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Arts visuels en Tunisie: Artistes et institutions 1881-1981
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Arts visuels en Tunisie: Artistes et institutions 1881-1981
Livre électronique635 pages8 heures

Arts visuels en Tunisie: Artistes et institutions 1881-1981

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À propos de ce livre électronique

Ce livre revient sur les activités, les figures, les tendances et les parcours artistiques en Tunisie entre 1881 et 1981. L’auteure expose les phases par lesquelles se constituent des voies de circulation, s’élaborent des cadres d’apprentissage et naissent des lieux d’exposition. En réalisant ce travail, Alia Nakhli enrichit les entrées dans l’histoire culturelle contemporaine de la Tunisie. L’auteure met à plat une documentation (articles de revues, catalogues, ouvrages), des photos et des reproductions (provenant d’archives privées et publiques) qui parlent aux lecteurs et lectrices désirant comprendre la genèse d’un secteur qui prend forme à partir de la fin du XIXème siècle. Elle rassemble des informations et des données qui tracent une vue d’ensemble sur l’évolution du contexte intellectuel et artistique tunisien tout au long d’un siècle riche en événements et en mutations. […] Alia Nakhli ouvre de multiples pistes de réflexion et de travail sur l’histoire contemporaine de la Tunisie. Son ouvrage pose des éléments pour des recherches sur les pratiques sociales autour de l’art et sur les aspects politiques et matériels de la culture artistique.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Alia Nakhli, historienne d’art, enseigne à l’École supérieure des sciences et technologies du design (ESSTED), à l’Université de la Manouba. Boursière d’excellence de l’État tunisien, en 2000, elle a poursuivi des études en histoire de l’art à l’Université de Strasbourg et a fait sa thèse de doctorat à l’Université Paris Nanterre. Ses recherches portent sur l’histoire des arts visuels, en Tunisie, du XIXe au XXIe siècles. Elle s’est également intéressée à l’histoire de l’art dans le monde arabe, au XXe siècle, à travers l’histoire de l’Union générale des artistes plasticiens arabes.
LangueFrançais
ÉditeurNirvana
Date de sortie6 oct. 2025
ISBN9789938532364
Arts visuels en Tunisie: Artistes et institutions 1881-1981

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    Aperçu du livre

    Arts visuels en Tunisie - Alia Nakhli

    Introduction

    1. L’artiste tunisien, « immigré » au pays des arts visuels ?

    « En l’absence d’une culture picturale, comment prétendre que nous avons chez nous une École de peinture? Une École tunisienne de peinture n’a jamais eu lieu, à mon avis. Car la peinture n’existait pas chez nous¹. ». C’est ainsi que l’artiste Aly Ben Salem (1910-2001) commentant la scène artistique, balaye d’un revers de main la question de l’existence d’une histoire de la peinture, en Tunisie. La position de Zoubeir Turki (1924-2009), à l’orée des années 1960, ne diffère point de celle de son aîné, affirmant qu’« avec la fresque, on touche un plus vaste public et on a le meilleur moyen d’initier à la peinture un peuple sans tradition picturale² ». De plus, l’artiste estime que la fresque contribue à éveiller la curiosité du public, créant « chez lui une habitude de la décoration » selon ses propres termes, ce qui laisse penser que le public tunisien est non seulement dépourvu d’une tradition picturale, en liaison avec les beaux-arts, mais également étranger aux « arts décoratifs ». Si Ben Salem et Turki sont considérés parmi les « pionniers », l’attitude d’artistes appartenant à des générations ultérieures, ne semble pas différente. Au milieu des années 1970, Habib Chebil (1936-2004) considère qu’« il n’est pas raisonnable dans un domaine où nous sommes historiquement en retard de commencer à zéro³. ». Le topos du « décalage pictural », largement partagé par les artistes, a été relayé, de génération en génération, en recourant à des métaphores variées et fleuries. Ainsi, au début de la décennie 1980, Moncef Mansi (1949), évoquant la situation des artistes tunisiens, juge « qu’il est temps pour nous de peindre sans les complexes de l’immigré⁴ », invitant ses pairs à s’affranchir des chaînes qui les maintiennent dans une position de subalternes, au pays des arts visuels.

