De la source ombragée à la lumière
Par Normand Gagnon
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Aperçu du livre
De la source ombragée à la lumière - Normand Gagnon
Présentation
Ce volume est le fruit d’un tendre complot.
Un complot, car il a été rédigé à l’insu de celle à qui il était destiné ; et tendre, car les comploteurs voulaient rendre un peu de la tendresse reçue de leur victime.
La « victime » se nomme Irisa ; le comploteur en chef, c’était moi, Lam, son amoureux de longue date.
L’idée m’est venue alors que nous faisions une virée qu’Irisa appelait un retour aux sources, retour qui a abouti dans les Cantons-de-l’Est où elle est née. Je sentais, tandis qu’elle frôlait de la main les murs, les meubles, les souvenirs divers de la maison familiale, que ce retour aux sources ne l’abreuvait pas tout à fait. Qu’il y avait des relents du décès abrupt de ses parents, une douleur supposément acceptée, digérée, une douleur fantôme, peut-être, mais douleur quand même.
Alors, que faire face à cette cicatrice qui, plus d’un demi-siècle plus tard, s’obstinait à ressurgir dans l’esprit de ma douce ? Je ne pouvais quand même pas lui restituer ses parents. Il ne reste d’eux qu’une maison et quelques documents jaunis datant du début du 21e siècle.
Des documents jaunis. Et si je leur redonnais un peu d’éclat, un peu de vie ? Je me suis découvert un petit talent pour manier les mots au fil des ans ; pourquoi pas le mettre au service d’Irisa, qui n’a reçu de moi que l’occasionnelle note laissée sur un comptoir de cuisine ?
C’est ainsi que le complot est né – et je tenais à cet aspect secret car les cadeaux les plus beaux sont enveloppés de surprise. J’ai recruté un autre comploteur, le vieil Angelico, ami de la famille d’Irisa de longue date, que j’ai pressé comme un citron, question sur question, jusqu’à ce qu’il crie grâce. J’ai glané en douce, à plusieurs sources, tous les documents de l’époque. Ensuite, j’ai trouvé le prétexte de rendre visite à un copain coutelier en Estrie pour aller m’imbiber de la région.
Enfin, toujours à la cachette, je me suis mis à l’écriture. J’ai reconstitué, assisté des informations recueillies et de mon imagination, les balbutiements de ce qui allait devenir sa famille. J’y ai intégré le journal intime de sa mère Sylviane, et ajouté une scène évoquant l’éclosion de l’histoire d’amour de ses parents.
J’aurais pu m’en tenir là, mais, en lisant le compte-rendu d’un projet rédigé par son père quelques années plus tard, j’ai bien vu qu’il y avait là une suite naturelle, puisqu’elle débouche sur un autre moment capital : la naissance de sa fille, mon Irisa. Je n’ai eu qu’à l’adjoindre au premier récit pour compléter le projet.
Il ne restait qu’à tout apporter chez l’imprimeur et à attendre, fébrile. Il était temps que le jeu se termine : j’en avais plus qu’assez de faire le cachotier, surtout envers celle avec qui mon plus grand bonheur est de tout partager !
Je lui ai remis le livre lors de son anniversaire de soixante-quinze ans. Elle l’a serré contre sa poitrine, des étincelles dans les yeux. Une fois lu, c’est moi qu’elle a serré, en murmurant que grâce à moi, ses parents revivaient, et qu’un vide se comblait.
« Merci, mon amour. »
Sachez, chères lectrices, chers lecteurs, qu’en vous invitant à entrer dans cette maison de mots, je récidive : vous devenez les nouveaux complices de mon doux complot.
Lam Roussel
PREMIÈRE PARTIE
Démolitions
1
Entre Jeannine et ce qui l’entoure pend un voile lourd sur ce joyeux matin de printemps. Quand elle ouvre pour sortir, elle n’écoute pas la musique des oiseaux. Elle ne hume pas l’air frais qui charrie des relents de verdure en éclosion. Elle met la clé dans la porte avec la minutie d’une invalide.
« Vie cassée, vie cassée », murmure-t-elle tandis qu’elle avance mécaniquement sur le trottoir.
Elle traverse un petit pont enjambant, à sa gauche, une baie entourée de maisons, sa surface plane et miroitante survolée d’hirondelles ; à droite, c’est l’ouverture graduelle vers le lac de Waterloo et un lointain scintillement, les vaguelettes soulevées par les brises qui coulent des collines environnantes. Ses souliers plats et son manteau de drap sont d’une sobriété sans éclat. Seule la tresse épaisse qui lui descend jusqu’au milieu du dos la distingue d’une quelconque manière.
« Vie cassée, vie cassée » ; l’espèce de mantra s’enfonce en elle comme un hameçon, comme un éperon. Elle a l’impression de laisser une trainée de sang en chemin. Elle s’arrête au feu rouge même s’il n’y a aucune auto à l’horizon, aveuglément obéissante en apparence, tandis que sous son manteau terne le moteur de sa douleur surchauffe.
La côte Clark dont elle amorce la montée impose un changement de rythme à sa démarche de somnambule, fait appel à l’effort physique. Son refrain se transforme pour la circonstance : « Faire face à l’épreuve, faire face à l’épreuve », et l’injecte d’une dose d’adrénaline rageuse. Les vieilles demeures de la côte se succèdent, puis les pelouses de l’ancien couvent Maplewood. Jeannine ne voit bientôt plus que le trottoir en pente à gravir, n’entend plus que sa litanie qui la pousse à forcer le pas, forcer le pas, forcer le pas, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et doive s’arrêter, les poumons en feu et le cœur pompant avec frénésie. Il n’y a plus de mots en elle, seulement la pulsion emballée de son sang dans ses oreilles. Elle place une main sur son cœur, un peu effrayée mais sans regret, car son autre douleur s’est atténuée, évacuée par sa marche forcée.
Son corps se calme assez pour qu’elle puisse reprendre en douceur ce qui reste de la montée avec un léger tremblement dans les jambes. Une masse de tulipes sur un parterre s’offre à ses yeux et réussit à la pénétrer, d’une douce explosion de rouges et de jaunes.
2
Peter Swett monte à pied du côté campagne de la même colline. Il envoie valser des cailloux avec ses bottes de moto poussiéreuses tout en posant son regard sur les champs de son grand-père. Il est envahi par des souvenirs d’enfance : de foin mis en balles par des journées de chaleur intense, de Grand-papa qui lui faisait des clins d’œil d’encouragement et de sa grand-mère qui leur apportait des cruches de limonade miraculeusement fraîches.
