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L'attrape-chance: Le récit d'un homme qui s'est battu contre le cancer
L'attrape-chance: Le récit d'un homme qui s'est battu contre le cancer
L'attrape-chance: Le récit d'un homme qui s'est battu contre le cancer
Livre électronique237 pages3 heures

L'attrape-chance: Le récit d'un homme qui s'est battu contre le cancer

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À propos de ce livre électronique

Pour lutter contre un cancer, il est prêt à tout expérimenter

C’était l’unique et dernière chance

Envahi par un cancer inguérissable, Dominique Eudes se soumet, dans la « Clinique d’expérimentation humaine » de Bethesda, aux violences d’un traitement révolutionnaire dont les résultats problématiques doivent, seule certitude dans la tempête, se payer d’effets secondaires ravageurs.
Refusant de subir son statut de patient, il entre résolument dans le camp de ses savants tortionnaires en assumant toutes les épreuves que la science va lui infliger sans jamais cesser de célébrer cette vie qui menace de le quitter. Il tisse ainsi une trame où se conjuguent la passion et la raison, l’âpreté de la douleur et la soif de vivre, le courage et la gourmandise de l’instant.

« J’ai aimé la vie passionnément pendant cette saison où elle m’a été contestée. Je l’ai aimée avec gravité et futilité, avec frivolité et fidélité, avec exigence et nonchalance. Et, comme tous les amoureux fervents, je veux croire que si je vis encore, c’est parce qu’en retour j’ai dû être quelque peu aimé d’elle. À travers tous les désirs, toutes les pulsions, toutes les émotions qui plantaient des lumières dans mon jardin dévasté, j’ai cultivé les petites vies de l’âme, et c’est ainsi que j’ai tenté d’attraper la chance. »

Un ancien condamné devenu gibier de laboratoire propose dans un style vivant, émouvant et souvent drôle, une éclatante leçon d’espoir.

L'auteur raconte avec force son parcours contre la maladie, au travers des traitements expérimentaux et des essais cliniques qu'il a subis.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- "Un type qui aime la vie comme ça, c'est rare. Et un type qui fait somptueusement l'éloge de celle-ci, c'est encore plus rare dans les époques moroses. (...) Tout cela dans une écriture souveraine, émouvante et limpide. Impeccable." (Philippe Bott, Service littéraire, décembre 2014)

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste, scénariste et écrivain, Dominique Eudes a été chef de la rédaction à Paris Match de 1985 à 1998. Après avoir vaincu un cancer pour lequel on le disait perdu d'avance, il a choisi de partager son expérience en publiant L'Attrape-chance.

EXTRAIT

Ces matins-là, j’aimais me réveiller deux fois. C’était des matins d’été en Grèce, dans l’île de Spetsai, où ma chambre ouvrait à l’est. Je buvais d’abord un demi-rêve de lumière froide. Et je me rendormais jusqu’à ce que la caresse du soleil devienne brûlure pour me faire émerger dans la violence du jour éclaté. Le signal plus doux du premier éveil venait toujours de la mer. C’était le staccato d’un moteur de caïque qui passait de gauche à droite sous la maison de Claude. Il rebondissait sur l’eau avec la jubilation têtue d’une danse à deux temps. Comme un cœur sur un tambour. Derrière les jalousies bleues qui faisaient jaillir une harpe de lumière, Thanassis passait, cassé en deux, penché par-dessus le bord de sa barque, la tête à demi enfouie dans le seau à fond de verre qui gommait les vagues et les reflets de la surface pour lui livrer les paysages noyés qu’il survolait comme un oiseau avide. Cette lucarne immergée lui permettait de débusquer les poulpes lorsqu’il arrêtait son moteur et laissait son bateau dériver lentement mais, même pendant ses déplacements d’un point de pêche à un autre, il continuait, comme un astronome fasciné derrière l’oculaire de sa lunette géante, à garder la tête dans son seau.
LangueFrançais
ÉditeurSaint-Simon
Date de sortie3 déc. 2014
ISBN9782915134766
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    Aperçu du livre