    Le fameux « retard pictural », qui sous-tend un retard civilisationnel, trouve ses racines dans un discours propagé, tout au long de la période coloniale et qui stipule, selon l’artiste et président du Salon Tunisien, Alexandre Fichet (1881-1967) que l’« activité intellectuelle et artistique (…) constitue un des apanages les plus clairs et les plus beaux de la race française⁵ ». L’artiste et critique Henri Leca-Beuque (1884-?) estime, de son côté, que « Tunis n’a pas de passé artistique, non plus qu’historique⁶ », accordant, tout de même une place à Carthage. Une autre critique remarque que la Tunisie est « venue hier à la vie artistique⁷ ». Ces formules à l’emporte-pièce, font florès dans la littérature artistique, laissant entendre que la nouvelle colonie est un désert « artistique », qui se transformera, en oasis, sous l’impulsion de la mission civilisatrice de la France. L’absence de tradition artistique, en l’occurence picturale est imputée à la prohibition de la reproduction de la figure humaine par l’islam, générant, par là, un autre poncif, celui d’expliquer l’« absence » d’une tradition picturale par l’interdit religieux dans l’islam⁸ ; omettant le rôle qu’aurait pu jouer l’interdit biblique, qui s’oppose clairement à toute représentation. La présence du judaïsme étant plus ancienne que celle de l’islam, sur le sol tunisien.

    La persistance de la thèse coloniale, est frappante, sans doute, parce qu’elle a été transmise de maître à élève, durant le protectorat, pour être ensuite reprise et perpétuée par les artistes dits « indigènes », après l’indépendance. Ces artistes devenus par la suite « pionniers » et « bâtisseurs », à l’image des Yahia, Ben Salem, Ben Abdallah, Turki et Gorgi ; ont essayé, tant bien que mal, de saisir l’occasion offerte, au lendemain de l’indépendance, coïncidant avec la construction du nouvel État-nation et la proposition d’un récit national continu, qui réhabilite l’histoire préislamique et antique. Les artistes ont eu, semble-t-il, des difficultés à surmonter le traumatisme colonial pour établir des liens profonds avec l’héritage millénaire de la Tunisie et ses riches collections de sculptures, de mosaïques et autres céramiques du musée du Bardo ou d’autres monuments historiques, qu’ils soient carthaginois, romains, aghlabides, fatimides ou hafsides… Renouer les liens avec les images et les vestiges des différentes civilisations, qui se sont succédé, en Tunisie, n’a semble-t-il pas abouti, à remettre en question la version coloniale de l’histoire de l’art qui fait table rase de toute présence des arts visuels, avant 1881, mis à part ce qu’on appelle les « industries d’arts indigènes » et fait débuter cette histoire avec l’installation du protectorat français. Cela n’a pas permis de faire émerger une histoire de l’art plurielle et à entrées multiples, contrastant avec le discours univoque et linéaire de l’idéologie coloniale.

