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Sabaria: ou le manteau de saint Martin
Sabaria: ou le manteau de saint Martin
Sabaria: ou le manteau de saint Martin
Livre électronique370 pages4 heures

Sabaria: ou le manteau de saint Martin

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À propos de ce livre électronique

Ce roman raconte une histoire de la vie de saint Martin intégrée dans le cadre d’un voyage culturel à Szombathely, ville natale du saint en Hongrie, dans les années 1950. Les touristes y visitent les fouilles archéologiques où un incident survient brusquement : une vieille couturière, crie en affirmant que les découvertes ne sont pas des monuments romains, mais des statues de saint Martin. La couturière et trois touristes sont arrêtés et sont conduits dans la salle d’interrogatoire de la police secrète du parti communiste. La dame raconte aux enquêteurs que saint Martin lui a parlé à plusieurs reprises à travers sa machine à coudre en racontant sa vie. Cette histoire racontée pendant l’interrogatoire exerce un effet particulier sur les personnes qui y participe. La police secrète se lance ensuite à la recherche de saint Martin, mais elle recherche en réalité des passagers du bus qui tentaient traverser la frontière vers l’Autriche. Le roman présente des histoires réelles vécues en Hongrie dans les années 1950, mais elles sont intégrées dans un récit surréaliste évoquant l’absurdité du communisme de l’époque.

À PROPOS DE L'AUTEUR

 Gusztáv Rab, écrivain et journaliste hongrois né en 1901, émigré en France, et décédé en 1963. Inspiré des souvenirs de l'auteur et de l'année martinienne de 1960-1961, ce roman fut d'abord destiné à être publié en France, mais ce projet échoua. Son manuscrit hongrois récemment retrouvé sert de base pour la présente édition.
LangueFrançais
ÉditeurSaint-Léger Editions
Date de sortie25 nov. 2024
ISBN9782385223298
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    Aperçu du livre

    Sabaria - Gusztav Rab

    Page de titre

    Gusztáv Rab

    Sabaria

    ou le manteau

    de saint Martin

    présenté par Anna Tüskés

    & Ferenc Tóth

    Copyright

    Le manuscrit hongrois de l’ouvrage publié est conservé au Musée littéraire Petőfi (Budapest).

    Traduit du hongrois par Dr. Patrícia Beták et Maja Sáfár.

    Relecture du texte traduit : Martine Mazany.

    Traduction réalisée avec le soutien du Diocèse de Szombathely, du Conseil départemental du Comitat de Vas et de la Fondation du Couvent Dominicain de Vasvár.

    © Héritier de Gusztáv Rab, 2024.

    © 2024, Réseau de recherche hongrois (HUN-REN), Centre de Recherche en Sciences Humaines, Budapest.

    Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

    Tous droits réservés pour tous les pays.

    © Saint-Léger éditions, 2024.

    Tous droits réservés.

    Préface des éditeurs

    Le présent roman de Gusztáv Rab, écrivain émigré hongrois, raconte l’histoire de saint Martin dans un cadre historique de la Hongrie des années 1950. Ce sujet insolite s’explique d’une part par les souvenirs vécus de l’auteur, un écrivain converti du protestantisme au catholicisme à l’époque communiste en Hongrie, et d’autre part par son inspiration de l’année de saint Martin en 1960-1961 lorsqu’il vivait déjà en France. Ce roman avait été destiné à la collection Feux croisés dirigée par le philosophe catholique Gabriel Marcel chez la maison d’éditions Plon, mais son texte hongrois n’avait probablement pas été traduit en français à cause de la mort de l’auteur, survenue le 4 janvier 1963.

    Deux versions du manuscrit original hongrois se trouvaient dans la succession de l’écrivain au monastère rédemptoriste de Paris jusqu’en 2013, date à laquelle les fonds Gusztáv Rab ont été rapatriés en Hongrie où ils sont aujourd’hui conservés au Musée littéraire Petőfi à Budapest. Le premier manuscrit est un texte dactylographié daté du 22 novembre 1960 contenant 256 pages comportant de nombreuses corrections. La deuxième version est un texte dactylographié de 243 pages qui prend en compte les corrections manuscrites apportées au texte dactylographié précédent. En plus des textes dactylographiés du roman, le fonds comprend des ébauches de romans, des lettres et des publications sur Szombathely et saint Martin dont un article de journal découpé contenant la lettre du pape Jean XXIII à l’archevêque de Tours en décembre 1960.

    L’histoire de la vie de saint Martin apparaît intégrée dans le cadre d’une parodie de procès. Au cours d’un voyage culturel, des touristes viennent à Szombathely pour voir les résultats des fouilles de l’époque romaine. Parmi ceux-ci figurent un jeune pneumologue, un archéologue réhabilité et un prêtre catholique de la paix. Un incident survient lors de la visite des fouilles : en plus des visiteurs, les habitants de la ville écoutent également le guide, et une couturière crie en affirmant que ces découvertes ne sont pas des monuments romains, mais des statues faisant référence à saint Martin. La couturière et les trois passagers qui se trouvent à côté d’elle sont conduits dans la salle d’interrogatoire des services secrets de l’organisation de défense de l’État de la dictature du parti communiste. La couturière raconte aux enquêteurs que saint Martin lui a parlé à plusieurs reprises à travers le bruit de sa machine à coudre. Cette histoire exerce un effet particulier sur les personnes présentes lors de l’interrogatoire. La police secrète se lance alors à la recherche de saint Martin, mais en réalité à celle des passagers du bus qui ont traversé la frontière vers l’Autriche.

