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Ce qui ne tue pas
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Ce qui ne tue pas
Livre électronique275 pages4 heures

Ce qui ne tue pas

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À propos de ce livre électronique

Etienne, la quarantaine, est un universitaire apprécié qui profite d’une vie relativement paisible, jusqu’au jour où tout ce qui construisait la banalité d’une existence subit une série d’intrigues où se mêlent la trahison, la vanité, le passé et l’amour. De quoi devenir fou. Mais Etienne ne ressent ni mal, ni passion, ni émotion.
LangueFrançais
Date de sortie3 juin 2020
ISBN9782312073545
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    Ce qui ne tue pas - Ollivier Errecade

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    Ce qui ne tue pas

    Ollivier Errecade

    Ce qui ne tue pas

    (roman)

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2020

    ISBN : 978-2-312-07354-5

    Primo

    Je parlais de l’ingratitude du sentiment amoureux, avec des mots simples, dans l’espoir d’être le plus précis possible. On peut faire le beau, on peut faire de l’esprit, se taper sur le cœur ou jouer sur la corde des émotions pures, déballer les grands émois, tout ça. On peut se raconter des tas d’histoires, imaginer qu’on ne sortira pas de la route, mais le désir demeure, implacablement présent, chevillé au corps. Rien n’existe en réalité que l’ambition de l’alimenter, de le faire grandir, le satisfaire. Rien ne ralentit ses élans, nul cynique barrage, nulle pauvre résolution de l’âme. Le désir nous asservit, nous consume lentement. Puis il se retire brusquement, comme la vague à la fin des marées, laissant derrière lui des montagnes d’emmerdements.

    J’exposais ce genre d’arguments, nourrissant encore quelques illusions en cette fin d’hiver précoce. Les premiers boutons perçaient l’extrémité des branches sous le vol renouvelé des oiseaux migrateurs. Ils arrivaient par vagues avec quelques semaines d’avance. Les gens paraissaient surpris par la douceur de l’air, et les plus avisés trouvaient des raisons de se plaindre en prédisant l’Apocalypse. Personnellement, je ne voyais pas d’inconvénient à voir l’hiver desserrer son étreinte, si ce n’était les poussées foudroyantes des pelouses auxquelles il faudrait bientôt accorder une tonte régulière, ce qui à vrai dire tombait plutôt mal. Je manquais cruellement de temps. N’avais que peu d’énergie à leur consacrer. Quoi qu’il en soit je couvais encore quelques illusions. Celles d’un père n’ayant pas tout à fait renoncé à accomplir au mieux sa mission, son humble, sa périlleuse mission.

    Clara avait passé le week-end avec nous, deux petits jours, le temps de se rendre compte que son idylle de l’été dernier n’était qu’un roublard, un malhonnête, un vil hypocrite, et de baisser les bras de découragement sous le poids de ses naïvetés. Un menteur, un sale félon.

    – Je crois à la fin qu’il me faudra renoncer à trouver quelqu’un de bien, fit-elle d’une moue vaguement fataliste, comme écrasée par la désillusion – la énième en la matière. Ou bien suis-je trop gentille. C’est mon grand défaut. J’en suis parfaitement consciente. Trop gentille…

    J’aurais également pu disserter sur la candeur d’un jugement aussi ferme, aussi définitif, assurer tout en prenant sa main qu’à son âge on n’est à la fin de rien, en dépit de ce qu’elle croyait. J’aurais pu expliquer que les choses ne faisaient que commencer, qu’elle se situait au début de tout, qu’elle venait tout juste de poser le pied sur la ligne de départ. Au début de tout, fusse aussi des désillusions… Mais je me contentai de lui proposer quelque chose à boire pour l’encourager à vider son sac – occuper par la même occasion l’heure qui restait à tuer avant de la ramener à l’aéroport – et lui suggérai d’accepter de penser que la gentillesse n’est pas forcément un défaut, pas obligatoirement une faiblesse, aussi mal payée fût-elle. Elle accepta une eau gazeuse. J’imitai son choix, remettant à plus tard l’absorption de quelque alcool. Elle observa le pétillement des bulles durant quelques secondes.

    – Je n’irai pas contre ma nature, je ne vais pas me dresser contre ce que je suis, et je veux bien t’entendre, papa. Mais dis-moi, dis-moi sincèrement si au fond de toi tu es convaincu que la gentillesse puisse ne pas être une tare ? As-tu, une fois, une seule fois, gagné quelque chose à être gentil ?

