Guerres & Histoires

DÉBARQUEMENT 10 QUESTIONS QUI FÂCHENT

1 LE MUR DE L’ATLANTIQUE EST-IL UN MONUMENT DE LA COLLABORATION?

«C’est la cité du béton. Ici des malaxeuses ruminent le ciment dans leurs gueules tronconiques; là des machines à air comprimé pétaradent; là encore, une excavatrice à chenilles entame la terre à grands coups de sa mandibule incisive. » Le journaliste du Petit Havre s’extasie en 1943 devant le spectacle de la « Forteresse Europe» en chantier. Pour ce quotidien vichyste, le mur de l’Atlantique est alors bel et bien un chef-d’œuvre de la Collaboration. Plus de 80% des ouvriers sont français, salariés de grands groupes ou simples artisans. Des ingénieurs font profiter l’occupant de leurs procédés les plus performants, comme le béton précontraint.

En 1943, Henri Lefèvre, le patron de la Fédération des travaux publics, se félicite qu’« en zone occupée, notre matériel est employé, sous notre propre responsabilité, à des travaux considérables pour les Autorités occupantes. Nous croyons que tous ces travaux ont été exécutés à la satisfaction des autorités allemandes. » Les sabotages et les malfaçons sont rares. « Les Français ont bâti du mieux qu’ils pouvaient l’enceinte destinée à combattre leurs propres libérateurs », confirme, acide, l’historien Jérôme Prieur (voir Pour en savoir plus, p. 33). Tous travaillent sous la supervision de l’Organisation Todt (OT) dont l’administrateur Franz Xaver Dorsch témoigne sa satisfaction: « L’OT a fait de très bonnes expériences avec les entreprises françaises contractantes. »

Quand le bâtiment va…

En 1942, Hitler a chargé Dorsch de ce chantier pharaonique de dix-sept millions de mètres cubes de béton (soit l’équivalent d’une soixantaine de centrales nucléaires), pour lequel il ne pouvait se contenter des 200 entreprises allemandes présentes en France. Dès 1940, des patrons français, pressés de faire fortune ou sympathisants, s’étaient signalés à lui. Ils ont vite profité de la situation pour s’enrichir grâce aux réquisitions de matériel faites par l’OT sur le dos des entreprises moins serviles. D’autres firmes ont simplement poursuivi des partenariats signés avec les sociétés allemandes avant-guerre. Enfin, attirées par un profit facile et garanti, des centaines d’autres entreprises poussent un peu partout comme des champignons: le nombre de sociétés du bâtiment augmente de 20% pendant la guerre. En temps de misère, l’argent a moins d’odeur encore que d’ordinaire…

Par capillarité, le BTP tire d’autres secteurs, à commencer par le transport. Naissent aussi des sociétés d’intermédiaires spécialisées dans la revente, à l’OT, d’équipements collectés sur le marché noir. Le secteur de la construction aurait finalement travaillé à 50% en 1943 et à 80 % en 1944 pour les Allemands, accumulant un chiffre d’affaires de 50 milliards de francs. « Le chantier du mur de l’Atlantique a été le poumon de la France occupée. Le grand chef-d’œuvre de la collaboration économique », résume Jérôme Prieur.

Pourtant, seulement une centaine d’entreprises seront condamnées à la Libération. « On ne pouvait se priver des compétences utiles à la reconstruction », rappelle Claude Malon, historien des entreprises havraises. La justice n’a pas non plus voulu accabler un secteur pressuré. Seules les sociétés collaboratrices étaient livrées en matières premières rationnées. À partir de 1942, l’occupant a interdit progressivement tous les chantiers civils: refuser de collaborer condamnait toute société à la faillite. « Servitude volontaire, mais asservissement délibéré », formule avec justesse Jérôme Prieur. Reste que les attitudes varient considérablement d’une entreprise à l’autre, ce qui interdit tout manichéisme. Ainsi, une poignée de patrons comme le futur gaulliste Jacques Foccart s’entendent avec leur conscience en prenant la tête d’un réseau de résistance tout en commerçant avec la Todt. Le cimentier Lafarge a une usine qui collabore avec zèle et une autre qui traîne des pieds. Pour autant, rappelle Claude Malon, « il demeure que la collaboration économique a bien existé, que les travaux étaient payés aux entreprises avec l’argent des frais d’occupation, c’est-àdire du contribuable français, et que l’efficacité du système était renforcée par la collaboration d’État ».

