mafia chinoise qui tente de vendre en Europe des organes humains en vue de leur transplantation. Et Bertrand, le petit ami de Nadia, un illustre chirurgien suisse, est impliqué dans ce trafic nauséabond.
LangueFrançais
ÉditeurLes Éditions du Net
Date de sortie11 juil. 2014
ISBN9782312023380
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    Une puce dans la glace - Jean-Claude Mongiols

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    Une puce dans la glace

    Jean-Claude Mongiols

    Une puce dans la glace

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    Du même auteur :

    La bataille du Triolet

    La société des écrivains, Paris, 2007

    Résurgences

    Le Moulin du Gué-Chaumeix, Menat, 2008

    Des pierres trop précieuses

    Parution à compte d’auteur, Tours sur Meymont, 2009

    L’or des Bouvreuils

    Parution à compte d’auteur, Tours sur Meymont, 2011

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02338-0

    Une demande détonante

    Jeff Charmoz, guide de haute montagne chamoniard de grand renom et sa cliente, Nadia, arpentaient le glacier de Leschaux depuis plus de trois heures. Obligés de contourner de larges et profondes crevasses heureusement bien visibles en cette fin d’été, ils suivaient la trace à peine marquée que les quelques cordées matinales qui les avaient précédés avaient imprimée dans la neige durcie par le gel de la nuit. Le refuge de Leschaux dans lequel ils s’apprêtaient à passer la nuit n’était plus qu’à une petite centaine de mètres au-dessus d’eux, au sommet d’une incroyable succession d’échelles métalliques solidement arrimées dans le granit des imposantes barres rocheuses qui semblent en défendre l’accès. Le bâtiment, sorte de boîte de conserve en aluminium oubliée sous un rempart de granit gris et fracturé, scintillait sous les derniers feux d’un soleil d’automne qui ne tarderait plus désormais à se cacher derrière l’horizon. Jeff, même s’il n’en laissait rien paraitre, était quelque peu inquiet. Il voyait bien que Nadia ne semblait pas en aussi bonne condition physique qu’elle le lui avait laissé entendre lorsqu’ils s’étaient rencontrés quelques jours auparavant à Chamonix. La jeune femme les avait invités, lui et sa compagne Léa, pour déguster des mets d’un raffinement extrême dans l’un des restaurants les plus cotés de la capitale mondiale de l’alpinisme. Elle lui avait proposé un projet d’escalade dans le massif qui l’avait interloqué. Et pour le mener à bien, elle voulait s’adjoindre les services d’un guide, le meilleur d’entre eux avait-elle ajouté pour terminer sa phrase quelque peu alambiquée.

    Nadia avait donc sollicité Jeff, le plus célèbre des guides de la Vallée, en se recommandant d’Eve, sa meilleure amie et surtout sa confidente. Le jeune homme avait à maintes reprises guidé Eve, très belle dame ayant allégrement dépassé les soixante printemps, dans des itinéraires de haute montagne techniquement faciles mais esthétiquement exceptionnels. Au fil des courses une solide amitié était née entre Jeff et sa richissime cliente, amitié qui se transforma rapidement en une grande complicité empreinte d’une certaine tendresse. Léa, au début, fut un peu jalouse de cette relation qu’elle jugeait inconvenante étant donné la différence de leurs milieux sociaux respectifs. Et puis son Jeff, beau comme il était, elle n’aurait pas voulu se le faire piquer par une vieille dame à la recherche de sensations fortes ! Mais cette jalousie s’évanouit dès sa première rencontre avec Eve. Elle apprécia la femme cultivée, délicate et d’une grande simplicité qui, bien plus âgée qu’elle, lui prodiguait toujours de bons conseils même si elles appartenaient à des mondes qui ne se côtoyaient pour ainsi dire jamais. Jeff, quand il avait eu connaissance de l’amitié liant Eve à Nadia n’avait pas hésité à téléphoner à son amie pour en savoir un peu plus. Eve avait alors brossé un portrait élogieux de la jeune femme qu’elle lui recommanda chaudement. Elle insista notamment sur ses qualités sportives, et en particulier sur ses dons de rochassière qu’elle qualifia d’exceptionnels. À la question toute naturelle de savoir pourquoi une grimpeuse de son niveau avait besoin d’un guide, Eve ne lui avait pas caché que c’était simplement parce qu’elle n’avait aucune expérience de la haute montagne et qu’elle ignorait tout de l’escalade sur neige ou sur glace.