Les conifères au fond du vallon cachent un ruisseau ombragé où il se prélassait pendant des heures, une fois que son grand-père avait manqué de tâches à lui faire exécuter ; la pêche prétendue était une excuse pour se laisser enfoncer délicieusement dans la glaise et les mystères de l’eau, en compagnie de têtards et libellules.
Il repense aux bruits de la ville qu’il a quittée il y a seulement quelques heures : grondement de camions, klaxons, musique fiévreuse pompée des fenêtres d’autos et des entrées de bars, le geignement hydraulique des ordures se faisant compacter à des heures indécentes. Le présent si calme, ponctué seulement par quelques pépiements et bruits d’insectes, semble irréel par comparaison, presque trop innocent pour être vrai. La même accalmie soudaine qui l’a frappé quand il a éteint le moteur de sa Harley hier soir dans la cour de la ferme. Le deuxième choc était venu de la pancarte « À Vendre-For Sale » plantée devant la vieille demeure.
Le champ à sa gauche porte la marque de la main solide de son grand-père, le chaume coupé proprement au ras du sol, dans l’attente d’une nouvelle saison de soins qui ne viendront peut-être pas. Il se demande combien de temps les mauvaises herbes prendront pour se propager avant de se concentrer à nouveau sur les coups de talon qu’il assène au gravier de la route, les mains dans les poches. Il tente de se remettre dans la peau du petit gars de jadis qui marchait vers la ville avec rien de plus important dans la tête que le choix de boisson gazeuse qu’il allait siroter tout en scrutant les filles qui passaient sur le trottoir.
Aujourd’hui, sa mâchoire demeure serrée, jusqu’à ce qu’un pluvier kildir se mette à courir devant lui sur ses pattes maigrichonnes, dans une tentative à la fois comique et héroïque de l’éloigner de son nid. Il ne peut que sourire devant un tel courage. Don’t worry, your eggs are safe with me. Il cueille une longue tige d’herbe qu’il mâchouille en poursuivant son chemin jusqu’au haut de la côte.
3
L’indéfinissable odeur douceâtre qui accueille Jeannine lorsqu’elle pénètre dans le centre de soins de longue durée l’incommode déjà moins qu’à sa première visite. Elle se crispe cependant tout autant en se préparant à faire face aux yeux perçants de son mari, qui seront bientôt braqués muettement sur elle. Elle croise dans le corridor une femme âgée qui câline une poupée de chiffon en lui murmurant à l’oreille. Alzheimer. Elle ne sait pas si elle doit saluer la vieille ou l’ignorer. Elle opte pour un bonjour timide que l’autre ne semble pas entendre. Ensuite passe un homme en fauteuil roulant aux bras cruellement maigres. Cette fois, c’est lui qui la salue le premier en demandant comment elle va d’une voix ténue ; elle balbutie une réponse et imite bêtement sa question. Les yeux de l’homme se plissent, taquins, avant qu’il réponde « Ça roule, ça roule » en s’éloignant. Le baume de la bonne humeur. Elle se forge un faux sourire à offrir à son mari en pénétrant dans sa chambre.
Le lit a été orienté vers la fenêtre depuis la dernière fois, et la tête soulevée.
— C’est moi, Étienne, murmure-t-elle en se penchant au-dessus de lui pour déposer un baiser sur son front.
Jeannine s’installe sur une chaise à ses côtés et place une des mains inertes de l’homme entre les deux siennes. Elle se rappelle la nuit où cette même main l’agrippait comme une serre, comme s’il tombait d’une falaise, la nuit où son sang s’est coagulé en embâcle massif dans le côté gauche de son cerveau. Paralysie de la parole, paralysie d’une grande partie du corps, paralysie de leurs deux vies.
Après la crise en pleine nuit et le vacarme de l’ambulance, après la fébrilité de la salle d’urgence étaient venus les soins intensifs feutrés et la panoplie des machines clignotantes, les batteries de tests, puis le verdict : les fonctions de la pensée semblent intactes, leur a-t-on dit pour les encourager, en vantant les mérites des anticoagulants qui viendront peut-être un jour à bout des caillots. D’ici là, c’est la condamnation pour un temps indéterminé à cette petite pièce si vide de mouvement, si pleine de ce silence qu’elle doit rompre à tout prix.
— Ça sent le printemps dehors. Bientôt les érables que tu vois d’ici vont se remplir de feuilles.
Elle ressent la banalité de ses propos et change de cap intérieur, à la recherche de vraies paroles.
— Écoute, Étienne, je viens de monter la côte à pied. J’ai eu à faire un effort et ça m’a rappelé que je suis vivante, malgré tout, et que tu l’es aussi. On va affronter la situation et passer à travers ensemble, comme on l’a toujours fait.
Elle lui presse la main jusqu’à ce qu’il retourne faiblement sa pression et elle fouille dans les yeux de son homme pour trouver le point de raccordement entre eux, la suite de leur partenariat pour le meilleur et aujourd’hui pour le pire.
Quand elle sort de la chambre, Jeannine manque de force pour entreprendre la descente de la côte, alors elle se dirige vers la petite cafétéria de l’hôpital. Elle s’achète un jus et s’assoit à la seule table libre. Des employés en pause remplissent les autres tables de leurs blouses blanches et de leurs conversations bruyantes. Elle se réfugie dans l’observation de la montagne de Bromont au loin, qui se teinte de ses premiers tons de vert pâle. Elle sent une présence à ses côtés et se retourne ; un jeune homme en blouson de cuir est planté là, café en main, manifestement gêné de lui imposer sa présence. Jeannine l’encourage à s’asseoir d’un signe de main, ce qu’il fait prestement.
— Je m’excuse de vous déranger. C’est vraiment plein ici.
— Il n’y a pas de problème.
— Vous souvenez-vous de moi ? Peter Swett.
— Le fils de Jim Swett ?
— C’est ça.
— Je ne t’avais pas vu depuis des années. Je ne t’aurais pas reconnu sur la rue.
— Je suis parti étudier ; je vis à Montréal depuis quelques années, en anglais – c’est pour ça que mon français est… « rusty ». Ça se perd vite.
— We can speak in English, if you want.
— Non, je veux pratiquer. C’est comme le sport : il faut jouer pour que la forme revienne.
— Comment vont tes parents ?