    2. Présence des arts visuels avant 1881

    L’exposition l’Éveil d’une nation⁹, a montré, avec forces images peintes, gravées et dessinées, que la présence des arts visuels, est bien antérieure à l’avènement de la colonisation. D’ailleurs cet évènement, de triste mémoire, a été immortalisé par l’artiste-peintre officiel du bey, Ahmed Osman, dans un dessin représentant la signature du traité du Bardo, qui instaure le protectorat de la France sur la Tunisie. Les collections de la résidence beylicale de Ksar-Saïd, montre l’existence, tout au long du XIXe siècle, d’une peinture d’histoire et de portraits officiels, aux antipodes de l’orientalisme. Le cosmopolitisme de la cour, la fascination qu’exerce l’art de vivre à l’occidentale ainsi que la circulation des hauts fonctionnaires mamelouks et des artistes, ont donné naissance à un art de cour, où le luxe et l’ostentation, ont la part belle. Outre la fameuse et fastueuse salle du trône du palais du Bardo, où l’hôte découvre une galerie de portraits des beys, avoisinant avec d’autres monarques européens, dont les oeuvres ont été offertes en présents aux souverains husseinites, dans le cadre des relations diplomatiques. Cette mise en scène traduit la volonté de s’inscrire dans la modernité et de s’approprier ses symboles et ses insignes, permettant au bey de se percevoir comme l’égal des souverains européens, esquivant la réalité des rapports de force entre les puissances européennes et le royaume husseinite. Les réformes introduites par Ahmad Bey (1806-1855) et son voyage, en France, en 1846, ont semble-t-il, contribué à la promotion des arts visuels auprès de la cour beylicale et des hauts dignitaires mamelouks. Ces derniers, à l’image de leur maître, se sont empressés d’amasser les éléments décoratifs, notamment les oeuvres peintes, dans une vraie fièvre de collectionnisme, se faisant portraiturés, en pied, vêtus de leur plus beaux uniformes et parés de leurs médailles. Ces portraits d’apparat étaient destinés à garnir leurs palais et résidences secondaires affichant, ainsi, leur réussite sociale et politique, assumant pleinement leur individualité, à l’image du grand vizir, Mustapha Khaznadar (1817-1878), des hauts fonctionnaires et hommes d’État, Kheireddine Pacha (1822? 1823?-1890) ou du Général Hussein (1828-1887). Les demeures de ces élites, meublées à l’européenne, sont également ornées de gravures représentant, notamment les victoires de Napoléon Ier, très populaire auprès des princes du royaume et à leur tête Ahmad Bey qui lui vouait un réel culte. À l’image de ces souverains européens, conscient de la dimension politique de l’image, Ahmad Bey a, semble-t-il, encouragé la reproduction de ses portraits, en témoigne la fidèle copie de facture classique de son portrait peint par Charles-Philippe Larivière (1798-1876), lors de son voyage de 1846, sur une commande de Louis-Philippe (1773-1850). Cette copie est signée, en arabe Mohamed al-Judali, qui serait un copiste du palais, maîtrisant la peinture académique. Le français, Auguste Moynier (1813-1865), a été, vers le milieu du XIXe siècle, le « peintre ordinaire » de Sadok Bey (1813-1882). L’existence de plusieurs copies d’oeuvres originales, suggèrent la présence de copistes, à la cour beylicale. D’autre part, Léon Michel signale, la présence, au sérail, dans la salle des ministres du palais du Bardo, d’un autre genre de peinture, dont les auteurs sont inconnus et qui n’obéit, visiblement pas aux lois de la perspective. Il s’agit « de curieux portraits des sultans de Constantinople, peints il y a plusieurs siècles par des artistes arabes¹⁰». À proximité du palais, Ahmad Bey, le réformateur, fonde l’École polytechnique, en 1838 et confie sa direction au colonel piémontais Luigi Calligaris (1808-1870), qui fut également peintre. Cette institution militaire, dispense, outre l’enseignement des sciences et des lettres, l’enseignement du dessin, afin de dresser les cartes topographiques ; contribuant de la sorte, à diffuser la pratique du dessin, chez les élites et les officiers de l’armée beylicale¹¹. Signalons, au passage qu’un des quatre fils de Kheireddine Pacha, Mohamed el Hadi, a été élève, dans les ateliers de Rochegrosse et de Jean-Paul Laurens¹², ce qui montre que l’élite tunisienne affiche un intérêt pour l’apprentissage des beaux-arts.

    La pratique des arts visuels, ne semble pas restreinte au milieu de la cour, plusieurs témoignages montrent la diffusion de l’image dans la cité. Léon Michel, durant une halte dans un café maure, énumère les illustrations qui décorent les murs : vieilles gravures françaises dues au burin des meilleurs maîtres, lithographies de dernier choix, enluminures représentant des zouaves, portrait dessiné et colorié du bey avec un sabre et portrait équestre du bey, dus à un « artiste arabe », selon sa formule. N’hésitant pas à parler d’«ingéniosité des artistes peintres tunisiens¹³ », l’auteur explique l’exagération des proportions par la volonté d’exprimer la puissance du monarque. Affichant une compréhension de cette peinture, Léon Michel écrit : « l’artiste naïf avait cherché à montrer le Bey par-devant et par derrière tout à la fois, afin qu’on n’en perdit rien, et, prodige d’habileté orientale! Il en avait fait voir plus des trois quarts¹⁴. ». L’image du souverain, signe d’autorité et d’omniprésence, a visiblement, été un support de propagande, l’épisode rapporté par Ahmad Ibn Abi Dhiaf (1804-1874), lors des festivités qui ont suivi la proclamation de la Constitution, semble le confirmer. Au soir du 24 avril 1861, Sadok bey se promenant, dans souk el bey illuminé, pour l’occasion, est fastueusement accueilli par les commerçants juifs qui ont tapissé sa route de tissu en soie brodée, l’un d’eux, du nom d’ Attal place l’image du souverain au-dessus de l’entrée de sa boutique¹⁵.