    L'attrape-chance - Dominique Eudes

    RIMBAUD

    Un peu d’eau dans mon vin

    Ces matins-là, j’aimais me réveiller deux fois. C’était des matins d’été en Grèce, dans l’île de Spetsai, où ma chambre ouvrait à l’est. Je buvais d’abord un demi-rêve de lumière froide. Et je me rendormais jusqu’à ce que la caresse du soleil devienne brûlure pour me faire émerger dans la violence du jour éclaté. Le signal plus doux du premier éveil venait toujours de la mer. C’était le staccato d’un moteur de caïque qui passait de gauche à droite sous la maison de Claude. Il rebondissait sur l’eau avec la jubilation têtue d’une danse à deux temps. Comme un cœur sur un tambour. Derrière les jalousies bleues qui faisaient jaillir une harpe de lumière, Thanassis passait, cassé en deux, penché par-dessus le bord de sa barque, la tête à demi enfouie dans le seau à fond de verre qui gommait les vagues et les reflets de la surface pour lui livrer les paysages noyés qu’il survolait comme un oiseau avide. Cette lucarne immergée lui permettait de débusquer les poulpes lorsqu’il arrêtait son moteur et laissait son bateau dériver lentement mais, même pendant ses déplacements d’un point de pêche à un autre, il continuait, comme un astronome fasciné derrière l’oculaire de sa lunette géante, à garder la tête dans son seau. Il faisait alors sa route, comme un aviateur, en se repérant sur les fonds qui déroulaient sous lui des vallées rouges, des forêts dansantes et des processions de promeneurs suspendus.

    Ce matin-là, la musique de son bateau devait être plus claire ou plus éloquente que d’habitude. Au lieu d’annoncer mon naufrage dans une nouvelle tranche de sommeil, son appel m’a maintenu éveillé et m’a soudain donné le désir d’aller moi aussi voler sans attendre dans le bleu de Thanassis.

    Sur l’escalier qui descend à la petite crique, mes pieds nus me transmettent la fraîcheur qui monte des dalles de pierre grise aux interstices blanchis à la chaux. J’attrape au passage mon masque, mes palmes, mon tuba et l’arme dérisoire de mes exploits sous-marins, une fourchette qui me sert à décoller des rochers les oursins que j’offrirai à la maisonnée pour fêter son réveil.

    Le caïque de Thanassis s’éloigne en traçant comme un rasoir une ligne parfaite sur la laque rose qui enflamme la mer. Un de mes plus grands bonheurs consiste à nager quand l’eau devient lumière, à fracasser la mosaïque du couchant ou à déchirer comme aujourd’hui la soie à peine frissonnante du petit matin.

    À ma troisième descente vers des profondeurs pourtant très raisonnables, une douleur que n’explique pas la pression normale de l’eau sur mes tympans m’oblige à remonter à la surface. Je m’ébroue, fais tourner l’extrémité de mon index dans l’entrée de mon conduit auditif, prends de l’eau dans ma bouche et renverse la tête pour me gargariser. J’accomplis tous les rites païens d’une thalassothérapie immémoriale et je replonge dans l’espoir de constater la disparition du mal. Mon oreille droite proteste et la gauche commence très vite à manifester un déplorable esprit de symétrie. La douleur envahit le bas de mon visage et m’empêche de serrer les mâchoires. Seul, éclaboussant la lumière de l’aube, j’enrage. Ce qui me révolte le plus à ce moment, ce n’est pas tant une sensation physique désagréable que l’indignation devant une sorte de profanation, d’incongruité dans le culte que je crois rendre à la nature, lors des parenthèses balnéaires d’une vie plutôt négligée sur le plan des disciplines naturelles.

