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Le sommet historique des parrains

Le 10 octobre 1957, la préfecture de Palerme est avisée d’une activité plus dense que d’habitude au Grand Hôtel et des Palmes. Situé via Roma, en plein centre de la ville, l’établissement est l’endroit le plus chic - avec la Villa Igea, plus excentrée - où descendre quand on est en visite dans la capitale insulaire. L’agent de police Malannino se rend donc sur place, monte au bar et note la présence de Giuseppe Genco Russo, l’homme qui a remplacé le capo dei capi (le chef des chefs) Calogero Vizzini, dit Don Calò, depuis la mort de celui-ci en juillet 1954. Deux jours plus tard, l’agent Lo Piccolo relate à son tour ce brassage inaccoutumé dans deux notes de service: «12 octobre: arrivée de Sorge, Galante et Bonanno qui logent à l’hôtel. Ce même jour: Giovanni Bonventre, Francesco Garofalo, Genco Russo et “cinq inconnus” rendent visite aux premiers. L’après-midi, “douze inconnus” accompagnent Genco Russo, Galante, Bonanno, Vitale et Di Bella. 16 octobre: Bonanno, Galante, Bonventre, Garofalo se rencontrent à nouveau en compagnie cette fois de Gaspare Magaddino.»

La police palermitaine n’a pas de mal à identifier les «étrangers». Bien habillés, les cheveux gominés, ils parlent un italien cassé plein de mots américains et de quelques traces de dialecte du sud de l’Italie: Giuseppe Carlo Bonanno (Joe Bonanno), parrain d’une des cinq familles de New York; Francesco Garofalo (Frank Carroll), son conseiller; Giovanni Bonventre (Joe Bonventre) et Camillo Galante (Carmine Galante), deux de ses lieutenants; Giovanni Vincenzo Di Bella (John Di Bella), l’un de ses hommes de main; Santo Sorge, représentant du syndicat de Cosa nostra aux Etats-Unis chargé de liaison avec la mafia sicilienne; et Vito Vitale (représentant notamment les intérêts de Giovanni Priziola, chef de la famille éponyme de Détroit, et de son gendre Raffaele Quasarano, membre de cette même famille). Les forces de l’ordre italiennes éprouvent plus de difficulté à mettre un nom sur les Siciliens, vestes en velours, chemises en moleskine et casquettes plates pour certains. Exception faite du parrain des parrains Giuseppe Genco Russo et de Gaspare Magaddino (chef de la mafia de Castellamare del Golfo et représentant de la puissante famille éponyme de Buffalo dirigée par son cousin Stefano). «Il faut replacer cet événement dans le contexte, explique Salvatore Lupo, historien de la mafia. Aux Etats-Unis, le directeur du FBI J. Edgar Hoover et, en Sicile, le cardinal Ruffini affirmaient en cœur que la mafia n’existait pas. A l’époque, on parlait plus de gangsters que de mafieux.» Le trafic de cigarettes était alors plus connu des autorités italiennes que celui de l’héroïne, largement répandu et contrôlé par les «familles» outre- Atlantique. «Ce qui est cependant surprenant, et qui ne peut pas être justifié par le plus bienveillant et le plus compréhensif des observateurs, c’est le manque total d’intérêt pour approfondir ces informations […] La mention, par exemple, de cinq, puis douze “inconnus” assistant au sommet et accompagnés de Genco Russo est d’une superficialité sans borne», fulmine le sénateur Michele Zuccalà, rapporteur de la première commission parlementaire chargée d’enquêter sur le phénomène de la mafia sicilienne (1963-1976). Car, parmi cet aréopage d’«inconnus», plusieurs vont devenir des figures prééminentes de Cosa nostra en Sicile: Giuseppe «Pino» Greco, Luciano Leggio, les frères La Barbera, Tommaso Buscetta, Gerlando Alberti, lâche le rapporteur. Une attitude d’autant plus critiquable que le gouvernement italien, après avoir été accusé aux Nations Unies d’être une base du trafic de morphine et de cocaïne vers les Etats-Unis, a adopté en 1954 une loi imposant des contrôles stricts sur les mouvements de drogue, des sanctions sévères à l’encontre des trafiquants et l’obligation de capture.