    Les cimaises des échoppes, des cafés, des gargotes et autres boutiques de barbiers de la médina, pouvaient être ornées par des images, mettant en scène, outre les beys, toute une iconographie puisée dans les légendes, la tradition religieuse des prophètes, notamment Ali, ainsi que celle des confréries soufies et les épopées, à l’instar de la geste hilalienne. Cette iconographie reproduite, sous-verre, en dessin, en peinture et en céramique, est taxée, par le discours colonial et par la suite national, d’être « populaire », « naïve » et « primitive », car n’obéissant pas à la mimèsis et ne portant pas systématiquement une signature. Même s’il existe des maîtres qui signaient leurs peintures sous-verre, à l’image du Sfaxien Mahmoud El Feriani. Ainsi, il nous paraît utile, avant d’entamer notre étude des arts visuels, en Tunisie, de relativiser cette question de l’absence de l’image, notamment dans l’espace public¹⁶. Il nous semble, qu’il s’agit, plus d’une construction coloniale, que d’une réalité historique. De plus, diverses cartes postales, datant, du début du XXe siècle, documentent la présence de fresques ornant les murs de bains maures ou de marabouts, à l’instar de celle, très connue, représentant un marabout de Kairouan, dont un exemplaire a été acquis par Louis Moilliet (1880-1962), lors de son passage dans la régence, en 1914¹⁷. En 1905, Wassily Kandinsky (1866-1944) achète, durant son séjour tunisien, une illustration en couleurs représentant Sidi Abdallah et la fille du roi de Tunis¹⁸. Paul Klee (1879-1940), lors de son voyage de 1914, note dans son journal : « Vers le soir, par les rues. Un café orné de tableaux. Belles aquarelles. Nous pillons en achetant¹⁹. ». La razzia rapporte quatre aquarelles dont trois représentent des caprices architecturaux qui ne sont pas sans rappeler les architectures représentées sur les panneaux de céramique. La quatrième aquarelle représente Sidi Abdelkader Jilani, en train de dompter le fauve.

    Cette peinture dite « populaire » possède une originalité, celle de mentionner le nom des sujets représentés, qu’il soit une figure humaine, animale ou végétale ; l’artiste va même jusqu’à indiquer le nom du lieu, où se déroule l’action. Des petites légendes s’incrustent dans l’image afin d’identifier le héros, l’héroïne ou la scène figurée. Nous avons remarqué que ce système est valable aussi bien pour les peintures sous-verre que pour certains panneaux de céramique, qui mêlent image et écrit. La prégnance de ce système, associant texte et peinture, est également visible dans l’oeuvre peinte, Tuerie des Jlass à Kairouan²⁰, de Louis-Émile Bertrand (1815-1897) et qui date de 1865. Elle porte deux légendes inscrites en caractères arabes, la première dans la partie inférieure de la toile, indiquant l’évènement historique, le lieu et le héros, le général Rachid. La deuxième légende est placée, dans le coin supérieur gauche et transcrit en arabe dialectal les noms des trois personnages entrevus à travers les barreaux d’une petite fenêtre, exactement à la manière de ce qui se fait, dans la peinture sous-verre. Les questions concernant cet ajout de légendes, restent ouvertes. Est-il contemporain ou postérieur à la réalisation de l’oeuvre? Qui en est l’auteur? Est-ce une demande du commanditaire de l’oeuvre, habitué aux codes de la peinture dite « populaire » ou est-ce Louis-Émile Bertrand qui imite cette peinture? Comme le fera d’ailleurs, ultérieurement Alexandre Roubtzoff (1884-1949). Ce dernier, outre le fait de signer ses oeuvres, à la fois en français et en arabe, de les dater selon le calendrier hégirien et grégorien ; n’hésite pas à indiquer les noms de ses modèles et des lieux peints, en arabe, sur la toile. L’artiste, figure même les motifs chers à cette peinture « naïve », sur l’arrière-fond de ses modèles, à l’exemple de Alia²¹ . Une vieille bédouine représentée, en 1926, devant une fresque reproduisant, à la manière de la peinture « populaire », une riche faune, dont un lion tenant entre ses mâchoires sa proie, un soldat de l’armée beylicale. Parmi ses citations de la peinture « populaire », Roubtzoff emploi le motif très répandu des deux lions, à tête humaine, enchaînés de part et d’autre d’un arbre avec les symboles du croissant et de l’étoile. Une oeuvre de Pierre Boucherle (1895-1988), datant de 1919, représentant deux petites bédouines²², en pied, reproduit, à l’arrière-plan, deux petits lions, placés symétriquement et faisant pendant aux deux personnages. Ces clins d’oeil à la peinture « populaire », trouvent leur apogée, dans l’oeuvre des céramistes Chemla. À l’instar de ces derniers, Abdelaziz Gorgi (1928-2008), Jellal Ben Abdallah (1921-2017), Hatim El Mekki (1918-2003) et d’autres, font soit recours à ces motifs, soit peignent à la manière « populaire ». Citons l’exemple des gouaches de Gorgi, qui marquent les débuts de sa carrière²³.