— Oh, ils sont bien. Je suis ici à cause de mon grand-père, cette fois. Il s’est cassé le dos dans sa grange, en travaillant tout seul, comme d’habitude. Mes parents lui avaient demandé de déménager chez eux quand ma grand-mère est morte, mais il ne voulait rien savoir. Alors maintenant il est un « wheelchair farmer » dans cet hôpital. Je suis là pour surveiller la ferme jusqu’à ce qu’elle soit vendue.
— Et ensuite tu retourneras à la ville ?
— Je ne suis pas certain ; on verra.
— Tu pourrais travailler à l’usine de ton père.
— Non ; n’importe où sauf là.
Elle regrette d’avoir tenu pour acquis qu’il voudrait profiter du rôle de cadre de son père pour se placer. Un changement de sujet s’impose.
— Tu es allé à l’école avec Sylviane, n’est-ce pas ?
— J’étais plus vieux qu’elle, mais une fois je l’ai défendue contre un des petits « tough » de l’école ; après ça j’étais un superhéros à ses yeux. Qu’est-ce qu’elle fait de bon ?
— Elle est encore à l’université ; elle a commencé en travail social puis elle a changé pour la sociologie.
— Des domaines difficiles ; ils ont tout le temps la face dans les problèmes de la société.
— Elle a toujours été résistante.
Il ne remarque pas l’hésitation dans cette affirmation.
— Oui, c’est mon souvenir d’elle : une petite jeune active qui savait ce qu’elle voulait.
Ils sirotent leurs breuvages un temps sans parler. Elle se rend compte qu’elle n’a rien dit pour expliquer sa présence en ce lieu.
— Mon mari est ici. Il a eu un AVC il y a un mois et maintenant il est paralysé.
— Oh. Ça doit être difficile pour toi.
— Pour moi et pour lui. Il a travaillé au pénitencier toute sa vie et il était à veille de prendre sa retraite. Mais on doit oublier tout ça et s’ajuster à la nouvelle situation.
Elle pense aux brochures de voyage qui traînent encore sur une commode à la maison, des offres de croisières surtout, c’est ce qu’Étienne avait tenu le plus à se payer avec sa nouvelle liberté. À jeter ; à jeter et à oublier. Le jeune Swett se lève.
— Bon, bien, bonne chance, Madame Cardin. Dites bonjour à Sylviane pour moi.
— Je le ferai. Moi aussi, je dois partir.
Il lui tient la porte gauchement avec son grand bras au-dessus d’elle. Elle se sent petite – petite mais protégée. Ils se quittent au coin de la rue ; elle descend vers la ville, il prend le versant opposé pour rejoindre le chemin de gravier et les champs.
4
Hello Robert,
I’ve been out of the city for exactly a week today. It’s like I’ve made a switch to another planet.
Et, pour pousser encore plus loin cette idée, je « switch » cette petite lettre au français, même si nous sommes deux « Anglos ». Mon retour ici m’a rappelé que j’ai déjà pu changer d’une langue à l’autre sans effort dans ma petite ville bilingue de Waterloo. Je sais que tu connais aussi le français, alors… « Es-tu game ? »
C’est peut-être aussi une autre façon de m’éloigner de la grande ville et de ce qui m’a fait partir, même si je ne peux pas croire que des bandits de Montréal se rendraient jusqu’ici pour retrouver un petit poisson comme moi.
Mais toi, encore caché là-bas, tu dois être très « stressed out » de ce qui pourrait arriver. Le seul conseil que je peux te donner est de maintenir un profil bas ; et je te répète qui si tu veux me rejoindre, il y a beaucoup d’espace ici, assez pour devenir fou, mais c’est moins pire que de se faire tuer.
J’ai encore de la difficulté à comprendre comment on s’est laissés embarquer. Mais tout le monde sait que les loups sont experts pour trouver et profiter des moutons…
Bon, c’est tout pour maintenant ; c’est toi qui as le don de la parole, tandis que je suis celui qui transpire avec maillet et ciseau.
« Country » Pete
* * * * *
Peter se brosse les dents, penché au-dessus d’un évier en émail écaillé. Il se souvient d’avoir fait la même chose sur le bout des orteils, il y a longtemps ; il tente de compter le nombre d’années et l’estime à une vingtaine. Aujourd’hui, il est grand et osseux dans le miroir, son torse nu et plat, d’une pâleur de citadin. Il se rend compte qu’il se presse, déséquilibré par le silence de la ferme. Il s’essuie la bouche et se regarde dans les yeux en disant tout haut :
— So you’re all excited about getting out to buy eggs and milk, is that it, big boy ?
Il envoie son rire féroce dans le vide de la vieille maison.
Le soleil est aveuglant lorsqu’il descend de la véranda. La Harley est toujours incongrue dans la cour de la ferme même si elle tente de s’y intégrer sous une couche de poussière. Peter est néanmoins satisfait d’entendre le grognement du moteur en prenant la route. Son œil est attiré par les mélanges de couleurs des fleurs sauvages qui bordent la route. Il laisse la grosse moto avancer avec lenteur tandis qu’il absorbe une myriade de jaunes, de roses, de mauves. The artist’s eye, the fucking artist’s eye. Il accélère en montant la côte, en essayant de regarder droit devant.
Peu de temps après, trop peu, sa courte liste d’emplettes épuisée, il se balade sans but autour de la ville, notant les maisons d’amis d’enfance qu’il a perdus de vue, en se disant qu’il a probablement peu en commun avec eux maintenant. Il passe devant l’antique Temple maçonnique aux briques brunes usées. Il y a une pancarte qui annonce « Exposition des Peintres unis de Waterloo. ». Il s’arrête en laissant grommeler son moteur. Ses jours, ses années passées à l’étude des arts défilent en parade dans sa mémoire, ses nuits de production fiévreuse, assailli par le doute, puis par l’humiliation de promener son portfolio d’une galerie à l’autre, sa mince confiance se fissurant à mesure qu’une porte après l’autre se refermait derrière lui. Il semblait exister une conspiration pour tenir tout nouvel artiste à distance du monde des arts.
Il revient au présent, à la rue paisible bordée d’arbres. Back home to rest, back home to start afresh. Nothing to fear in a small-town art show. Just relax into it.
Le vestibule est frais, il hume le vieux bois et sent du vernis frais. Des rénovations sont manifestement en cours : une pile de planches bloque l’accès de l’escalier à sa gauche. Il pénètre dans la pièce centrale, plutôt carrée, au plafond haut et aux fenêtres étroites en ogive. Pas une splendeur d’architecture, mais un lieu dégageant une impression de solidité rassurante.