    J’appréciais sa façon de s’exprimer. Cette jeune femme n’était pas comme les filles de son âge, elle était différente des autres, de toutes les autres, si différente de sa cadette pour qui les mots n’avaient pas grande valeur, pas grande tenue (les mots et encore moins ce genre de considérations, d’épanchements mélancoliques), sa petite sœur avec qui de telles conversations, de telles complicités n’avaient jamais été possibles, ni de près ni de loin. J’appréciais vraiment nos échanges.

    La seule chose à faire était d’être franc, d’avouer sans détour que ça faisait bien longtemps que je n’imaginais plus faire partie de la caste des gentils, de ces fronts baignés de rayons dorés, d’une quelconque forme d’empathie. La vérité était que je pouvais quelquefois me contraindre, faire illusion à l’occasion, mais cela n’était qu’un rouage, une mécanique huilée, cela n’était qu’un jeu, une forme d’hypocrisie calculée. Car la gentillesse, vois-tu, c’est une chose qui se donne sans attendre, sans rien espérer en échange, tendre une main, glisser un sourire, un compliment, prêter une oreille ou une épaule sans se dire qu’on te baisera les pieds pour autant, ou que cela te sera rendu, tôt ou tard. La gentillesse, Clara, c’est comme l’amour. Une brindille dans l’eau qui court, une feuille qui tombera de l’arbre, une chose fragile qui fait souffrir les cœurs purs, les cœurs sensibles comme le tien. Mais tu as du temps. Tu as tout ton temps. Un jour ou l’autre tu te rendras compte que tu n’éprouveras plus ce besoin, que tu n’auras plus la force de t’essayer à la gentillesse. C’est comme ça. La vie exige ce genre de renoncements. On appelle ça l’expérience, la première marche vers la vieillesse. Reste telle que tu es. Aime ta douleur. Jouis de ça, ma douce. Tu verras, certaines défaites auront le parfum des plus grandes victoires. Minuit sonnera bien assez tôt, Cendrillon.

    Clara manipulait son verre en le faisant tourner entre ses doigts fins, comme si sa transparence contenait la réponse de l’énigme, la clef du mystère.

    – Mais toi, papa. Tu es un homme bien, toi.

    Je me répète, sa façon de s’exprimer me plaisait, une multitude de choses en elle me comblaient. Cela ne m’empêchait pourtant pas de considérer certaines de ses errances, certaines de ses insistances d’un œil gris – désabusé parfois –, certains de ses choix comme de vrais poisons mortels. Elle s’était mise en tête d’embrasser la même carrière que son père, son gentil papa. J’avais mille fois tenté de l’en dissuader, mille fois démontré que l’époque n’était plus à ce genre de métiers, ou de vocations, mais elle n’en démordait pas, elle ne lâchait pas prise. Et les choses étaient sérieusement engagées à présent. Il aurait été difficile de faire marche arrière. Bref, pour en revenir à nos moutons, je concédais que je ne savais pas exactement à quoi m’en tenir lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est un type bien.

    – Eh bien, je dirais que c’est quelqu’un qui ne ment pas comme un arracheur de dents, qui communique ses sentiments, un homme qui a le courage de te quitter avant de te tromper.

    Sa réponse me déçut toutefois. Elle me laissa sur ma fin, malgré tout le bien que je pensais d’elle. Je la regardai en laissant à mon tour passer quelques secondes, je la regardai se débattre dans un nouvel accès de douleur.

    – C’est finalement assez simple d’être un type bien. À t’entendre ça tient à peu de choses.

    – En tout cas, ça peut commencer par ça. Être honnête même si tu décides de faire du mal à ceux qui t’aiment.

    – Le choses ne sont pas aussi simples, Clara. Peut-être la vie est-elle un poil plus compliquée ? Enfin, je ne sais pas exactement. Je ne suis plus tellement dans le coup. Toutes ces années de vie commune avec ta mère m’ont éloigné de ces questionnements. Je n’en suis pas mécontent, tu peux le croire.