    Dès leur arrivée dans le restaurant, Jeff et Léa furent reçus par un maître d’hôtel obséquieux qui les conduisit à pas mesurés dans un salon richement décoré de toiles magnifiques, des huiles réalisées par un peintre de notoriété internationale qui exposait régulièrement dans l’établissement. Nadia les attendait, mollement enfoncée dans un fauteuil de cuir fauve, un jus de tomates posé devant elle sur un guéridon au design futuriste. Dès qu’elle aperçut ses invités, elle se leva et vint à leur rencontre, un franc et sympathique sourire accroché à ses lèvres couvertes d’une légère touche de rose du plus bel effet. Nadia était une très jolie trentenaire aux cheveux bruns coupés très courts et aux yeux noisette pétillants de malice. Physiquement, c’était un modèle de poche. De petite taille, elle était mince sans être maigre, bien proportionnée. Elle portait un jean taille basse troué qui laissait voir son nombril et un tee-shirt noir trop court à manches trois-quarts à l’effigie des Pink Floyd et de leur célèbre tube « MONEY ». Ses vêtements laissaient percevoir les contours d’une musculature harmonieuse et tonique. Une sportive à n’en pas douter !

    Après quelques banalités incontournables, leur hôtesse les invita à prendre un verre avant de passer à table. Dès les premiers mots qu’elle prononça avec un accent helvétique tout à fait savoureux, Jeff tomba sous le charme, séduit qu’il fut par l’entrain et la bonne humeur que dégageait ce petit bout de femme au caractère apparemment bien trempé. Nadia profita de ces quelques minutes pour se présenter. Elle était la fille d’un banquier suisse, Armand Duplessis, installé dans les environs de Genève. Décédé relativement jeune en compagnie de son épouse dans un effroyable accident de voiture, il lui avait laissé un pactole des plus rondelets qui la mettait à l’abri de la misère jusqu’à la fin de ses jours. Nadia n’avait jamais manifesté de goût exacerbé pour les études ni pour le travail et elle se contentait de croquer la confortable manne qui lui était tombée du ciel, passant le plus clair de son temps à courir le monde à la recherche de défis sportifs : escalade, canyoning, etc… Que des « trucs » à risques comme elle se plaisait à le dire en affichant un séduisant sourire. Pendant que la demoiselle folâtrait d’un continent à un autre, son frère Nelzyr, un homme d’affaires aussi talentueux que redoutable, se chargeait de faire fructifier le patrimoine familial. Elle s’accommodait volontiers de cette situation d’autant que les bénéfices générés par les placements que faisait ce cher Nelzyr lui rapportaient suffisamment pour lui permettre de mener une vie agréable, à l’abri des soucis matériels. Sur le plan escalade, elle se décrivit comme une habituée des falaises et des murs artificiels, ce qui lui avait permis d’atteindre un excellent niveau technique, mais pas du tout comme une alpiniste au sens propre du terme. Son expérience du milieu montagnard était quasi nulle et elle souhaitait pallier cette lacune pour une raison bien précise. Ses pérégrinations aux quatre coins de la planète lui avaient fait découvrir des parois vierges, de toute beauté, mais difficilement accessibles sans une solide expérience de la haute montagne. Elle avait donc besoin de se former aux techniques propres à cet environnement pour assouvir pleinement sa passion de la grimpe sur des terrains de jeu encore inviolés. D’ailleurs si Jeff était disponible, elle serait ravie de le compter parmi ses équipiers pour une prochaine expédition, proposition qui déplut fortement à Léa qui ne voyait pas d’un bon œil son cher et tendre s’éloigner de la maison pour courir le monde en compagnie de cette petite fille riche et plutôt séduisante. Jeff ne releva pas la proposition et continua à l’écouter attentivement, subjugué par tant d’énergie et d’envie concentrées dans ce corps si frêle. Dès qu’elle eut terminé son monologue, il entreprit de lui présenter le catalogue des courses qu’il réservait à ses nouveaux clients. Il avait à peine commencé à débiter son discours qu’elle l’interrompit pour les inviter à passer à table dans la salle de restaurant jouxtant le bar, comme si les prestations classiques de Jeff ne l’intéressaient pas. « Curieuse réaction ! » s’étonna le guide sans se laisser toutefois décontenancer.