Il fait un rapide survol des exposants dont les espaces sont disposés en rond autour de la salle. On y retrouve un mélange de styles assez hétéroclite : pastels, aquarelles, acryliques. Il s’arrête devant un étal qui ressort par rapport aux autres. What is it about these paintings? La technique est basée sur l’impressionnisme, les coups de pinceau sont discrets, mais sûrs ; les scènes de nature dominées par de gros arbres jouent sur les contrastes entre les zones de lumière et d’ombrage. Du travail doucement contrôlé et intelligent. Il regarde la signature : J.C. Jésus Christ ? Il rigole intérieurement : It’s a temple, after all. Il recule pour contempler les tableaux de plus loin et se heurte à quelqu’un.
— Oops, sorry.
— Bonjour, jeune homme. La ville est petite, n’est-ce pas ?
C’est la femme qu’il a rencontrée au centre d’hébergement, Jeannine Cardin.
— C’est vrai. Seriez-vous l’artiste J.C. ?
Elle hoche la tête. Il se tourne vers les toiles :
— J’aime votre style. Il y a une belle exploration des ombres dans vos arbres et les fleurs en avant-plan font un beau contraste.
Il a confusément l’impression d’utiliser à outrance « beau » et « belle », mais continue de parler :
— Si j’avais de l’argent et une maison où les accrocher, je t’en achèterais.
Elle l’observe tranquillement.
— Tu peins aussi ?
— Oui et non. J’ai étudié en art et je me suis finalement spécialisé en sculpture, mais ma carrière est restée au point mort. Je suis en genre de « sabbatical », qu’on pourrait dire.
Il fait voir un sourire tendu, comme un enfant qui fait le brave, mais la femme n’est pas dupe. Elle vient de plonger des yeux déconcertants dans les siens quand il reçoit une claque dans le dos. Il se retourne :
— Hey son, can’t keep away from the art crowd, right?
Big Jim Swett.; il n’est désormais pas plus grand que Peter, mais continue de prendre beaucoup de place. Un homme d’action et un meneur d’hommes, gérant de la plus grosse usine de la place. Les pattes-d’oie autour de ses yeux sont plus profondes que dans le souvenir de Peter lorsqu’il sourit largement à Jeannine en lui serrant la main dans sa grande patte.
— Félicitations, Jeannine, tes peintures sont toujours aussi jolies !
Peter n’a pas l’habitude d’entendre son père parler en français, ce qu’il fait étonnamment bien malgré un accent prononcé.
— Sorry folks, the p.r. man has a job to do.
Ils le regardent monter sur une scène improvisée en saluant tout un chacun.
— Il siège à la plupart des comités de la place, ton papa. Cette ville est importante pour lui.
Peter ne fait que hocher la tête. Une succession de brefs discours lui fait découvrir : que le bâtiment vient d’être cédé à la Ville pour un dollar en devenant « La Maison de la Culture » ; que son père et d’autres ont couvé ce projet jusqu’à ce qu’il éclose ; que ce jour signale le début d’une nouvelle vie pour l’édifice âgé de plus d’un siècle, et qu’ils ont tous raison d’en être très fiers.
Peter et Jeannine se tiennent côte à côte le temps des allocutions. Il la regarde de biais. Un visage aux traits bien définis, les pommettes hautes et une torsade de longs cheveux noirs, un corps à l’ossature solide. Il se demande quel âge elle peut avoir. Elle doit être dans la quarantaine, avec une fille un peu plus jeune que lui. Et un mari paralysé.
Il y a des applaudissements. Un ruban a été coupé, la cérémonie tire à sa fin, du vin dans des verres de plastique commence à circuler à travers le brouhaha des conversations. Peter cueille deux verres d’un plateau de passage et ils se retournent vers les peintures, dans un silence de courte durée.
— Peter, je veux te présenter quelqu’un.
Ils se retournent pour faire face à Jim et une femme corpulente au regard futé.
— Lise, voici mon fils Peter, connaisseur d’art. Peter, Lise Boucher, présidente du comité culturel ; c’est son heure de gloire. Je disais à Lise que je serai parti en vacances avec ta mère pendant une partie de l’été et j’ai pensé que tu pourrais donner un coup de main au comité ; ce sera surtout du travail manuel comme tu l’aimes pour faire avancer les rénovations ici. Qu’est-ce que t’en penses ? Le salaire est mauvais, mais ça te permettra de sortir de la ferme.
— Je ne sais pas… commence-t-il à dire quand Lise se met de la partie :
— Jeannine siège au comité aussi. On n’est pas un groupe formel, n’est-ce pas, Jeannine ? Ça serait une bonne chose d’avoir des bras forts de jeune avec nous.
Elle sourit à Jim et les deux sourient à Peter qui a l’impression de n’avoir d’autre choix que de dire oui.
Quelqu’un s’approche de Jeannine pour la questionner sur ses toiles et elle se détourne. Peter reçoit une autre tape dans le dos de son père et dans la minute suivante il se retrouve à nouveau dans la clarté aveuglante de la rue, avec l’impression inconfortable de s’être fait embrigader contre sa volonté. Sur un autre niveau, il est apaisé par le souvenir de toiles aux grands arbres ombragés et de la main tranquille qui les a peints.
5
Cher Peter,
Tu m’as surpris en m’écrivant en français ; c’est un peu contre nature, en fait. Depuis le temps que notre lien est en anglais, ça me fait tout drôle de communiquer avec toi autrement. Je comprends que tu voulais prendre tes distances, mais de là à changer de « planète langue » en plus…
Mais je respecterai ton choix ; au fond, ça me fera du bien à moi aussi de faire un « flip » linguistique. Surtout que dans une autre vie, avant de te connaître, j’ai été plongé dans une immersion française intense. Il est peut-être temps que je m’y remette…
Tout comme toi, je ressasse les évènements récents à partir de ma cachette. (Un terme romantique pour ce lieu de fond de poubelle. Je n’ai pas d’animaux de ferme comme toi, mais je peux me vanter d’abriter des coquerelles. Très sociables et affairées, ces petites bestioles – avec des complets noirs et des téléphones cellulaires, elles feraient fureur dans le quartier des affaires !)
