Sept

Marcello Dell’Utri, un citoyen au-dessus de tout soupçon

Par une froide soirée de novembre 2013, deux amis se retrouvent à l’Assunta Madre, le restaurant de poisson le plus huppé de Rome, la cantine de tout ce que la capitale compte de célébrités. C’est là également que dînent les stars d’Hollywood de passage dans la ville. Les deux hommes s’isolent dans un petit salon privé. Ils ne veulent pas être vus et surtout pas entendus. Le plus âgé, Alberto Dell’Utri, est un industriel d’origine sicilienne implanté depuis de longues années dans le nord de l’Italie. L’autre, Vincenzo Mancuso, est un entrepreneur et homme d’affaires de Catane. Leur conversation est top secrète: elle porte sur l’un des hommes les plus puissants de la péninsule, Marcello Dell’Utri. Homme orchestre d’une Italie en lambeaux, celle de Silvio Berlusconi, le frère jumeau d’Alberto a tout fait. Il sait tout faire: responsable du groupe Fininvest de Berlusconi, patron de Mondadori, premier groupe multimédia d’Italie aux mains de Fininvest, puis de Mediaset, première régie privée italienne également détenue par Fininvest, fondateur et dirigeant de Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, député, puis sénateur. Côté cour, Marcello Dell’Utri est un homme cultivé aux manières policées. Côté jardin, ce Sicilien pure souche est proche de la mafia… Trop proche disent les juges siciliens. Il a été condamné en 2004 à neuf ans de prison pour «complicité d’association mafieuse». Peine réduite en appel à sept ans… En cette fin d’année 2013, la Cour de cassation doit se prononcer définitivement sur son sort. La prison se rapproche dangereusement, mais Marcello Dell’Utri est toujours libre. Et il n’a pas encore dit son dernier mot. Il compte en effet suffisamment d’amis puissants pour fuir la justice de son pays. Il a un plan. Et c’est justement ce dont discutent les deux amis de l’Assunta Madre. Marcello Dell’Utri a prévu de quitter l’Italie pour le Liban avant d’aller se réfugier en… Guinée Bissau.

- On peut obtenir des concessions pour exploiter des mines, ou la pêche… Il faudra remercier… le gouvernement, explique le frère de Marcello Dell’Utri.

– Ils parlent d’un don de cinq millions pour l’hôpital…, répond l’entrepreneur catanais. On pourrait se servir des ONG de Berlusconi en Afrique… Et Marcello, il en dit quoi?

- Qu’ils feront crédit parce qu’ils savent qu’on est proches de Berlusconi […] Marcello n’a qu’à aller chez Berlusconi et lui dire: «Silvio, je vais en Guinée Bissau», et lui exposer ce qu’il veut faire…

- Putain! Berlusconi marchera…

- Marcello m’a dit que c’était faisable. Il dit que, quand on en aura fini, on aura la concession de tout…

- Vous avez parlé de passeports diplomatiques? C’est un Etat qui les distribue facilement.

Les deux hommes se réjouissent: «C’est un pays incroyablement riche, de l’or, des diamants, du platine. C’est mieux que s’il avait en concession la Loterie nationale.» Malheureusement pour Marcello Dell’Utri, la discussion a été enregistrée par les carabiniers. Le salon de l’Assunta Madre où ils se croyaient à l’abri des oreilles indiscrètes est truffé de micros placés par la police dans le cadre d’une enquête sur un réseau de blanchiment d’argent. C’est le début de la fin pour l’ancien sénateur de la République. Après avoir régné pendant des décennies sur l’édition, la presse, les télévisions, la publicité et la vie politique de l’Italie, Marcello Dell’Utri va être broyé par un mécanisme que j’ai déclenché plus de vingt ans auparavant. Journaliste d’investigation, je n’avais jamais entendu parler de Marcello Dell’Utri avant les années 1990. Depuis, et sans l’avoir jamais rencontré, il est devenu pour ainsi dire un intime. Pendant des années, accumulant témoignages, pièces à conviction et entretiens, j’ai vécu dans son ombre. J’ai découvert que grâce à lui, les parrains de la mafia ont été longtemps chez eux dans la luxueuse villa de Silvio Berlusconi à Arcore, à portée de tir de Milan. Que c’est lui qui leur a ouvert les portes de l’empire industriel berlusconien. Que c’est encore lui qui a apporté l’argent de la drogue et des protections mafieuses au roi du BTP et des télévisions privées. Que c’est enfin lui qui a placé le nouveau parti politique Forza Italia sous le signe de la mafia. En clair, Marcello Dell’Utri est le lien entre Silvio Berlusconi et Cosa nostra.

A première vue, Marcello Dell’Utri semble aux antipodes de la criminalité organisée. Comment imaginer ce bibliophile averti, capable de citer Cicéron dans le texte, proche de Cosa nostra? Comment penser que cet homme qui traque les inédits de Pier Paolo Pasolini ou les manuscrits de Gabriele d’Annunzio dans le monde entier a pour amis les tueurs les plus sanguinaires de Sicile? Qui pourrait croire que cet homme policé et cultivé est un intime des parrains de Palerme? Qu’il est capable de diriger le premier groupe éditorial italien (Mondadori) comme de fricoter avec les plus aguerris des trafiquants d’héroïne? «Marcello Dell’Utri est issu de la bonne bourgeoisie palermitaine, m’explique Filippo Alberto Rapisarda, un industriel sicilien en odeur de mafia, ami à géométrie variable de Marcello Dell’Utri. Sa famille n’est pas liée au crime organisé. Il n’en fait pas partie, mais il n’est pas impossible que, comme moi

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