    J’ai connu avec l’âge l’inflation galopante du prix de mes agapes. Les méchantes arrière-pensées de l’alcool et du tabac faisaient partie de ces réalités navrantes que j’avais fini par accepter. Mais je n’avais pas l’intention de me résigner devant les dernières perfidies de mon organisme qui semblait depuis quelque temps s’ingénier à gâcher mes plaisirs les plus sains. Le soleil lui-même s’était mis à provoquer sur ma peau des allergies qui enfonçaient ma première semaine de vacances dans la misère des scrofuleux. Et voilà que maintenant la mer, s’en prenant à mes oreilles, entrait dans le complot.

    Elle est retrouvée.

    Quoi ? – L’Éternité

    C’est la mer allée

    Avec le soleil.

    C’était rien moins que l’éternité de Rimbaud qui se liguait au complet contre moi. Ou plutôt mon corps qui se montrait inapte à la célébrer. Il fallait réagir vigoureusement.

    Je suis donc aussitôt descendu à bicyclette vers la Dapia, où venaient d’arriver les journaux de France qui m’ont aidé à attendre sur le port l’ouverture de la pharmacie. Depuis longtemps les relations cavalières que j’entretenais avec ma santé se limitaient à l’autoprescription de doses copieuses de médicaments dont j’allais sans ordonnance – c’était à la fois un plaisir et un gage de réussite – négocier âprement l’acquisition auprès des apothicaires des divers pays que je traversais. Ce matin-là, mon pouvoir de persuasion, qu’aurait normalement dû accroître la compassion provoquée par ma misérable connaissance de la langue, se heurta à l’appareillage cyclopéen d’un mur déontologique. La pharmacienne de Spetsai, qui s’était montrée moins farouche dans les années passées, avait opté pour une attitude implacable et moderne. Elle refusa de me délivrer les gouttes à base de cortisone dont je connaissais l’efficacité et m’indiqua le chemin qui, dans le labyrinthe des ruelles blanches déjà brûlantes de soleil, devait me conduire chez un médecin.

    Près de la table d’auscultation se dressait un objet lourd et arrondi supportant une colonne de mercure appuyée à une énorme règle graduée. Le médecin à qui j’avais d’emblée tenté de dicter l’ordonnance que j’attendais de lui n’avait ni voulu ni sans doute pu me comprendre et m’indiquait d’un geste impérieux la table sur laquelle il m’invitait à m’allonger. Quelques minutes plus tard, la colonne de mercure de l’engin rapporté de Russie indiquait que ma tension s’était égarée dans une fourchette périlleuse, entre vingt et dix-huit. Le dialogue était difficile avec le jeune médecin qui avait débarqué l’année précédente de Tachkent. Comme tous les fils d’émigrés communistes qui avaient suivi Markos Vafiadis après la guerre civile, en 1949, il avait fait ses études quelque part du côté de Samarcande, où la mort attendait aussi les rêves de toute une génération. C’est un drame que je connais bien pour avoir, après une longue enquête à travers cette diaspora des années cinquante, écrit un des premiers livres indépendants sur la victoire trahie de la Résistance grecque et l’épouvantable affrontement qui avait suivi. Pourtant mes connaissances historiques ne me furent d’aucun secours pour expliquer à mon interlocuteur la façon dont j’avais l’habitude de juguler mon otite. Il s’entêta à vouloir me traiter avec des antibiotiques.

    Un sourire d’autosatisfaction triomphante se dessina sur le visage de la pharmacienne lorsqu’elle me vit revenir avec une ordonnance où ne figurait pas la cortisone que j’avais prétendu lui arracher une heure plus tôt. Je repartis donc le long de la mer avec un chargement d’antibiotiques, de seringues et de diurétiques destinés à faire tomber un excès de tension qui était déjà, sans que je l’imagine, le signe annonciateur d’une saison difficile.

    Pour l’heure, la seule saison que je vivais, et dont j’avais décidé de profiter, malgré les effarouchements d’un médecin venu du froid, était mon été grec. Condamné à nager la tête hors de l’eau, je dus m’administrer deux séries de piqûres pour venir à bout de mon otite, mais ma tension, vérifiée trois fois par semaine, refusait de descendre. Je m’étais pourtant imposé un régime – pas trop héroïque – consistant, comme Platon préparant les libations qui délient la langue, à mettre plus ou moins d’eau dans mon vin. J’attribuais à cette ascèse tranquille, couplée à l’effet des médicaments, une sensible perte de poids dont je ne pouvais que me féliciter.