L’Allemagne fait flèche de tout bois

Jusqu’à 250000 Français ont travaillé simultanément sur les chantiers, salariés d’entreprises, intérimaires ou recrutés par l’OT, à force de campagnes vantant les hauts salaires, les multiples primes et la couverture sociale (à la Libération, les Cherbourgeois diront que les Allemands payaient mieux que l’US Army). Mais là encore, le recrutement a été organisé. Dès le 8 mars 1941, une circulaire exige des autorités vichystes qu’elles cessent de verser le chômage à tous les ouvriers refusant de rejoindre un chantier de l’OT. Et comme cela ne suffit pas, le 4 septembre 1942, un décret de l’État français légalise l’affectation de n’importe quel ouvrier manu militari. Cette mobilisation civile alimente la Todt en « requis ». Enfin, la création du Service du travail obligatoire (STO), en février 1943, s’accompagne de la possibilité de faire son service sur les bords de l’Atlantique et non en Allemagne. Le choix est vite fait!

Et pourtant, les effectifs français s’effondrent. En mai 1944, ils ne sont plus que 85000 à travailler pour l’OT, la faute aux bombardements alliés, aux conditions de vie (le personnel déraciné est mal nourri et vit dans des bâtiments désaffectés insalubres) et surtout à la déportation de 50000 ouvriers de l’organisation dans la Ruhr. Avec la prise de conscience que les Allemands ne tiennent plus leurs promesses, les désertions se multiplient. Dans le même temps, Vichy ne livre en janvier 1944 que 24 000 des 55000 requis demandés. L’OT exige alors des journées de corvées aux riverains des chantiers, se tourne vers les coloniaux (25000 Marocains, Algériens, Indochinois…) et fait venir 165000 travailleurs étrangers: 50 000 Slaves, 20 000 anciens soldats italiens, 15000 Espagnols franquistes, 20000 Hollandais et Belges, ainsi que 50000 travailleurs forcés sortis des camps de concentration. À cela s’ajoutait le recours aux garnisons de la Wehrmacht. En 1944, au moment où les chantiers tournent à plein régime, moins d’un travailleur sur quatre est français.

UN FRONT ÉTENDU SUR 1 000 KM SOUS UN CIEL HOSTILE

Ils vont arriver, c’est certain, mais où? Et surtout, où portera l’effort principal? Faute de le savoir, l’Ob. West de von Rundstedt échelonne ses défenses de la Hollande à la Bretagne. Le mur de l’Atlantique — terme grandiloquent, qui masque bien des insuffisances — est surtout épais dans le Pas-de-Calais, où 50 km seulement séparent Folkestone, en Angleterre, de Calais et Boulogne. C’est la zone la plus logique pour débarquer et la 15e armée (Salmuth) y concentre huit divisions d’infanterie (DI). Mais les Allemands ne négligent pas la Normandie, où ils attendent une opération, même secondaire. Le secteur de 80 km choisi par les Alliés est gardé par trois DI de la 7e armée (Dollmann), plus deux autres dans le Cotentin et surtout deux divisions Panzer à proximité immédiate (21e, 12e SS) et deux autres en profondeur (Lehr, 116e). La vraie faiblesse rédhibitoire est celle de la Luftwaffe. La Luftflotte 3 (Sperrle) n’a que 481 engins opérationnels (dont 100 chasseurs et 64 avions de reconnaissance) à opposer à 10 340 appareils alliés (dont 4190 chasseurs, 3 340 bombardiers lourds et 930 moyens ou légers).

L’Organisation Todt (du nom de son fondateur, Fritz Todt, 1891-1942), est une structure chargée de superviser les grands chantiers nazis: d’abord le réseau autoroutier, puis des chantiers militaires en tous genres, dont les bases sous-marines et le mur de l’Atlantique. Financée par le Reich et ne rendant compte qu’à Hitler,

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