    Malgré l’intérêt affiché pour la peinture « naïve », elle a été classée dans la catégorie « arts décoratifs » et « arts mineurs », en bas de la hiérarchie des arts, ne pouvant ainsi prétendre au statut de « Peinture » ou d’ « arts majeurs », ni d’ailleurs, ses artistes anonymes au statut de précurseurs. Ce n’est qu’à partir des années 1970, suite aux travaux pionniers de Mohamed Masmoudi²⁴, que la peinture sous-verre (qui n’est qu’un aspect de la peinture dite « populaire ») fut réhabilitée. Quant à la peinture « de la cour beylicale », elle a été également, écartée, sous le protectorat et au lendemain de l’indépendance, taxée d’être « élitiste », et donc coupée du peuple. Ainsi Aly Ben Salem, tranche dans le vif du sujet : « Parmi les précurseurs, au tout début du siècle, un Khayyachi. Il faisait les portraits des beys, celui du général Kheïreddine, avec une coiffe en laine, des scènes équestres, brefs des portraits officiels qui, à mon sens, n’avaient rien à voir avec l’art²⁵ ». Ce n’est qu’à la fin des années 1990, que la peinture de la cour husseinite fut revisitée par Ali Louati, dans L’Aventure de l’art moderne en Tunisie²⁶.

    3. L’avènement de la colonisation

    et l’institutionnalisation des arts visuels

    Il nous semble, ainsi, que ce qui commence vraiment avec la colonisation française, c’est moins l’histoire des arts visuels que l’institutionnalisation de ces derniers. En effet, c’est sous le protectorat que les premières institutions artistiques modernes, à l’instar de celles de la métropole, voient le jour. La première est celle du Salon Tunisien, créée par une société privée, à la fin du XIXe siècle. L’aide accordée par l’État colonial, malgré son soutien au Salon, en proie aux difficultés financières, semble timide, ne manifestant ainsi un réel intérêt pour les arts visuels que tardivement, à l’orée des années 1920. Et ce, par la fondation du Centre d’enseignement d’art, qui devient, en 1930, l’École des Beaux-Arts. C’est le Résident Général Lucien Saint qui apporte un appui politique à la vie artistique par la mise en place d’un ensemble d’initiatives, dont la création d’une Commission d’achat d’oeuvres d’art. Et ce, afin d’encourager la production artistique par de plus larges acquisitions et pour la constitution d’une collection destinée à garnir les cimaises d’un futur musée. Cela outre l’octroi de bourses de voyage pour les artistes désirant parfaire leur formation, en Europe. Après l’indépendance, les principales institutions coloniales que sont le Salon Tunisien, l’École des Beaux-Arts et l’« École de Tunis », perdurent, non sans subir des mutations, se transformant en institutions nationales. Le nouvel État-nation poursuit la politique active de commande publique, initié par l’État colonial, en 1950, par la promulgation de la loi du 1%. Les institutions et autres structures artistiques, affichent, ainsi, une longévité, entre permanences et innovations. C’est pourquoi, nous avons estimé utile de retracer l’histoire des arts visuels à travers l’histoire des principales institutions artistiques et des artistes qui les font exister, sur une durée d’un siècle, soit de 1881 à 1981, car l’étude exclusive des arts visuels sous protectorat, ou bien celle exclusive des arts visuels après l’indépendance, ne peut être que tronquée, ne pouvant donner à voir, pleinement, les dynamiques de l’histoire à l’oeuvre. Séparer l’histoire coloniale de l’histoire nationale, empêcherait de voir les continuités, qui sont prégnantes et qui ont autant de poids que les ruptures, dans la vie et l’évolution des institutions.

    Face aux lacunes de l’archivage, si archivage il y a ; ainsi que la difficulté d’accès aux catalogues d’expositions, devenus des « pièces rares » ; outre l’inaccessibilité des archives relatives aux institutions artistiques telles que le Salon Tunisien, la Commission d’achat, ou encore l’Union nationale des arts plastiques et graphiques ; nous avons jugé, qu’il devenait urgent d’écrire cette histoire, avec les moyens du bord et avec les sources disponibles. C’est-à-dire, le recours au dépouillement des revues et des périodiques de l’époque étudiée, en les confrontant avec les témoignages oraux recueillis lors d’entretiens avec certains acteurs de la scène artistique auprès de qui nous avons pu, d’ailleurs, collecter de la documentation. Il ne s’agit donc pas d’une étude exhaustive des institutions artistiques²⁷, mais des principales d’entre elles. De même, l’architecture, la photographie, les arts graphiques ou la publicité, faisant partie des arts visuels et qui méritent l’intérêt requis, ne seront que rarement abordés dans la présente étude, car nécessitant des études spécialisées.