    Chez Claude, la jardinière de mes délices, le temps filait comme du miel. Insaisissable de douceur parfaite. Mêmes bruits venant de la mer sous les terrasses fastueuses, mêmes reflets mouvants sur la laque des volets bleus, même vacarme des cigales autour de la klimataria, la pergola drapée de vigne et de bougainvillées. Mêmes rires de Jeannette et Andréas, l’âme de ma Grèce, venus partager les plats de Soula, dont le monopole de la perfection exigeait qu’elle allât jusqu’à préparer le pain à la maison, mêmes chansons autour de Moustaki qui débarquait avec son accordéon, même émotion à faire monter dans le ciel les cerfs-volants de Nata qui achevait sur sa terrasse la statue de la Bouboulina aujourd’hui dressée sur l’esplanade de Dapia, même présence courtoise et chaleureuse du voisin Michel Déon, cerné par les bulldozers qui bétonnaient les abords de son Balcon de Spetsai. Les repères du temps étaient trop doux, aucune aspérité ne venait jalonner son cours. Je n’éprouvais aucune appréhension. J’avais l’impression de retrouver une silhouette de jeune homme. Je mettais seulement un peu d’eau dans mon vin.

    Pour prolonger les bonheurs de Spetsai, nous avions pris l’habitude, May et moi, de partir seuls à l’aventure. Cette fois, après un court passage à Athènes, nous avons embarqué pour Chio avec l’intention d’y débusquer, sous forme de criques vierges, de balcons sur la mer et de tavernes sous les oliviers, quelques trésors initiatiques de la douceur de vivre. Depuis des années, la carte de la mer Égée avec ses trois cent cinquante îles exerce sur moi la fascination des parchemins codés des histoires de pirates avec leurs fabuleux butins enfouis sous des cocotiers indéchiffrables. Je rêve de les parcourir toutes mais, en attendant, j’y chasse au hasard, levant devant moi suffisamment de merveilles pour me dédommager largement de quelques nuits passées dans des bouges douteux ou sur des sites défigurés. Ce sont les risques du métier d’amateur.

    Sur le petit port d’Emporio, dans le sud de Chio, la chambre où nous avons posé notre sac donnait sur la mer et, cette fois, sur le couchant. Il suffisait le soir de descendre un petit escalier pour plonger dans la mosaïque de feu. Dès mon arrivée sur l’île, je m’étais procuré chez un pharmacien sensible au pataquès de mon éloquence hellénique les gouttes qui me permettaient de fréquenter à nouveau le jardin des poulpes. I’d like to be under the sea in an octopus in the shade garden’s, chantaient à nouveau pour moi les Beatles. En dehors de mes flâneries subaquatiques, pendant que May se surdorait sur une très longue plage de galets noirs caressée par une mer curieusement fraîche et d’une limpidité si parfaite qu’on s’étonnait d’être porté par elle, je promenais ma nouvelle silhouette en voie de filiformité sur une petite moto tout-terrain, mulet mécanique qui dévorait vaillamment les cailloux des sentiers de montagne. Le soir, nous allions tenter de déchiffrer le langage des murs de Pyrghi. Les habitants de ce village perché ont la particularité de décorer leurs maisons, leurs boutiques, leurs bâtiments administratifs et leurs églises de signes géométriques noirs, gris et blancs. Sur un canevas formé de carrés d’une trentaine de centimètres dont la régularité n’est interrompue que par les arcs et les encadrements des portes et des fenêtres, ils peignent des triangles, des volutes, des étoiles, des cercles, des idéogrammes, des visages et des corps stylisés. Miró, s’il était venu à Pyrghi, y aurait trouvé, comme dans un film en noir et blanc, ses créatures alignées sur tous les murs de la ville. Certains signes seraient la marque des familles et, avec les clés, on pourrait lire sur les façades des siècles d’histoires, de rencontres, d’unions et sans doute de passions et de drames. Sur ces maisons de pierres sèches et de chaux, la richesse de l’imaginaire apprivoise la violence de la lumière, transfigure la rudesse et la pauvreté de la matière.