Coquerelles à part, occupons-nous de nos propres affaires. En l’occurrence, comment on a fait pour se mettre dans un tel pétrin. Récapitulons les choses pour y voir plus clair :
Que dire en conclusion ? Si j’aligne les adjectifs utilisés pour nous décrire, de « naïfs » à « désillusionnés », il s’en dégage une saveur d’adolescence attardée…
Alors, au lieu de nous flageller comme on pourrait le faire longuement, disons que c’est une occasion de grandir, d’une part, et de tourner une page ; et si ce qui vient de se passer signale la fin d’une forme d’innocence, ça doit aussi contenir les semences de quelque chose de nouveau… et pourquoi pas, de beau.
Nous étions déçus que le monde des arts ne nous accueille pas à bras ouverts. Peut-être que c’est nous, ados de cœur, qui n’étions pas prêts à gérer ça. Et pourquoi la reconnaissance immédiate est-elle si importante ? N’est-ce pas une insécurité juvénile que d’avoir besoin de se faire dire sans cesse qu’on a de la valeur pour pouvoir avancer ?
Alors, voici ce que je dis : je vais écrire juste pour mon propre plaisir pendant un temps. Voici une citation de moi-même que je viens de composer : « La quête artistique est avant tout personnelle, une manière de trouver ses propres racines, sa propre terre, son propre paradis. »
Toi, sur la ferme de ton grand-papa, tu es bien placé pour chercher tes racines ! Trouve-toi une pelle !
Ton ami dans la fuite et dans les retrouvailles,
Robert Dean
P.-S. Mon premier projet de cette époque de « page tournée » sera inspiré par ton exil loin de la ville. Tu devrais bientôt recevoir le premier d’un nombre indéterminé de « Clichés », des petits textes citadins qui se retrouveront dans ta boîte aux lettres. J’espère que cette boîte est en tôle et un peu amochée, comme il se doit, et qu’elle a un petit drapeau rouge que la postière ou le postier lève pour t’attirer. Je sais que je pourrais t’envoyer des courriels, mais c’est tellement plus chouette ainsi : une bonne vieille « boîte à malle », une enveloppe qu’on déchire avidement, et des feuilles qu’on peut toucher comme l’a fait celui ou celle qui les a envoyées.
6
Peter entre dans la cour de la ferme encore agité par sa visite à la Maison de la Culture. Au lieu d’entrer dans la maison, il marche à grands pas vers le ruisseau qui coule en contrebas des bâtiments. Il fouille dans les broussailles jusqu’à ce qu’il retrouve le « swimming hole » de sa jeunesse, un bassin beaucoup plus petit que dans son souvenir. N’empêche, il enlève ses vêtements et entre jusqu’aux mollets. La vase argileuse passe entre ses orteils comme à l’époque ; il plonge et refait surface avec un cri d’étonnement que l’eau soit si fraîche, puis entreprend une série de longueurs sur la courte distance qui lui est allouée. Une fois son trop-plein d’énergie dépensé, il se laisse flotter en observant les insectes patineurs qui glissent sur la surface lisse de l’eau, puis se tourne sur le dos. Au travers des branches, des nuages innocents dans un ciel autrement vide.
Il s’assèche avec sa chemise. Il pense à son père, en soufflant le chaud et le froid ; d’un côté, c’est un homme qui, derrière son sourire, est un brasseur d’affaires – et de gens. D’autre part, où serait la ville sans des brasseurs en son genre ?
Puis il y a ce comité dans lequel il s’est fait aspirer. If I don’t assert myself, others sure as hell will. Il décide de ne pas s’en faire ; ce sera une façon de reprendre contact avec la ville… et avec une certaine dame peintre…
Il passe l’aspirateur dans la maison et tond la pelouse au cours de l’après-midi. Ce sont des tâches qu’il effectue avec la vente de la ferme en tête, ce qui l’amène à porter un regard critique sur les lieux. Le mot « usé » résume le tout : une grange fatiguée où il manque quelques planches et qui commence à pencher, une peinture crème défraîchie sur une maison en bois qui accuse aussi son âge et qui date de… il réalise qu’il n’en a aucune idée. Loyalist times, maybe? Il examine les poutres des fondations et se rend compte que la pourriture sèche y est installée. De plus, une remise ajoutée d’un côté de la maison et un poulailler vide de l’autre infligent une allure raboutée, voire négligée au tout. Il songe à son grand-père qui y a consacré sa vie et redoute le moment où il devra lui en parler.
Il est sur la galerie, secouant le tapis de l’entrée, quand un véhicule qui était stationné au milieu de la côte descend avec lenteur et entre dans la cour. De la Buick modérément luxueuse sort un homme modérément luxueux portant cravate et manches courtes. Son regard balaie, analyse en même temps que sa main s’avance et que son sourire s’affiche.
— Bonjour, do you speak French or English ?
— Les deux – ces jours-ci je travaille mon français.
— J’ai pensé que vous étiez anglophone en voyant le nom sur la boîte de courrier.
— C’est la ferme de mon grand-père.
— Est-ce que je peux parler à monsieur Swett ?
— Il vit à l’hôpital maintenant. Je suis ici pour prendre soin de la place.
— Et je vois que la ferme est à vendre.
— Mon grand-père ne pourra plus travailler.
— C’est dommage ; une grande propriété comme ça demande beaucoup de soins.
Il fait une pause et regarde ouvertement autour de lui. C’est évident qu’il voit l’aspect décrépit que Peter a vu, et qu’il a aussi vu que cette terre n’est pas d’une grande valeur agricole. Des tas de pierres garnissent les abords de champs où des affleurements de roche-mère percent le sol ici et là. Une terre de subsistance, sans plus.
— Mon nom est Vincent Labrecque. Je travaille pour Les Promotions immobilières de l’Estrie. Je suis un « scout » pour ma compagnie. Je cherche les meilleurs « spots » pour des projets de construction. C’est bien placé ici, près des services de Waterloo.
— Vous parlez de quel genre de projet ?
— Peut-être des condos avec des commodités comme piscine et terrain de tennis, peut-être un terrain de golf, ou une combinaison de tout ça. On étudie chaque site et le marché de la région, mais c’est toujours de la construction de qualité.
Peter a une vision d’une étendue de bâtiments encombrant le haut de la colline, sent l’eau chlorée, imagine une voiturette de golf aux passagers en bermudas criards.
— C’est une zone agricole, ici.
— Vous savez, le zonage, c’est un peu une affaire politique. Quand un projet est un plus pour toute la communauté, ça compte. Et si on prouve à la commission de zonage que l’exploitation agricole est de qualité médiocre, on a une bonne chance.