    Ainsi, le choix des institutions étudiées est motivé, soit par leur importance et donc leur rôle clef dans le champ artistique, soit par l’éclairage qu’elles peuvent apporter à la compréhension des arts visuels de cette période et également lorsque les sources disponibles le permettent (une institution comme la Commission d’achat reste difficile à étudier, en l’absence de documents administratifs et autres pièces d’archives). Notre intérêt s’est ainsi naturellement porté au Salon Tunisien, espace d’exposition et de monstration, par excellence. La périodisation proposée repose sur la documentation disponible et l’état actuel des recherches. Nous nous sommes intéressés aux institutions d’enseignement des arts visuels dont l’École des Beaux-Arts ainsi que deux autres structures, certes de moindre importance, mais qui donnent un nouvel éclairage. L’École du Dopolavoro et l’École des Beaux-Arts de Sfax, dont la durée de vie fut très courte, mais qui s’avère une initiative fort originale et un essai de décentralisation. Aussi, notre lecture inédite de l’histoire de la formation de L’« École de Tunis », contribuera-t-elle, nous l’espérons, à éclaircir certaines zones d’ombre. Ensuite, nous interrogerons les modalités de passage des institutions de l’ère coloniale à celle nationale. Comment des institutions dites « coloniales », peuvent-elles, oeuvrer à l’édification nationale et se mettre au service du nouvel État-nation ? Cette articulation est mise en exergue, dans notre deuxième partie, qui focalisera sur la permanence de ces structures artistiques, mais également sur leurs nouvelles orientations. Nous étudierons, également les nouvelles institutions fondées, au lendemain de l’indépendance, à l’image de l’Union nationale des arts plastiques et graphiques, le Musée d’art moderne du Centre d’art vivant de la Ville de Tunis, qui est, au final, une concrétisation d’un projet colonial, resté longtemps, en suspens. Nous nous intéresserons, aux galeries privées, peu nombreuses, d’ailleurs et aux collectifs d’artistes, des années 1960 et 1970, en mettant en avant les trajectoires de certains artistes, ayant marqué, la vie artistique. Tout cela, en questionnant le fonctionnement des institutions et les relations entre elles, ainsi que l’interaction entre les artistes et les institutions, puisque les premiers font vivre les secondes.


    1 Cité dans Abderrahman Ayoub, « À propos des « Feuillets du Temps » », Aly Ben Salem, émotion de l’oeil, passion de vivre, actes du colloque, Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 4 octobre 2010, Publications de Beït al-Hikma, 2011, p. 86.

    2 « Zoubeir Turki et les fresques », Faïza, n°30, décembre 1962, p. 35.

    3 Y. Seddik, « L’évènement culturel. L’art entre le public et la galerie. Table ronde avec des peintres tunisiens », La Presse de Tunisie, 3 avril 1976, p. 3.

    4 « Table ronde : arts plastiques en Tunisie, quelles interrogations ? », Dialogue, 1er mars 1982.

    5 « Le XVIe Salon Tunisien », Revue Tunisienne, n°105, mai 1914, pp. 280-285, cit., p. 281.

    6 Henri Léca, « Le Salon Tunisien », Revue Tunisienne, n°75, mai 1909, pp. 244-247, cit., p. 245.

    7 « Questions d’Art. La sculpture à Tunis », Revue Tunisienne, n°42, novembre 1903, pp. 417-423, cit. p. 423.

    8 Le Coran contrairement aux hadiths (recueil des actes et paroles du prophète) n’est pas hostile à l’image. Il n’existe en effet aucun verset prohibant l’usage de l’image. Toutefois la position des hadiths vis-à-vis de l’image n’est pas dépourvue d’ambiguïté, voire de contradiction puisque certains rejettent l’image de manière catégorique, d’autres l’autorisent dans certaines circonstances. Cependant une sorte de consensus, malgré l’existence d’avis divergents, s’est formée pour interdire les images représentant des êtres vivants sans toutefois susciter une querelle des images. À la suite d’Oleg Grabar, plusieurs auteurs ont remis en cause l’idée répandue chez les orientalistes, selon laquelle, les textes religieux expliquent de manière définitive les cultures des pays, c’est plutôt, pensent-ils, l’évolution de ces sociétés qui contraint les théologiens à réviser la loi pour légitimer ce qui est déjà entré en vigueur.

    9 L’Éveil d’une nation (Tunis, Palais Ksar-Saïd, 27 novembre 2016-27 février 2017), Ridha Moumni (dir.), Tunis, Officina Libraria, 2016.

    10 Léon Michel, Tunis : l’Orient africain, Paris, Garnier frères, 1867, p. 171.

    11 Un tableau de présentation des matières dispensées, mentionne le cours de dessin. Voir Archives Nationales de Tunisie, Série historique/carton 183/dossier 1017.

    12 Voir Mohamed Salah Mzali et Jean Pignon, Khérédine, homme d’État : documents historiques annotés, Tunis, Maison tunisienne de l’édition, 1971.