    Dans la plus vieille taverne d’Emporio, mes quelques connaissances de l’idiome me valaient d’être traité avec égards et surtout de voir arriver sur ma table des plats que la redoutable tenancière refusait d’offrir aux touristes. Ayant un soir fait partager ce privilège à un couple d’Anglais qu’elle n’avait jamais daigné servir, je me suis entendu signifier que je devrais désormais m’abstenir de distribuer des passe-droits à des étrangers. Mais, pour bien me confirmer mon intégration, critère essentiel de la qualité de mes séjours, elle m’initia aux vrais secrets de l’établissement, qui écoulait furtivement de l’absinthe et de l’alcool de figue, interdits. Joie puérile d’être admis à la consommation des breuvages défendus… Je ne savais pas encore quels poisons beaucoup plus modernes et beaucoup plus violents l’avenir me réservait.

    De temps en temps, le plus rarement possible, il fallait pourtant ouvrir des brèches dans le rempart tendre de cette parenthèse parfaite et communiquer avec le monde utile. Mais le téléphone même s’ingéniait alors à se donner des airs de magie, tant par les caprices de son fonctionnement que par les lieux où s’opérait le prodige. À Emporio, le culte d’Edison se rendait sur une colline qui dominait le port. On y accédait par un raidillon caillouteux, et on attendait son tour sous les pampres mûrs d’une tonnelle avant de pénétrer dans le minuscule édifice à la blancheur éclatante, où le combiné, entre deux bouquets de basilic, reposait sur une table de pierre comme sur un autel. Mieux que cette charmante variation dionysiaque de la cabine des PTT, j’avais fréquenté, à Naxos, la grotte du village d’Apyranthos. Un moine animé par une vigilance sacrée y veillait sur l’engin troglodytique et vous laissait avec un sourire séraphique tenter votre chance à la loterie du cadran. Après vous avoir accordé le temps de mesurer votre impuissance, il vous écartait de la roulette électronique et officiait. Avec des gestes d’une grande délicatesse, suspendus par instants, mains en l’air, dans une sorte d’imploration muette, il enchaînait les chiffres. Et avec un sourire illuminé il vous tendait le combiné. « Salut, coco, il fait beau chez toi ? » La voix de la standardiste du journal résonnait comme un Te Deum dans la grotte d’Apyranthos. Et, plus magique encore, celle de la lointaine Isabelle que je jouais, en l’appelant à des heures impossibles, au hasard des facéties de la téléphonie insulaire.

    C’est ainsi que, un jour faste, un caprice de la technique me permit de donner rendez-vous à Jeannette et Andréas dans une région de la Grèce continentale que je ne connaissais pas. Notre amie Hélène Caracosta avait une grande maison dans le village de Kalamaki, au-dessus de Volos, sur le versant nord du mont Pélion. Je me souvenais vaguement que, dans la mythologie, les Géants hirsutes aux pieds de serpents avaient entassé Pélion sur Ossa pour tenter d’aller dire deux mots à Zeus qui avait encore abusé de sa foudre, mais je n’imaginais pas le somptueux paradoxe qui nous attendait. Kalamaki, c’est la montagne à la mer. C’est le décor de Jules et Jim reflété dans le bleu violet de la mer Égée.