    Elle ouvrit la bouche et la referma aussitôt en clignant rapidement des yeux, comme pour lutter contre une subite envie de verser une larme. Nous avons tous nos petites misères, des lézardes sur nos murs, de la charpie dans nos sourires, nous connaissons tous ça, mais je jouais le jeu, je respectais sa détresse. À peine tentai-je de la tempérer dans ces instants de dérive, sans jamais la dénigrer. Ç’avait été un exercice difficile au début mais c’était désormais devenu une sorte de réflexe. Dix ans que ça durait. Je ne l’avais jamais vue amoureuse sans verser de larmes. Une vraie fleur fragile, une fontaine de mélancolie. J’aurais voulu qu’elle ait plus de nerf dans ses amours, qu’en la matière elle s’arme de cette hargne, cette opiniâtreté qu’elle affichait dans la poursuite de ses études, dans sa volonté démesurée de suivre une carrière identique à la mienne. Tout l’inverse de sa sœur, l’exacte opposée de Salomé qui déboula alors comme un grand coup de vent, comme une tornade brune capable de tout écraser, tout aplatir, à commencer par la conversation que nous tenions, Clara et moi. Elle retira son écouteur vissé dans son oreille tout en rajustant le nœud d’une serviette de bain nouée sur sa poitrine.

    – Tu n’oublieras pas de remplir le chèque pour le club. Je ne tiens pas tellement à être rappelée à l’ordre, une fois de plus.

    Clara m’embrassa tendrement au moment de confier sa carte d’embarquement à l’hôtesse. Le col de ma chemise absorba pour l’occasion une grosse larme lourde, ronde, pleine de tristesse, qui roulait de nouveau sur sa joue. Puis elle sourit pour s’excuser, tout en reniflant dans son écharpe.

    Le ciel au-dessus des pistes était lumineux, mais je savais que les gloires du ciel n’irradient pas forcément nos fronts de bonnes nouvelles.

    ***

    Je rentrai par la route de l’Institut pour éviter les bouchons du dimanche soir. Les travaux du bâtiment central étaient terminés depuis Noël, et il ne restait plus que quelques grues dressées comme des vigiles désincarnés au-dessus des toits des constructions annexes, immobiles, avec leurs lumières scintillantes. La dernière tranche était lancée et mon nom tenait toujours la corde pour prendre la présidence de la chose. Certains de mes collègues – je ne parle ni des envieux, ni des médisants, ni des mauvais coucheurs avec qui j’avais fort à faire depuis que la rumeur de ma nomination avait contaminé l’air de la fac, singulièrement empoisonné leur vie, balayé leurs espérances, leurs ambitions, leurs rêves de sommets, et de la part desquels je m’attendais chaque jour à recevoir un sale coup bas, un bâton dans les roues, un croque en jambe – certains de mes collègues, donc, lisaient dans cette promotion une forme de juste reconnaissance, la promesse d’une nouvelle vie pour moi, et m’en félicitaient déjà à demi mots. J’opinais en refusant à part moi de viser si loin, incapable que j’en étais, incapable de songer une seconde qu’une vie puisse fondamentalement changer comme ça, au gré d’un poste, d’une nouvelle fonction, si flatteuse soit-elle. Je ne me berçais guère d’illusions sur ce point. Tout au plus avais-je suggéré à Elsa de faire établir des devis pour réparer la toiture qui fuyait toujours davantage quand les pluies du sud s’abattaient sur nos têtes, et pour faire creuser une nouvelle piscine qui, pour sa part, fuyait tout court. C’étaient la plus vieille toiture et la plus vieille piscine du quartier. Quand j’étais gosse – bien avant l’héritage – la maison était une des seules bâtisses du plateau. On pouvait contempler la ville en bas, comme du sommet d’un désert. Aujourd’hui, les vignes et les blés dans lesquels Elsa et moi avions usé nos étés à tracer nos infinis labyrinthes de gosses, tout cela avait disparu. Le plateau était devenu un quartier résidentiel, très prisé, très chic, avec ses chemins privés, ses portails à codes – armés de gardiens par endroits –, ses courts de tennis, ses pelouses parfaites, ses façades immaculées. Seule la vieille église en bois avait été épargnée. La vieille église et quelques maisons, dont la nôtre.