    13 Léon Michel, op. cit., p. 133.

    14 Ibid., p. 135.

    15 Voir Ahmad Ibn Abi Dhiaf, Ithâf Ahl al-zamân bi-akhbâr mulûk Tûnis wa ‘ahd al-amân (Présent des hommes de notre temps. Chroniques des rois de Tunis et du pacte fondamental), vol. n°5, Tunis, al-Dâr al’arabiyya lil-kitâb, 2001, p. 61.

    16 En ce qui concerne l’espace privé, plusieurs témoignages attestent la présence des fixés sous-verre pour la décoration intérieure. Citons celui de l’artiste Mahmoud Sehili, qui se remémore des fixés sous-verre « qui rappelaient les grandes épopées arabo-musulmanes, dans un style naïf et très populaire. », ornant les murs de sa maison d’enfance, dans la médina de Tunis. Voir Bady Ben Naceur, Mahmoud Sehili. Les Médinas enchantées, Tunis, Simpact, 2003, p. 20.

    17 Roger Benjamin, « « Schöne Aquarelle » : Paul Klee et l’art autochtone de Kairouan », Le voyage en Tunisie 1914, Paul Klee, August Macke, Louis Moilliet, Zentrum Paul Klee, Berne, 2014, pp. 232-239.

    18 Ibid., p. 233.

    19 Roger Benjamin, « « Schöne Aquarelle » : Paul Klee et l’art autochtone de Kairouan », Le voyage en Tunisie 1914, Paul Klee, August Macke, Louis Moilliet, Zentrum Paul Klee, Berne, 2014, pp. 232-239.

    20 Il s’agit d’une huile sur toile conservée au musée militaire national, palais de la rose, qui met en scène la confrontation entre le général mamelouk Rachid, en prise avec la tribu des Jlass, lors de la révolte de 1864, appelée, le « printemps des bédouins ».

    21 Cette oeuvre est reproduite dans l’article d’Alexandre Roubtzoff, « Un quart de siècle en Tunisie », Tunisie, n°86, juin 1938, pp. 4-17.

    22 Cette oeuvre est reproduite dans France Boucherle, Pierre Boucherle. Aux origines de l’École de Tunis, Tunis, Cérès Éditions, 1997, p. 11.

    23 Voir Gorgi Pluriel (Tunis, Musée de la Ville de Tunis, Palais Kheireddine, décembre 2018-février 2019), Nadia Jelassi (dir.), Tunis, Talan, 2018, pp. 166-171 et pp. 270-275.

    24 Mohamed Masmoudi, La peinture sous verre en Tunisie, Tunis, Cérès éditions, 1972.

    25 Cité dans Abderrahman Ayoub, op. cit.

    26 Ali Louati, L’aventure de l’art moderne en Tunisie, Tunis, éditions Simpact, 1999.

    27 Ainsi, nous ne focalisons pas, dans la présente étude sur la Commission d’achat, le marché de l’art, les galeries privées. Nous évoquerons, seulement, certains aspects.

    Un panorama riche d’informations,

    de ressources documentaires

    et de suggestions

    Kmar Bendana

    Cent ans d’institutions et d’artistes en Tunisie valent bien un bilan historique, à l’adresse d’un lectorat plutôt habitué aux biographies d’artistes illustrées par leurs œuvres. En réalisant ce travail, Alia Nakhli enrichit les entrées dans l’histoire culturelle contemporaine de la Tunisie. L’auteure met à plat une documentation (articles de revues, catalogues, ouvrages), des photos et des reproductions (provenant d’archives privées et publiques) qui parlent aux lecteurs et lectrices désirant comprendre la genèse d’un secteur qui prend forme à partir de la fin du XIXème siècle. Elle rassemble des informations et des données qui tracent une vue d’ensemble sur l’évolution du contexte intellectuel et artistique tunisien tout au long d’un siècle riche en événements et en mutations.

    Comment s’instituent les milieux, s’établissent et évoluent les vecteurs et les formes d’échanges dans le domaine artistique tunisien contemporain ? Telle est la charpente de cet ouvrage, divisé en deux parties, de part et d’autre de l’indépendance de la Tunisie (1881-1956 ; 1956-1981). L’étude commence avec l’établissement du protectorat sur la Régence de Tunis et s’arrête à un moment où les arts visuels (une appellation d’ordinaire plus large que le champ ciblé par cette étude) entament une bifurcation importante. L’étude montre que les années 1980 marquent la fin des institutions créées avec la colonisation. On peut ajouter qu’au cours de cette décennie, les modifications profondes des technologies de l’information et de la communication commencent à transformer la production et la diffusion des images, des médias et des biens culturels, partout dans le monde.

