S’interroger sur la vie quotidienne du légionnaire républicain pose d’emblée deux difficultés. La première est qu’il n’existe pas à Rome, avant le règne d’Auguste, de soldats de métier dont la vie constituerait, en soit, un objet d’étude isolé: au iie siècle av. J.-C., d’un point de vue strictement théorique, tous les citoyens sont des soldats et réciproquement. La vie quotidienne du légionnaire représente donc un moment de la vie du citoyen – en réalité plusieurs, car le service militaire est discontinu. Deuxième difficulté: il est impossible de retracer la trajectoire biographique d’un simple légionnaire comme on a pu le faire grâce à la correspondance ou aux mémoires de soldats pour des époques plus récentes. Une telle documentation n’existe pas pour la Rome républicaine. Les rares biographies consacrées à des militaires romains sont celles de généraux, toujours issus de la classe dirigeante, et dont le parcours n’est guère représentatif de celui des soldats ordinaires.
L’État romain, fort heureusement, conservait les états de service de ses citoyens, sous la forme d’archives mises à jour tous les cinq ans lors des opérations de recensement. Ces documents censoriaux ont, si l’on en croit une étude récente, servi de base à l’unique portrait de légionnaire fourni par Tite-Live dans son Histoire romaine: celui de Spurius Ligustinus, auquel l’historien prête un long discours restitué au style direct, dans le contexte des préparatifs de guerre contre Persée, roi de Macédoine, en 171 av. J.-C. Dans cette allocution (voir encadré), Ligustinus cherche à convaincre un groupe de centurions frondeurs d’accepter l’enrôlement, quel que soit le grade qui leur sera conféré dans leur nouvelle unité de rattachement.
Afin d’ajouter le poids de l’exemplarité à sa démonstration, notre légionnaire retrace les étapes de son service militaire, de sa participation à la deuxième guerre de Macédoine comme soldat du rang, à son accession au primipilat (voir le portfolio p. 34), le plus haut grade du centurionat légionnaire. Ce discours, certainement embelli par Tite-Live, fournit des repères chronologiques précis, ainsi qu’un éclairage unique sur le cadre institutionnel dans lequel s’effectuait la mili tia, le service militaire. À partir de ce canevas, nous tâcherons de reconstituer ce qu’a pu être le quotidien de Ligustinus dans l’armée romaine.
L’idéal du paysan-soldat
Dans l’idéal d’égalité géométrique sur lequel repose l’édifice institutionnel républicain, tout légionnaire romain est nécessairement un citoyen et un possédant. Les cinq classes censitaires dans lesquelles se répartissent les hommes à partir de 17 ans définissent la nature de leur contribution à l’impôt du sang, car chacun est tenu de s’armer à ses frais. Les plus pauvres se contentent de quelques javelines, d’une épée et d’une petite rondache – ce sont les vélites. Les plus riches peuvent prétendre servir dans l’infanterie lourde, voire dans) sont, en temps ordinaire, exclus de la .