    Le maître d’hôtel les introduisit dans une immense salle ovale dans laquelle étaient dressées des tables oblongues largement espacées les unes des autres afin de préserver l’intimité des convives. Les murs étaient couverts de draperies vert d’eau magnifiques. Des plis savamment ordonnancés se perdaient élégamment dans le tissu dont le galon à franges cendrées et à glands caressait doucement le sol. De larges baies vitrées ouvraient sur un merveilleux jardin où plantes exotiques multicolores, fougères et palmiers se faisaient une âpre concurrence pour attirer l’œil des clients. Plusieurs cascades parcouraient cet Eden, chantant leur douce mélopée et apportant une note de fraîcheur à cette végétation luxuriante. Léa, qui jusqu’à présent n’avait pas ouvert la bouche, s’extasia devant la magnificence des alamandas et autres balisiers ce qui détourna un temps la conversation sur La Martinique, l’île aux fleurs, où ces variétés indigènes prolifèrent pour le plus grand bonheur des touristes, en tout cas ceux qui sont sensibles aux beautés de la nature. Jeff, écologiste intelligent donc apolitique, ne rata pas l’occasion de faire remarquer que l’homme s’ingénie à détruire chaque jour un peu plus ces beautés par des comportements irresponsables.

    Ils s’assirent à la table qui leur était réservée et dégustèrent religieusement une escalope de foie gras de canard à la rhubarbe confite aux bourgeons de cassis agrémentée d’un Sauternes à la robe d’un or profond. Cette entrée en matière mit leurs papilles en transe. Ce fut le moment que choisit Jeff pour revenir aux affaires qui l’intéressaient : l’apprentissage de Nadia à la haute montagne puisque telle était la raison de leur présence en ces lieux. Comme il avait coutume de le faire pour chaque nouvelle cliente qui souhaitait s’adjoindre ses services, il commença par présenter ses prestations classiques. Il n’eut que le temps de dire trois mots. La jolie Nadia lui coupa très sèchement et très impoliment la parole pour lui annoncer sans ambages qu’elle voulait se rendre dans les Grandes Jorasses. Jeff faillit s’étrangler et ne put s’empêcher de lui faire répéter. Il avait bien entendu : Les Grandes Jorasses ! Rien que ça ! Il demeura un instant KO, touché en pleine face par un uppercut terrible. « Et par quelle voie, s’il vous plaît ? » demanda-t-il avec curiosité et un brin de malice. La réponse qu’il reçut s’apparenta à un direct qui l’envoya au tapis pour le compte. « Une voie qui reste à ouvrir. Une première ! » Jamais client ne lui avait fait une demande aussi abracadabrante avec un aplomb pareil. Encore tout abasourdi, il lui demanda où se trouvait cette voie non encore explorée dans cette immense face nord que seuls les alpinistes les plus aguerris osent affronter. Elle expliqua alors qu’il s’agissait d’un itinéraire situé à droite de la voie Heidi, sur l’éperon Marguerite. Leur progression emprunterait d’abord des couloirs de neige et de glace très raides. Elle prendrait ensuite à son point le plus bas le pilier rocheux en forme de S qui descend du sommet de cette pointe située à l’extrémité Est de la sévère muraille, frontière naturelle entre la France et l’Italie. Jeff visualisa immédiatement l’itinéraire qu’envisageait Nadia dans cette colossale barre de glace et de roc qu’il connaissait par cœur pour l’avoir escaladée à maintes reprises avec son ami Paul, guide à la Compagnie de Chamonix. Il y avait effectivement une possibilité d’ouverture en suivant au plus près le fil de cet énorme pilier. Ce serait sans aucun doute une voie d’une très grande difficulté et rien ne lui disait que cette fille, aussi bonne grimpeuse qu’elle se prétende, soit à même de venir à bout d’une telle entreprise. Ce genre d’escalade ne pouvait être que d’une exigence extrême et l’engagement aussi bien mental que physique serait total. Cette fille ne se rendait pas compte de ce qu’elle demandait. Il s’apprêtait à lui opposer un refus catégorique quand subitement son visage se rembrunit.