    L’essai revient sur les activités, les figures, les tendances et les parcours artistiques en Tunisie entre 1881 et 1981. L’auteure expose les phases par lesquelles se constituent des voies de circulation, s’élaborent des cadres d’apprentissage et naissent des lieux d’exposition. Les premiers créateurs, producteurs et médiateurs qui apparaissent participent d’une histoire parallèle à celle de la colonisation française, même si des traces attestent de l’existence antérieure de mosaïques, calligraphies, lithographies, gravures, broderies, peintures sous verre ou portraits de cour. Les branches principales des beaux-arts (peinture, dessin, sculpture) se développent in situ à la faveur de la pénétration de la culture française, tout en traçant une histoire particulière façonnée à partir des conditions locales (y compris politiques et économiques), investissant des techniques et des supports (céramique, tapis, miniature ou poterie) pour construire des expressions originales.

    Dans un premier temps, le milieu tunisien adopte les codes coloniaux et reflète les modes académiques concernant les arts plastiques. Une de ses colonnes vertébrales sur la durée est le Salon tunisien (1894-1984), où s’érigent les pratiques de production et de diffusion. La dynamique s’appuie sur la population lettrée et économiquement aisée avec le soutien de l’administration, des compétences de l’enseignement et du journalisme, des affinités politiques, des possibilités matérielles. Des espaces (hôtels, sièges d’associations, galeries, cafés…) constituent, principalement à Tunis, des lieux de sociabilité. La catégorie des arts indigènes  qui émerge autour de 1914 cristallise des controverses en lien avec l’orientalisme alors spécifié comme nord africain. Les artistes du crû, ceux qui résident ou passent par la Régence utilisent différents langages, introduisent des nouveautés (caricatures), intègrent des techniques (céramique, tissage, broderie, verrerie), adjoignent des influences (de France, d’Algérie) faisant de Tunis un lieu attractif par son éclectisme.

    Les journaux (francophones et italophones en particulier), revues, livrets et catalogues reproduisent les débats (autour du figuratif et de l’abstrait, de l’art colonial, de l’art social, de l’art musulman) ouvrant la voie à la nécessité de créer des sections, de multiplier lieux d’apprentissage et formes de groupement, sans toutefois faire advenir un musée.

    Le paysage artistique tunisien est campé vers 1950. Il a ses réseaux, ses espaces, ses manifestations, ses supports, ses générations, sa sociabilité, ses moyens financiers avec des opportunités qui permettent d’accorder des bourses et de former les jeunes talents en Tunisie et à l’étranger. Il est largement masculin même si des femmes commencent à apparaître (Suzanne Choley, Leïla Menchari et Safia Farhat). C’est le moment où s’affirme l’Ecole de Tunis autour de laquelle se structure la phase de la post-indépendance : dès 1956, Pierre Boucherle nomme Yahia Turki président du mouvement.

    Le projet colonial de valorisation des arts indigènes persiste après l’indépendance tout en revendiquant de tourner le dos à l’exotisme d’antan. L’heure est à l’affirmation identitaire et nationale à laquelle fait écho une peinture qui se veut populaire et tunisienne.

    Se référant à la littérature politique et aux manières de postuler une spécificité tunisienne, Alia Nakhli montre comment le répertoire artistique constitué au cours des décennies précédentes alimente les besoins iconographiques de l’Etat national naissant. Billets de banque, pièces de monnaie, timbres-postes, affiches, armoiries, décors officiels servent de marqueurs, de porte-parole d’une histoire qui mêle les symboles des différentes époques. Conformément à la pédagogie bourguibienne, les scènes, les paysages, la faune, la flore, les monuments, les objets inscrivent la Tunisie dans une imagerie éternelle. Les artistes sont mobilisés pour les affiches des commémorations, pour les portraits du président Bourguiba, pour accompagner foires et divers événements, pour des publicités de sociétés nationales, pour illustrer des périodiques (Faïza, Majallat al idha’a, Afrique Action, Ash‘ab, al ‘Amal…), des ouvrages (Ommok Sannafa, sur la cuisine tunisienne ou El Aghani at-tounisiyya, les chansons tunisiennes). Les peintres participent à la production des cartes postales, réalisent décors et costumes de théâtre, fixant ainsi des types masculins et féminins, des images de métiers, des costumes et détails vestimentaires, des rôles sociaux. Cette iconographie travaille à inscrire sur la durée des représentations de la culture tunisienne, à travers une imagerie des traditions culinaires, des objets artisanaux, des instruments de musique, des accessoires de vie, des ornements. Les commandes publiques permettent aux artistes d’habiller des halls d’entreprises, des salles de

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