    Elsa était assise dans la pénombre, un verre à la main. Elle semblait m’attendre. C’était son vin blanc préféré, que je reconnus à sa couleur malgré le peu de lumière dans la pièce. Salomé s’était enfermée dans sa chambre, comme chaque soir avant le repas, sans doute en grande conversation avec l’un de ses écrans, et ses écouteurs collés aux oreilles. La maison aurait pu s’écrouler, la ville entière fondre dans un abyme de feu, elle n’aurait pas bronché, ne se serait aperçu de rien. Son monde était un tout petit monde, un monde minuscule, sans magie, sans grands secrets. Salomé était une des plus étranges personnes que je connaissais. L’avoir conçue, l’avoir vue naître, l’avoir nourrie et regardée dormir, grandir, tout ça n’y faisait rien. Cette gamine m’était objectivement insaisissable. Elsa n’était pas si inquiète. Elle pensait pour sa part que tout finirait par rentrer dans l’ordre, que Salomé n’était pas si étrange ni si bizarre que ça, qu’il fallait se contenter de l’aimer, que c’était la seule, la meilleure chose à faire. Son dos était parfaitement droit, légèrement cambré, comme quelqu’un qui cherche à prendre son souffle, ou bien à vous sauter à la gorge. C’est du moins l’impression qu’elle donna au moment où je m’installai pour partager avec elle un verre de ce magnifique vin blanc, bien décidé à laisser la soirée s’installer doucement.

    Elsa n’était cependant pas de cette humeur.

    J’aurais dû me fier à ma première impression, m’en apercevoir tout de suite, savoir décrypter la position de son corps, ses gestes, me souvenir à quel point cette femme pouvait être surprenante, que ses ressources étaient inépuisables et que son sang froid s’était révélé épouvantablement efficace en de nombreuses occasions. Tout cela m’avait très vite et très tôt lié à elle. C’était un sentiment qui allait bien au-delà de l’histoire commune de nos familles. Elsa était une enfant forte, sûre d’elle, volontiers bagarreuse quand il le fallait. Elle aimait bien ça, la castagne, quand nous étions gosses. Personne ne l’avait jamais vue tourner le dos au danger. Il paraît que c’était dans son sang, qu’elle tenait ça de ses grands-parents. Il paraît qu’ils ouvrirent grand la porte et qu’ils allèrent au devant des miliciens. Il paraît qu’en face de leurs regards les salopards baissèrent les leurs et n’osèrent pas aller fouiller le reste de la ferme. Je crois que j’ai toujours admiré cette fille. Des siècles et des siècles semblaient être passés, ce sentiment n’était plus si évident, plus si prégnant, mais je savais ce qu’il en était. Ce genre d’histoire, c’est comme le soleil au-dessus des nuages. Le ciel a beau peser lourd certains jours, vous savez que quelque chose brille au-dessus, que ce quelque chose, rien ne pourra l’éteindre. Et c’était plutôt bon certains jours. Il m’arrivait encore de tendre la joue, de ressentir cette douce chaleur, comme une caresse, un souffle léger. C’était vraiment bon certains jours.

    Elle me laissa porter le verre à mes lèvres, apprécier la première gorgée. Puis sa voix jaillit, calme et blanche, annonçant qu’elle allait partir.

    J’aurais pu faire le naïf, faire comme si ses mots voulaient dire autre chose, comme si elle était en train de m’informer qu’elle avait décidé de se remettre à la cigarette, par exemple, et qu’elle allait partir en quête d’un débit de tabac encore ouvert dans ces heures étirées d’un dimanche de printemps précoce. J’aurais pu faire cent autres choses pour ne pas l’entendre, lui donner une chance de revenir sur ces mots. Mais je me tus, décidant en une fraction de seconde de ne pas faire injure à son intelligence. Ni à la mienne. J’accusai réception.

    Donc Elsa annonçait qu’elle me quittait. Qu’elle se barrait, mettait les voiles. Que ce toit qui fuyait par endroits sous les assauts des pluies poussées par les vents du sud ne serait plus le sien, bientôt, tout à l’heure ou demain.

    – T’es-tu regardé vivre ces derniers mois ? Donne-moi une seule bonne raison de ne pas partir.

    Notre vie sexuelle était absolument honnête, parfaitement accomplie, sans traversées du désert, sans disettes ni pannes sévères. Cet argument n’avait aucune chance de faire le poids mais je tentai ma chance.