    Un souvenir douloureux venait de remonter à sa mémoire. Trois mois auparavant, en tout début de saison estivale, deux cordées d’alpinistes suisses avaient tenté d’ouvrir la voie que décrivait Nadia. Ne voulant pas se faire « piquer » leur projet par des concurrents, ils avaient tenu à garder le secret le plus absolu sur leurs intentions. Ainsi, personne n’avait été informé du but qu’ils s’étaient fixé, pas même le gardien du refuge de Leschaux à qui ils avaient déclaré se rendre dans la voie « Heidi », une voie classique des « Grandes Jo ». Ce n’est que dans la matinée, en assurant sa mission de surveillance, que celui-ci s’était rendu compte que les quatre hommes avaient d’autres intentions que celles effectivement déclarées. Lorsqu’au moyen de ses jumelles il les avait enfin repérés, ils n’étaient pas dans « Heidi ». Ils n’étaient en fait dans aucun itinéraire connu. Ils ouvraient une nouvelle voie. Il avait suivi avec anxiété leur progression toute la journée. En fin d’après-midi, les deux cordées n’avaient gravi qu’un tiers de la paroi. Ils étaient lents. Etait-ce en raison des difficultés rencontrées ou par défaut de technique ? Le jeune gardien, franchement préoccupé par cette situation, prit la sage décision d’avertir le Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne de la présence des quatre hommes dans ce secteur encore vierge. L’heure étant relativement avancée, les gendarmes l’assurèrent d’une rotation en hélicoptère sur la zone dès le début de la matinée du lendemain qui s’annonçait radieuse au moins jusqu’en début de soirée. Au-delà, la météo prévoyait une forte dégradation du temps, la bulle anticyclonique qui s’était installée depuis plusieurs jours sur le pays se dégonflant comme peau de chagrin. Des orages violents, accompagnés de bourrasques de vent du Nord, étaient attendus sur le massif, avec pour conséquence une dégringolade des températures, l’isotherme zéro degré descendant à deux mille cinq cents mètres. Cet épisode orageux laisserait la place à un temps couvert avec d’importantes chutes de neige.

    Le deuxième jour, en altitude, le soleil régnait encore en maître dans l’azur du ciel, limpide comme l’eau qui jaillit de la source, fraîche, pure, sans souillure. Comme prévu, l’hélicoptère avait effectué une vacation sur les Jorasses en milieu de matinée. Après plusieurs passages, il avait réussi à localiser les deux cordées. Elles avançaient toujours très lentement. À cet instant, les quatre hommes étaient en bagarre avec un énorme dièdre barré en son sommet par un surplomb gigantesque, un toit fracturé en son milieu par une large fissure. Ils étaient seulement à mi-hauteur de la face. Ils firent pourtant signe au pilote de l’Alouette 3 que tout allait bien. L’hélicoptère les abandonna donc à leur sort mais les sauveteurs n’avaient pu s’empêcher, sans mot-dire, de penser qu’ils assistaient là aux prémices d’une nouvelle tragédie. Ce même soir, la dernière fois qu’ils avaient été aperçus par le gardien du refuge, il leur restait encore un bon tiers de l’éperon à gravir. La météo ne s’était hélas pas trompée. À partir du milieu de l’après-midi le changement de temps prévu s’était manifesté. De longs cirrus filamenteux avaient progressivement envahi le ciel précédant de lourds cumulus qui avaient éclaté en déversant des trombes d’eau. L’orage fut d’une rare intensité et dura sans discontinuer plus de trois heures. Les éléments se calmèrent enfin pour laisser la place à une couverture nuageuse dense de laquelle s’échappèrent bientôt de gros flocons qui blanchirent les parois. Ce mauvais temps dura trois jours entiers, sans la moindre éclaircie qui eut permis d’envisager une tentative de secours.