    La place, lieu unique et suffisant de la vie sociale, cerne un platane immense dont l’ombre délicieuse est disputée par deux tavernes qui font également office de pantopoleïon, de « marchand de tout ». Malgré son diamètre gigantesque, le tronc de l’arbre n’est pas assez vaste pour vous soustraire, le soir où vous avez choisi de dîner à la terrasse de Vassili, aux regards de Babis, le concurrent, que vous avez trahi sous prétexte que ses rougets n’avaient pas le regard assez vif. Un équitable partage dans le temps et une diplomatie subtile nous permettaient cependant, non seulement de prendre nos repas en paix, mais de jouir de la part des tenanciers d’une surenchère de bonnes grâces. C’est ainsi que nous avons vu arriver sur nos tables des noix confites à leur naissance avec leur cosse et leur coquille encore tendre. Les karidaki glyko, dont les vertus proclamées étaient innombrables, et l’eau gazeuse que je versais raisonnablement dans mon vin semblaient me vouloir du bien. Le relatif effacement de mes convexités abdominales me susurrait que j’étais sur la voie de la santé.

    « Kyrie gallico tilephono ! » Penchée, les mains en portevoix, par-dessus le parapet de la place Panayota, la femme de Babis, tout en proclamant l’importance que confère à son établissement le monopole des télécommunications, ameutait tout le village pour avertir nuit et jour les destinataires des appels que le sommeil ou une activité balnéaire avaient temporairement arrachés à l’ombre du platane géant. C’est ainsi que ma présence était régulièrement portée ou rappelée à la connaissance de la communauté – le « Gaulois », c’était moi. La voix de Panayota, se livrant à l’appel des présents, tenait la chronique du village.

    Au pied de son belvédère, les grosses maisons carrées aux toits de lauzes forment un amphithéâtre clairsemé descendant jusqu’au rivage où d’immenses plates-formes de marbre brut, obliques et glissantes, s’enfoncent doucement dans la mer.

    Nous partagions le dernier étage de la maison avec Jeannette et Andréas et chacune de nos gigantesques chambres ne comportait pas moins de sept fenêtres qui nous permettaient d’organiser des festivals de courants d’air. À mesure que le soleil tournait, nous fermions les volets du côté exposé et ouvrions largement tout ce qui donnait sur l’ombre. « Ouzo, banio, dodo. » Toutes ces activités s’égrenaient avec une parnassienne légèreté dans l’air brûlant et je trouvais incongrue l’insistance avec laquelle, mon départ approchant, Jeannette et May me harcelaient pour me rappeler, à table ou quand je venais m’allonger sur le marbre en sortant de la mer, ma promesse d’aller subir un check-up dès mon retour à Paris. Rien n’obligeait May à rentrer avec moi et j’avais décidé de retourner seul à Athènes, où j’irais directement à l’aéroport rendre la voiture de location avant de prendre l’avion pour Paris.

    La veille de mon départ, nous avons traîné fort tard sous le platane et j’ai estimé que l’imminence de mon cruel arrachement me dispensait d’observer la loi d’airain qui m’imposait de couper et de rationner mes breuvages. En préliminaire aux adieux, nous avons plus que de raison chanté Kaïmos (le « mal du pays ») et lancé avant de vider nos verres la formule Zito i zoï (« Vive la vie »). Jeannette avait bien entendu cru utile de manifester son affection en m’exhortant à plus de modération, mais sa prudence me paraissait très excessive.

    Au milieu de la nuit, j’ai été réveillé par un vacarme de déménagement et, quand je suis sorti sur le palier, j’ai trouvé le lit de Jeannette installé en haut de l’escalier. Après avoir déplacé les meubles, elle était occupée à brancher un très savant réseau de rallonges pour installer des lampes qu’elle orientait dans toutes les directions afin d’éclairer le moindre recoin.

    « Dominaki, c’est plein de rats ! »

    Jugeant inutile de lui faire entendre le langage de la raison ou de lui expliquer simplement que ses rats n’étaient sans doute que d’innocentes musaraignes, je l’ai aidée à brancher la dernière lampe avant de retrouver l’obscurité de ma chambre.

    Elle dormait encore sous ses projecteurs dont l’éclat pâlissait dans la lumière du jour naissant quand j’ai dû contourner son lit,

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