    – Il s’en trouve au coin de chaque rue, des types qui baisent correctement. Il en est même qui n’hésitent pas à faire profiter de leur talent aux premières venues. Sois donc un peu sérieux… Tu as besoin d’ouvrir les yeux, mon ami.

    Son allusion était claire. D’ailleurs, ce n’était pas une allusion.

    J’avais trompé Elsa l’année dernière. Plus ou moins. C’était la première et l’unique fois. J’avais longtemps imaginé que ce genre de petites trahisons arriveraient plus tôt. Je m’étais longtemps méfié d’un sourire féminin, d’une démarche, d’un numéro de téléphone déposé sur mon bureau, je m’étais méfié de moi-même, durant de longues années. Puis j’avais fini par oublier que ça pouvait arriver, ce genre de choses. Passés les quarante ans sans encombres de ce genre, je m’étais sûrement dit qu’il n’y avait plus de raisons pour convoquer la garde et l’arrière-garde. Mais c’était une erreur. C’est comme une première dent, les premiers boutons sur la peau, les premiers poils pubiens, la première virée entre copains, la première désillusion, le premier, le tout premier vrai mensonge, le premier cheveu blanc : le premier adultère ressemble à ces choses-là, ça finit par vous tomber dessus, tôt ou tard.

    Pourvu que l’on ait une ligne de conduite, une vague capacité au scrupule, ou simplement qu’une forme de pensée un peu aboutie nous habite, on cherche forcément une explication. On fouille à tâtons. On aimerait trouver un interrupteur dans le noir. On se dit que l’autre, celle qui partage vos sommeils depuis tout ce temps, tous vos sommeils, on se dit qu’elle a forcément dû laisser une porte ouverte quelque part, un interstice, une faille, comme un appel d’air où la faute s’est engouffrée. On cherche dans tous les sens. Mais Elsa n’avait rien concédé à la facilité, elle n’était coupable d’aucun relâchement. Elle était là, fidèle, aimante, belle, à sa place. Il n’y avait rien à chercher de côté-là. Elsa était une épouse parfaite. Il n’y avait pas d’explication à cela, pas d’explication du tout. Ce qui s’était passé constituait une expérience déplorable.

    Par quel moyen avait-elle su ? Je m’étais appliqué à ne pas la questionner sur ce genre de détail, et je n’en savais toujours rien. J’avais accepté ce mystère en faisant amende honorable, en avouant tout ce qu’elle avait voulu savoir, presque tout, y compris que je ne m’étais pas senti si coupable que ça, à la fin, que cela aurait pu être pire, si on regardait les choses en face. J’avais certes glissé. J’avais certes posé le pied sur une mine. Mais j’avais su déjouer le piège. Cette jeune ambitieuse connaissait mes publications, elle avait tout lu, tout annoté. Elle avait relevé chaque article de presse depuis que mon nom était sorti du chapeau pour prendre la présidence de l’Institut. C’était un colloque à l’étranger, elle faisait partie du voyage. Une doctorante avec des jambes très longues, aussi longues que ses baisers, aussi longues que ses dents. Pour être franc, j’avais toujours méprisé ceux de mes collègues qui s’octroyaient ce genre de divertissements. Ces filles étaient des proies faciles, mais ces crétins, ça ne les empêchait pas de bomber le torse, comme des guerriers ivres de succès, ivres de gloire. Sérieusement, ils étaient aussi vaniteux que ridicules. Il fallait les voir. Mais ses jambes, ses mots, ses flatteries, ses doigts sur mon sexe, ce fut beaucoup de plaisir. Sa peau, le parfum de ses jeunes seins, un ravissement presque oublié. J’avais donc commencé de glisser, comme eux. Et puis j’avais quitté la chambre sans faire de bruit, en secouant la tête. C’était un grand matin de soleil et il me fallut plisser les yeux en sortant. Il me fallait aussi un café, quelque chose de chaud. Je croisais des gens, des visages. Leurs occupations avaient l’air simples, banales. Ils partaient au boulot, achetaient un journal, nourrissaient un horodateur. Ç’avait l’air de leur convenir. J’aurais aimé faire comme eux ce matin-là, m’adonner à un de ces gestes quotidiens, inutiles, évidents.