Même si l’homme a raison, Peter se sent insulté au nom de son grand-père, qui a donné sa vie à cette « qualité médiocre », en lui soutirant malgré tout de quoi manger. Labrecque, qui lit son faux pas dans le visage du jeune homme, recule d’une marche en tendant sa carte.
— Vous allez parler à votre grand-père ?
— Ça, c’est sûr.
L’homme ouvre la portière de sa voiture et se retourne pour asséner ce qu’il doit considérer comme le coup de grâce.
— On n’a pas parlé de prix. Mais je peux vous garantir qu’on lui donnerait 50 % de plus que la valeur marchande. Peut-être plus, s’il est un bon négociateur.
Il révèle cette information sur un ton de confidence et avec un clin d’œil. Son sourire d’apparat retombe aussitôt qu’il reprend le volant ; il repart plus rapidement qu’il était arrivé.
7
La journée tire à sa fin. Peter sort une chaise berceuse sur la véranda. Avec la fraîche qui succède à la chaleur de la journée, une fine vapeur s’élève du secteur humide près du ruisseau et enrubanne la maison. Des oiseaux roucoulent leurs derniers commentaires avant de dormir. Quelques hirondelles des granges chassent toujours des insectes, voletant aussi silencieusement que des chauves-souris. Peter n’a pas besoin de les voir pour se sentir attaché à elles. Il les a observées de près lorsque, jeune, il grimpait jusqu’aux plus hautes solives de la grange. Il n’a pas oublié leurs petits corps sveltes, d’un bleu métallique sur le dessus, ni leurs gorges orangées, ou leurs queues découpées en V qui s’ouvraient comme des ailes d’avions de chasse quand elles se mettaient en vol, hallucinantes d’agilité et de précision.
Son père l’a appelé à l’heure du souper. Il s’est à moitié excusé d’avoir poussé Peter au bénévolat, mais dans la même phrase a affirmé que c’était sûrement ennuyant de passer des journées entières dans le vide de la ferme. Peter a répliqué que ça lui faisait du bien après le stress de Montréal. Son père a ri en disant qu’il ne voudrait jamais y vivre : « I’d rather be a big fish in a small pond ! »
Peter a laissé échapper qu’il n’a pas l’intention d’y retourner. Il y a eu une hésitation à l’autre bout de la ligne, avant que son père dise : « Your mother said you looked discouraged as soon as she saw you. » Il a ensuite offert à Peter de se réinstaller chez eux jusqu’à ce qu’il ait décidé de ses projets futurs. Il imagine sa mère au coude de son mari, hochant de la tête en accord avec ce qu’elle lui a par ailleurs commandé de dire.
Peter a ressenti une pointe d’humiliation, malgré la gentillesse de l’offre. Il les a remerciés en ajoutant d’un ton un peu sec qu’il est bien sur la ferme. Puis il a changé de sujet en racontant la visite qu’il a reçue. Il l’a fait de façon factuelle, en gardant ses sentiments pour lui-même.
Son père a confirmé que la Ville ferait sûrement des pieds et des mains pour faire avancer un tel projet. Peter l’a poussé à se commettre :
— Fine for the town; what’s your personal feeling about letting the farm go ?
— What are the options ? That place was fun for visitors like you, but I was raised there, shovelling shit and plowing around the rocks, and things weren’t always funny when it was time to pay the bills.
Il y a eu un silence aux deux bouts de la ligne. Peter n’a jamais entendu son père exprimer une telle amertume. Ce dernier a continué d’une voix radoucie en disant que, de toute manière, ce serait au grand-père de Peter de prendre la décision :
— He may be in the hospital, but he’s as pig-headed as usual !
Ils ont ri tous les deux. Son père lui a demandé de dire bonne nuit aux criquets de la campagne avant de raccrocher.
La noirceur et le silence de la nuit se sont approfondis. Même les criquets se sont tus. Peter ramasse sa chaise et rentre.
8
Le mur défraîchi que Jeannine est en train de peindre accueille le blanc immaculé avec bonheur. Elle contourne avec soin les médaillons de plâtre en bas-relief ; eux recevront une couche de bleu.
Elle songe aux Maçons qui ont longtemps habité ces lieux, des hommes d’une autre époque ; elle les imagine sérieux et secs, vêtus de noir, avec leurs rites et leurs secrets de confrérie, mais allez donc savoir : peut-être se cachaient-ils ici pour rire à gorge déployée…
Il n’en demeure pas moins que leur lieu de rassemblement était bien austère, en contraste avec les somptueuses églises catholiques de son enfance, lourds vaisseaux chargés de dorures et de joyaux trônant au centre de chaque paroisse.
Quoi qu’il en soit, la prochaine réunion du comité culturel rendra irrévocable la nouvelle vocation de l’endroit. Il y sera question de la programmation de l’an un ; théâtre, humour et musique en tout genre sont à la veille d’investir les lieux, sitôt le brouhaha des rénovations calmé. Les vieilles briques posées par les franc-maçons n’ont qu’à bien se tenir…
Elle est juchée sur un escabeau quand elle voit entrer Peter Swett, un t-shirt noir galbant ses larges épaules. Il examine les échafaudages d’une hauteur imposante au milieu de la salle, où l’on s’affaire à fixer des projecteurs au plafond. Son regard finit par se tourner vers elle et il s’approche aussitôt.
— Bonjour, Madame Cardin, comment ça va ?
— Ça va ; do you like my painting ?
— Parlez-moi en français, s’il vous plaît ; je suis jaloux du français de mon père.
Il prend des airs de critique d’art pour examiner le mur, la main au menton et le front plissé.
— C’est un travail très, très abstrait, mais j’aime bien.
Il paraît satisfait du rire qu’il lui a arraché.
— Alors, où est le « foreman » de la place ?
Elle pointe du pinceau un vieil homme chauve qui empoigne une scie ronde à l’autre bout de la pièce.
— Va voir Lucien.
Peter reconnaît l’employé de la quincaillerie, le préféré de son père.
Le vieux en savait effectivement long sur la plomberie, la menuiserie, la peinture, la réparation de diverses brisures et fissures, la coupe de vitres et de clés, la colle, les pentures, mille et une connaissances accumulées au fil des ans. De plus, il questionnait avant de vendre, de sorte que ses clients repartaient à coup sûr avec les bons matériaux.
Mais ce qui avait le plus impressionné le jeune Peter, c’était ses doigts, ou plutôt l’absence de l’extrémité de deux d’entre eux. La première fois qu’il les avait vus, ces doigts écourtés comme de petits saucissons, il n’avait eu d’yeux que pour cela. Lucien avait fini par se pencher sur le garçon : « When the worker is not smart, the tools can bite ! » Il avait fait le geste de mordre. Peter se rappelait de cette image quand il devait utiliser des outils d’un quelconque danger.