    Le quatrième jour, enfin, une trouée autorisa une cordée à se rendre au pied de la face. Elle retrouva trois des quatre corps ensevelis sous plusieurs centimètres de neige. Ils étaient éparpillés sur le glacier, à plusieurs centaines de mètres les uns des autres, comme si, dans le groupe, chacun avait joué sa carte personnelle. La dernière dépouille, elle, ne fut jamais retrouvée malgré la mise en œuvre de moyens humains aussi onéreux qu’inutiles. Le malheureux avait sans doute été englouti par une crevasse. D’après les constations que fit la Gendarmerie, les trois hommes avaient visiblement battu en retraite, vaincus par la fureur des éléments déchaînés. Ils avaient réussi à rejoindre le glacier mais là, épuisés par une descente dans des conditions apocalyptiques, ils étaient vraisemblablement morts de froid et d’épuisement. Pourtant bien des questions restaient en suspens. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’ils se séparent ainsi ? Cette situation paraissait invraisemblable. Ils avaient visiblement fait le plus dur et le plus périlleux : revenir au pied de la face. Alors pourquoi s’être décordés et surtout s’être séparés au lieu de rejoindre ensemble, en se soutenant les uns les autres, le refuge tout proche ? Pourquoi avaient-ils abandonné leurs sacs à dos et leur corde de rappel. Ce drame gardait des zones d’ombre sur lesquelles il serait probablement difficile de faire la lumière un jour. A moins que…

    Un silence gênant s’était installé à table. Jeff fixait Nadia mais ne la voyait pas. Il était ailleurs. Devant ses yeux défilaient les articles de journaux qui avaient relaté cette tragédie. Sa tête résonnait des propos de Simondi, le commandant du Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne, pour qui cette affaire cachait quelque chose de suspect. Il n’avait pas pu poursuivre ses investigations comme il l’aurait souhaité. Les Suisses avaient souhaité récupérer les dépouilles au plus vite, les quatre victimes appartenant à la haute société helvétique, des VIP. Alors… Il fut sorti de sa perplexité par la voix claire et enjouée de Nadia.

    – Alors, mon idée vous séduit-elle ?

    – En aucune manière, rétorqua abruptement Jeff dont le visage s’était assombri.

    – Ça veut dire non ! s’écria la jeune femme qui s’attendait à un autre accueil de la part d’un guide de la trempe de Jeff.

    – Vous ne vous attendiez tout de même pas à une autre réponse de la part d’un individu sensé. C’est tout de même incroyable, vous me dites que vous n’avez aucune expérience de la haute montagne, que vous voulez découvrir ce milieu, ses techniques, et… et vous voulez tout de suite vous lancer dans l’une des faces les plus redoutables du massif. Vous êtes ridicule, mademoiselle, enfin… votre proposition est ridicule, se reprit-il. Vous ne vous rendez pas compte de ce que sont Les Grandes Jorasses !

    – Vous n’êtes pas loin de me traiter de cinglée ! s’offusqua-t-elle.

    – Cinglée, non, je ne me permettrai pas, mais inconsciente, oui !

    – Et si je mets beaucoup d’argent sur la table, est-ce que cela pourrait vous faire changer d’avis ?

    – De l’argent à titre posthume, non merci !

    – Je m’attendais à une autre réaction de la part d’un guide aussi talentueux, soi-disant exceptionnel. Mais peut-être ne sont-ce que racontars et balivernes. Lorsque j’en informerai mon amie Eve, elle sera très déçue, peut-être même fâchée.

    – Soyez raisonnable, Mademoiselle. Savez-vous que cette ascension a déjà été tentée par quatre de vos compatriotes il n’y a pas plus de trois mois. Et vous connaissez l’épilogue : Ils ont tous péri dans cette tentative. Et on n’a retrouvé que trois corps. Le quatrième, la montagne le rendra quand elle voudra !

    – Je le sais, répondit-elle perdant tout à coup sa belle assurance et en baissant les yeux pour dissimuler une réelle émotion à l’évocation de ce drame.