    La grande surprise de ce voyage ne fut pourtant pas de me découvrir cette fibre infidèle. Le grand enseignement de cette nuit fut malgré tout, malgré ce que je pensais de mes queutards de collègues, le grand étonnement fut de constater une absence quasi totale d’amertume, pas la moindre trace de culpabilité. J’avais besoin de voir clair, de respirer, mais je ne croulais pas sous le poids terrible de cette erreur. J’avais beau inspecter tout ça, déployer les plis de mon âme dans la lumière du matin, dans cette lumière impeccable, les murs de ma conscience restaient étonnement immaculés.

    Cela me fit presque peur.

    La première fois que j’ai pu entrevoir l’abime de mes sentiments.

    Elsa connaissait l’histoire. Elle savait que j’avais immédiatement mis un terme à cette liaison, que je l’avais étouffée dans l’œuf. Elle n’avait pas crié, pas pleuré, pas menacé, pas insulté. Elle était restée froide, presque distante, comme résignée. Sa souffrance ne manquait pas de classe en tout cas. J’étais pour ma part persuadé que nous pouvions sortir plus forts d’un pareil coup de vent. Qu’il pouvait nous soulever. Nous rendre de l’altitude.

    – Est-ce que c’est à cause de cette histoire, l’année dernière ? Est-ce que c’est pour ça que tu me quittes ? Est-ce que tu veux me faire payer ? Te venger ?

    – T’ai-je parlé de cette fille ? Enfin, cette gamine ? T’en ai-je parlé une seule fois depuis ? Tu aurais pu la sauter mille fois, t’envoyer en l’air avec la moitié de tes étudiantes, cela ne changerait rien. C’est comme ça. Je veux juste te quitter. Partir. Tu entends ?

    Il fallait cependant envisager les choses telles qu’elles étaient, les lui placer en face des yeux. Être absolument certain que nous étions bien en train de parler des mêmes choses.

    – Donc… tu t’apprêtes à jeter toutes ces années au feu, sans me donner la moindre explication ? Est-ce que c’est à cause de l’Institut ? Parce que cette affaire me préoccupe plus que tout le reste ? Parce que je suis obligé d’y consacrer mon temps, mon énergie, Elsa ? Tu sais bien que tout cela est passager, que je n’y accorde malgré tout qu’une importance relative. Accepte au moins l’idée que je fais ça pour nous. Les choses sont à deux doigts de se réaliser, mais c’est compliqué, je dois faire face.

    – Je t’en prie, arrête ça. Ne sois pas ridicule. Cela te va assez mal, du reste. Je n’ai dressé aucun bûcher, Étienne. Je ne jette rien au feu. Je chéris toutes ces années, je les aime à leur juste mesure, à leur juste valeur. Je tiens à nous féliciter pour tout ce temps passé. Mais tu as besoin d’ouvrir les yeux.

    Elle posa son verre comme une arme qui fume encore. Elle avait le sourire satisfait du tireur d’élite, qui a visé juste, proprement, qui a fait le job comme il devait le faire. Mais je parvenais encore à bouger mes doigts, à mouvoir chacun de mes membres. Rien. Aucune clarté surréelle au bout d’un couloir, aucun ange au-dessus de moi pour arracher mon âme. J’étais capable de penser, de réfléchir, capable de respirer, et quelque chose me disait que la mort devrait attendre encore avant de s’occuper de mon cas.

    Je suis demeuré longtemps à observer l’obscurité. Un reliquat de froid avait saupoudré le jardin d’un léger brouillard, la ville en contrebas. Cela faisait plusieurs semaines que ce n’était plus arrivé. Elsa n’avait emporté qu’un sac léger, et j’ai pensé que l’hiver avait absolument tenu à vêtir Elsa de son long manteau de givre.

    – Je parlerai demain à Salomé, avait-elle dit. J’irai la chercher à la sortie du lycée. J’aurai une conversation avec elle.

    – Je te laisse faire. J’aimerais seulement que tu lui en dises davantage qu’à moi…

    – Je reviendrai récupérer mes affaires très vite. Nous envisagerons les détails matériels plus tard. Ça va aller ?

    Cette ultime question fut de trop, elle gâcha un rien sa sortie. Je l’avais trouvée convaincante jusque-là, efficace dans ses effets. Mais ces trois mots avaient alourdi son jeu, ajouté une dose de pathos inutile. Cette bouche tordue, ce regard d’infirmière conventionnée furent nettement de trop. Nous n’étions plus des jeunes gens. Nous

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