— Bonjour Lucien.
— Bonjour… hey, little Peter ! You’re a tall man now !
Peter se fait taper sur l’épaule par la même main qui l’a marqué dans son enfance.
— Je viens travailler.
— Sure, I find you a job right away.
Peter réalise que Lucien, qui s’est toujours efforcé de s’adresser à ses clients anglophones dans leur langue, aura bien de la difficulté à lui parler autrement qu’en anglais.
Il se voit confier une première tâche qui consiste à arracher des plinthes et moulures de bois afin que des travaux puissent être effectués sur les murs. Le hic est qu’il doit tenter de les retirer intactes, mais les boiseries sèches se fendillent ou cassent carrément malgré toute la délicatesse qu’il met au travail. Il accroche Lucien qui passe dans les parages :
— The damn things keep splitting on me.
Lucien examine la situation.
— You don’t worry; I can make some just like this in my garage. You go fast and break them, it’s no problem.
Peter, soulagé, se laisse aller à une démolition en règle qui ne prend que quelques minutes. Le vieux lui demande ensuite s’il peut monter du matériel aux éclairagistes sur les échafaudages.
— These men are professionals; each minute we pay. You can go up ?
Peter le rassure et quelques minutes plus tard il se retrouve dans la structure métallique qui lui rappelle l’environnement du funeste « Plumbing ».
Jeannine s’arrête et observe la facilité avec laquelle Peter grimpe, la souplesse et l’exubérance de ses jeunes muscles. Elle se sent vieille tout à coup, raidie qu’elle est par les quelques marches de l’escabeau, puis songe à sa fille Sylviane, encore plus jeune que Peter, mais écrasée par un poids que sa mère ne comprend pas. Celle qui a déjà été si sportive et enjouée est aujourd’hui vautrée dans le salon devant de tristes romans-savons ; elle ouvre à peine la bouche depuis qu’elle est revenue de l’université pour l’été. Elle semble dans l’attente, mais de quoi ? Que le nuage qu’elle traîne à sa suite se dissipe ? Elle n’a fait qu’un commentaire fracassant sur sa fin de session :
— Leur beau diplôme, ils peuvent se le mettre dans le cul !
Depuis cet unique coup de tonnerre, rien. Jeannine est envahie par un sentiment d’impuissance, de mouche captive sur une toile d’araignée. Comme si ce n’était pas assez d’apprendre à vivre avec un mari estropié. Elle échange le pinceau pour le rouleau. La peinture s’étend à grands traits, son bras animé par une sombre détermination.
Quand Peter finit de se promener dans les hauteurs et a de nouveau les pieds bien posés sur le sol, il revisite le pan de mur de Jeannine. Elle a quitté les lieux sans bruit, laissant derrière elle une vaste étendue, de la blancheur aveuglante d’un champ de neige.
9
Cher Robert,
Avant que je l’oublie, tu diras bonjour à tes compagnons insectes. C’est bon de savoir que tu n’es pas seul dans ta vaste résidence.
Ton analyse de nos malheurs était assez bonne, même si c’est un peu décourageant de nous donner un âge mental d’adolescents. Il faut dire que les mentalités d’adultes ne sont pas toujours un cadeau, alors ce n’est peut-être pas si mal de garder un peu de jeunesse et d’innocence.
Concernant notre sensibilité d’artistes frustrés et toute cette merde, je ne sais plus quoi en penser. De toute façon, je suis en pause. (Tiens, un jeu de mots : artiste en « pose » ! C’est mieux en rire qu’en pleurer !)
Aussi, en ce moment, on n’a pas d’autre choix que de suivre un chemin en solo à la Van Gogh ; au moins on peut chacun être le frère Theo de l’autre. Il faudra s’avertir si l’un ou l’autre songe à se couper une oreille !
Je suis content de savoir que tu repenses à aiguiser tes crayons d’écrivain. Moi, je n’ai aucune inspiration de sculpteur de ce temps-ci. Je suis plutôt en train de casser des choses. J’ai arraché des boiseries à la Maison de la Culture l’autre jour, un réchauffement avant une vraie démolition à coups de masse que je vais faire ici à la ferme. Le contraire du processus créatif, mais ça me permet de brûler mes énergies négatives en attendant d’être à nouveau prêt à construire.
Je vais quand même embarquer avec toi et t’envoyer des « Clichés » d’ici. Je n’ai pas ton don pour m’attaquer à une page blanche, mais bon…
Cliché campagnard #1
Fleurs de route,
Je ne connais pas vos noms,
Vous ne connaissez pas le mien,
Mais vous me parlez
Avec vos balancements et vos coloris
Je veux m’approcher,
Plonger mon visage dans vos odeurs,
Et je le ferai,
Car votre beauté m’attire,
Me priant de m’ouvrir
Ce n’est peut-être pas grand-chose en comparaison avec ce que tu peux faire, mais pour moi, c’est quelque chose, alors je m’applaudis !
N’oublie pas de regarder des deux côtés en traversant les rues de la grande ville.
Country Pete
10
La maison des Cardin, entourée de nuit et d’une grande haie de cèdres. Fidèle aux habitudes de son mari, Jeannine a verrouillé portes et fenêtres avant de monter se coucher. Sa porte close fait face à celle de la salle de bain d’où s’échappe un unique trait de lumière, au ras du sol.
Sa fille Sylviane s’apprête à y mourir en faisant le moins de tapage possible.