    – Il semblerait que cette histoire vous bouleverse, insista Jeff qui avait manifestement mis le doigt sur une blessure non encore cicatrisée. Dites-moi vraiment pourquoi vous voulez aller là-haut, ça sera plus simple ?

    – Puisque j’y suis obligée… J’ai perdu un être cher dans cette tragédie et je me suis juré de faire cette voie, en hommage à Bertrand, mon fiancé, celui dont le corps n’a jamais été retrouvé.

    – Nous y voilà. Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite ?

    – C’est ma vie privée et elle ne vous regarde pas. Je vous paie et vous me servez de guide ! C’est à prendre ou à laisser, lança-t-elle sur un ton à nouveau agressif qui n’admettait pas de réplique.

    – Et moi c’est ma vie tout court que je ne veux pas exposer avec une jeune écervelée dans votre genre ! Au revoir, Mademoiselle, répondit Jeff du tac au tac tout en se levant pour quitter la table sans autre forme de procès.

    – Attendez, excusez-moi, se reprit-elle, immédiatement radoucie et certainement honteuse de la virulence de son propos. Je peux vous proposer quelque chose de… disons raisonnable ? ajouta-t-elle après quelques secondes de réflexion.

    – Dites toujours et puis je verrai si nous avons la même acception de l’adjectif raisonnable, accorda Jeff d’un ton magnanime sans pour autant se rasseoir.

    – Auriez-vous une belle escalade à me proposer, typique de la région, avec des passages difficiles, mais pas trop engagée pour ne pas vous mettre en danger. Vous pourriez me juger en toute sécurité. Après, nous aviserions…

    – Je dois reconnaitre que cette perspective me convient mieux, reconnut Jeff tout en se rasseyant.

    – Alors où allez-vous m’emmener ? demanda-t-elle avec une impatience qu’elle ne chercha en aucune manière à dissimuler.

    – La face Ouest des Petites Jorasses, répondit Jeff sans hésitation. C’est une belle face depuis laquelle vous pourrez admirer tout à loisir la face Nord des Grandes Jorasses. Question difficultés, ce n’est pas extrême, mais c’est soutenu et typiquement chamoniard, avec des dièdres, des dalles, des cheminées. Enfin, tout un programme pour vous initier à la haute montagne !

    – Parfait. Votre prix sera le mien.

    Le repas se termina dans une ambiance plus détendue, même si Jeff ne put se départir d’une certaine méfiance vis-à-vis de cette fille qui croyait qu’avec son fric elle pouvait tout se payer, même les plus folles extravagances. Ce fut en grande partie grâce à Léa que l’atmosphère s’allégea. En fine psychologue, elle réussit à faire confesser à Nadia son goût immodéré pour l’art moderne. Elle détourna habilement la conversation sur la dernière exposition qui venait d’ouvrir ses portes à Genève et à laquelle participaient les plus grands artistes contemporains. À la fin du déjeuner les deux jeunes femmes, dans un courant de sympathie partagée, avaient formé le projet de s’y rendre prochainement.

    Pour l’heure, Jeff se trouvait à quelques encablures du refuge de Leschaux avec une cliente qui éprouvait toutes les peines du monde pour rejoindre le pied des échelles qui débouchent sur la plateforme supportant le bâtiment. Ce comportement le plongeait dans la plus extrême perplexité quant à la réussite du programme allégé qu’il avait lui-même proposé. Cette fille lui apparaissait de plus en plus comme une personne superficielle et peut-être même une petite menteuse. Pourtant, il connaissait bien Eve et elle ne lui aurait jamais raconté des salades au sujet de cette jeune femme à laquelle elle portait manifestement une très grande affection. C’était impossible, pas elle !

    La face Ouest des Petites Jorasses par la voie Contamine n’est pas ce que l’on peut appeler une entreprise extrême, mais il y a tout de même quelques longueurs où il faut s’employer rudement pour en venir à bout. Et le manque évident de condition physique qu’affichait à cet instant précis la jolie Nadia n’était pas de nature à le rassurer sur la suite de leur expédition. Il tentait toutefois de relativiser la situation en se disant qu’à plus de deux mille mètres et sans période préalable d’acclimatement à l’altitude, ce manque d’énergie pouvait être tout à fait

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