Vittorio Nistico, le charismatique directeur du journal , ouvertement antimafia, a lui senti le coup. Au photo-reporter de 19 ans qui devait couvrir un congrès à la Villa Igea, il suggère de faire un tour au Grand Hôtel et des Palmes. «Quand je suis entré, se souvient Gigi Petyx, né en 1938 à Palerme, Lucky Luciano descendait l’escalier menant au bar. J’ai aussitôt pris une photo. Mais de la Piazza San Francesco d’Assisi à Palerme, Luciano possédait aussi une fabrique de dragées, révèle Gaetano Basile, journaliste local et petit-fils de l’architecte Ernesto Basile (qui a transformé le palais des Ingham en Grand Hôtel et des Palmes). Jusqu’en 2018, on pouvait encore lire le nom de Salvatore Lucania sur la façade, mais tout a été depuis recouvert de chaux.» En réalité, un cousin homonyme avait endossé en 1949 la propriété à son nom et en toute légalité Pour ce qui est des dragées, des ouvriers «spécialisés» glissaient à la place des amandes deux ou trois grammes de drogue qui partaient pour la France, l’Irlande, l’Allemagne, le Canada et bien sûr les Etats-Unis, d’où Luciano a été chassé en 1946, détaille le député et sociologue italien Luigi Michele Pantaleone dans son livre Quand le 11 avril 1954, le journal romain l’ publie en première page une photo de l’usine de friandises avec ce titre: «Tissus et dragées sur la route de la drogue», c’est le branle-bas de combat. «Ils ont tout démonté en une nuit, se souvient Gaetano Basile. Le lendemain, les policiers ont débarqué en quête de Luciano: “Où est-il?” “Il doit encore dormir”, leur a-t-on répondu. Ils sont allés le cueillir au Grand Hôtel et des Palmes, mais Luciano n’y était plus.» Les ouvriers avaient aussi disparu, acheminés en haute mer, sur un bateau turc à destination des Etats-Unis. Trois ans plus tard, à l’automne 1957, Lucky Luciano se promène donc librement dans les rues de Palerme, confirme le journaliste spécialiste de la mafia Alfio Caruso. La prudence et l’expérience lui ont conseillé de ne pas descendre au Grand Hôtel et des Palmes, mais au Grande Albergo Sole via Vittorio Emanuele, où le patriarche Don Calò avait ses habitudes. Luciano prend des notes, peaufine les détails. Tommaso Buscetta, «le boss des deux mondes» qui s’ouvrira dès 1984 au juge Giovanni Falcone, confirmera que Luciano et Bonanno ont bien déjeuné ensemble ce mois d’octobre 1957, mais niera l’existence d’un sommet à Palerme réunissant mafieux américains et siciliens. Dans son autobiographie, Joe Bonanno admet s’être rendu en Sicile à cette époque, un voyage au cours duquel il a séjourné au Grand Hôtel et des Palmes. Il ne fait par contre aucune allusion à Luciano ni à une rencontre entre parrains. La décision préjudicielle du juge d’instruction Aldo Vigneri du 31 janvier 1966 ne laisse pourtant aucun doute sur la participation de Luciano à cette conférence: «La réunion du Grand Hôtel et des Palmes décida, dans le cadre général des programmes criminels de Cosa nostra, avec l’aval de Giuseppe Genco Russo et de Gaspare Magaddino, parrains de la mafia sicilienne, de Salvatore Luciana, chef de la famille Genovese, et de Santo Sorge, représentant du syndicat de Cosa nostra, la constitution à Palerme d’un groupe opérationnel de la famille Bonanno sous la responsabilité de Francesco Garofalo, avec la participation de la mafia de Partinico et de Castellammare del Golfo, intimement liée à la

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