Le rasoir est bien placé à mes côtés. Tiens, c’est écrit « Personal Touch » dessus. Rigolo. Oui, je vais me servir de ma touche personnelle pour terminer ma personne. C’est plein de bonne vapeur chaude ici. Je n’ai plus froid. Un pied dans l’eau chaude, ça brûle, il faut qu’elle soit chaude, lentement je m’y glisse, un peu plus loin, ça y est, un homard qui cuit la tête sortie, je me détends, j’ai tout mon temps, Maman dort, mais moi je ne dois pas m’endormir, le Personal Touch m’attend sur le bord du bain, son manche courbé comme une queue de scorpion, un scorpion à mon service, fais en sorte que ça ne fasse pas mal, serviteur, je n’endure pas bien la douleur, dans l’eau chaude c’est censé être indolore, la petite lame qui glisse à gauche et à droite, mais pas tout de suite, plus profond je me glisse dans l’eau, plus profond, il n’y a plus de bobo, Papa est en haut, qui fait du gâteau, Maman est en bas qui fait du chocolat, maintenant sans regarder prends la lame, sans regarder sous l’eau passe sur le poignet gauche, merde ça chauffe, maintenant le droit, je ne suis pas capable, ça va faire mal, ça y est, ça chauffe des deux bords, tabarnac de rasoir, laisse-le tomber dans le fond, sers les poings pour que ça sorte, le pouls du sang, la pompe du sang, quand la pompe tourne à vide tu meurs, Maman, je veux voir la couleur de l’eau, j’ouvre les yeux, c’est rose foncé, du vin rosé, je ne me vois plus là-dedans, j’serai tachée comme une tache de fraise, une fraise chaude dans le champ, j’voudrais goûter encore aux fraises chaudes dans le champ, Maman, j’veux encore des fraises, j’te le dis, je le crie, un sous-marin qui sort de l’eau, j’veux de l’air et des fraises, Maman, ma sirène, écoute ma sirène, Maman, je mouille le plancher, c’est rouge, Maman, Maman, est-ce que tu m’entends?
11
Quand l’infirmière a tenu un miroir pour qu’elle se peigne, ses cheveux foncés auréolaient un visage d’une pâleur qu’elle n’aurait pas cru possible. Elle est reliée à divers appareils qui évaluent ses rythmes internes ainsi qu’à un tube translucide qui transporte un soluté jusqu’à son bras, mais son attention se fixe avant tout sur les deux bandages blancs identiques à ses poignets ; ils semblent si immenses, si criards qu’elle est constamment tentée de les cacher sous les draps, tandis qu’une autre partie d’elle tient à les exhiber, à les confesser à la vue de tous, alors elle demeure mains ouvertes, stigmates offerts. Je fais une belle crucifiée, une crucifiée qui a tenté de planter ses clous elle-même et qui s’est manquée. Je n’ai pas eu la force d’un Christ pour aller au bout de ma mort, je me suis seulement égratignée, je ne suis qu’une petite fille à gronder et à renvoyer.
Elle se rappelle le chirurgien qui est passé la voir, la poche de son blouson blanc remplie de stylos. Comment fait-il pour ne pas se tacher ? se demandait-elle pendant qu’il parlait de sa voix professionnellement neutre.
— Vos veines et tendons n’ont été touchés que superficiellement grâce au rasoir de sureté. Les points de suture disparaîtront presque avec le temps. Vous avez été très chanceuse, mademoiselle ; espérons que je ne vous reverrai pas ici de sitôt. Le beau silence du jugement selon le serment d’Hippocrate, pendant qu’il me regardait comme un Saint-Bernard aux grands yeux dégoulinants de bons sentiments. Il a bien fait de déguerpir sans en dire plus, que je finisse de m’effondrer en paix.
Maintenant, elle attend la visite de sa mère qui ne devrait pas tarder. Je viens de te donner l’occasion de courber l’échine un peu plus, Maman ; ta fille a rejoint ton mari au tapis. Deux K.O. pour le prix d’un, quelle aubaine !
Sylviane a eu beau imaginer sa mère abattue, elle est prise au dépourvu quand celle-ci entre dans la chambre. Ses yeux sont dévastés, à la fois épuisés et mitrailleurs ; il y a un air d’après bombe, d’après mort dans ses traits tirés. Son regard, qui semble venir d’une lointaine galaxie, fige Sylviane ; elle aurait le goût de se cacher en boule sous les couvertures, mais s’efforce d’arborer un sourire blême de bienvenue.
Jeannine approche une chaise de la tête du lit.
— T’as pas dû dormir beaucoup cette nuit, hein, Maman ? Tu peux arrêter de t’inquiéter, je vais déjà mieux ce matin.
Sa mère se contente de lui prendre la main en fermant les yeux. Ma maman me tient la main. Sylviane ressent un déclic d’émoi pour la petite fille qu’elle a été, qu’elle est toujours, et au même moment la pression de la main qui abrite la sienne augmente, la portant à répondre de sa propre pression. Elles vont ainsi en augmentant de part et d’autre, jusqu’à ce que Sylviane sache que sa mère pourrait égaler sa force sans limites, jusqu’aux confins du surhumain.
Elles se détendent d’un commun accord tout en maintenant en contact la masse chaude de leurs deux mains. Jeannine parle, enfin, d’une voix qui semble venir de loin. Les mots sont précis, mots qu’elle a dû distiller au cours des longues heures de la nuit.
— Ma vie a été un gâchis. Ton père était à la recherche de la sécurité à tout prix, peut-être à cause de son travail à la prison, et je n’ai pas su faire mieux que de m’adapter en caméléon à ses peurs, à le protéger, à l’aider à creuser le terrier où on a vécu. Vécu est un bien grand mot, puisqu’on n’a même pas réussi à te donner le goût de vivre.
— Ne sois pas si dure, vous avez toujours tout fait pour m’aider.
— Sauf te montrer l’exemple en étant vraiment heureux nous-mêmes. Comment devenir ensoleillée si tu n’as jamais vu rayonner ?
Elle se lève pour passer la main dans ses cheveux. Puis elle poursuit d’une voix graveleuse, mordant dans chaque mot :
— Voici ma promesse : à compter d’aujourd’hui, je sors de ma carapace et je te demande de sortir de la tienne. J’ai l’intention de marcher vers la lumière et je veux que tu m’accompagnes. T’auras une mère qui va au moins essayer de faire plus qu’exister. Et qui a besoin d’une fille bien vivante à aimer.
Elle l’embrasse sur le front d’un geste lent et fragile.
— Maintenant, je vais aller dormir un peu. Je reviendrai plus tard avec tes articles de toilette et des vêtements.
Son visage montre son épuisement, mais le dos qui s’éloigne de Sylviane est plus droit que jamais.
12
Cher Peter,
Je suis bien content de savoir que tu es prêt à me joindre dans la rédaction de clins d’œil à nos deux milieux ; ça me fait penser à l’histoire de la souris de ville et la souris de campagne. Dansons, souris, dansons !
Tu peux être fier de ton premier petit texte poétique ; d’abord, je suis épaté par ta détermination à utiliser le français. Converser est une chose, mais exprimer une émotion dans une langue où on est moins à l’aise en est une autre, et tu t’en es bien sorti. (En passant, on dit qu’une des meilleures façons d’atteindre les nuances d’une langue