    La valeur du roman réside dans le fait qu’il présente des événements humains en Hongrie dans les années 1950. En présentant la vie derrière le Rideau de fer, l’ouvrage constitue un témoignage choquant sur la réalité hongroise. Rab y soulève de nombreuses questions sociales, morales et éthiques qui dépassent son temps : le rôle de la foi dans la vie humaine, le sacrifice de la vie pour sauver une autre personne, la justice sociale, le sens ou l’absurdité de la vie. Avec ses publications anglaise et américaine réalisées en 1962 et 1964 et son édition française prévue, le roman de Rab s’inscrit dans la vague de mode en Europe occidentale où le grand public s’intéressait de plus en plus à la réalité au-delà du Rideau de fer.

    L’histoire de cette édition remonte à la fin de la dernière décennie lorsque le directeur du département de manuscrits du Musée littéraire Petőfi, Csaba Komáromi, avait attiré l’attention d’Anna Tüskés, co-éditrice du présent ouvrage, sur l’héritage littéraire de Gusztáv Rab. Parmi ces documents se trouvaient plusieurs manuscrits de romans en langue hongroise, dont celui du Sabaria a été publié par la suite grâce au soutien du Diocèse de Szombathely et du Fonds Culturel National en 2019. Ensuite, le projet de l’édition française de ce roman ayant mûri, son texte hongrois a été traduit par les soins des traductrices professionnelles Patrícia Beták et Maja Sáfár (Budapest). L’étape suivante fut celle des relectures soigneuses de Martine Mazany (Tours) qui a contribué grandement à son amélioration pour une édition destinée à un public francophone. Nous avons respecté la ponctuation du manuscrit original de l’auteur. Pour la bonne compréhension du contexte historique hongrois de la genèse du roman aux lecteurs français, il nous a paru utile d’y ajouter quelques compléments : une biographie de l’auteur et une présentation des événements et des circonstances de la naissance de cette œuvre en postface. Nous avons également décidé d’ajouter un glossaire des termes et noms hongrois figurant dans le roman qui pouvaient susciter des questions pour les lecteurs non hongrois.

    Il nous est agréable d’exprimer ici notre gratitude aux différentes institutions qui ont contribué à cette publication. Les concours du Diocèse de Szombathely, de la Fondation du couvent dominicain de Vasvár et du Conseil départemental du Comitat de Vas nous ont permis de couvrir les frais de la traduction de l’ouvrage. Enfin, le soutien de l’Institut Liszt de Paris par le biais du Centre interuniversitaire d’études hongroises de l’Université Paris-III et de l’association Via Sancti Martini a rendu possible sa parution en 2024. Ainsi, la patrie de saint Martin de Tours partage désormais ce cadeau avec les lecteurs français et spécialement avec les Tourangeaux.

    Budapest-Nantes, juin 2024

    Anna Tüskés et Ferenc Tóth

    I. La statue de Jupiter

    1.

    Le grand car rouge de l’IBUSZ, le tour-opérateur de l’État, appelé en abrégé l’« autocar culturel », quitta Budapest tôt dans la matinée avec ses quarante-six joyeux passagers.

    Staline était encore vivant au Kremlin, mais il était désormais possible de voyager librement en autocar culturel pour se rendre de la capitale hongroise dans la région limitrophe de l’Autriche. Car le véhicule rouge se dirigeait vers Szombathely.

    La ville a été fondée sous le nom de Sabaria par les anciens Romains qui en firent la capitale de l’ancienne Pannonie. Elle fut le point le plus à l’est de l’Empire romain au ier siècle après J.-C. et le point le plus à l’ouest de l’Empire soviétique au xxe siècle. Le Rideau de fer se trouvait à 15 kilomètres vers Bucsú et à 20 kilomètres vers Pornóapáti ou Narda. Mais ceux qui, pour une raison ou une autre, tentaient de s’enfuir, choisissaient le plus souvent cette route plus longue, où il serait plus facile de se cacher des bergers allemands des gardes-frontières communistes hongrois.

    L’autocar culturel était un véhicule gigantesque. Il venait de sortir de la Fabrique de Véhicules Automobiles de l’État, où ces véhicules lourds furent produits à grande échelle à destination de la République populaire de Chine. Depuis quelque temps, les pouvoirs publics s’étaient donné pour objectif de relancer le tourisme intérieur. Alors une nuit, le responsable de la comptabilité et le directeur adjoint de l’IBUSZ furent arrêtés, et cette organisation étiolée de l’industrie touristique, autrefois florissante, fut reconstruite avec une rapidité fébrile. De même que personne ne savait pourquoi l’IBUSZ s’était étiolé, personne ne comprenait non plus pourquoi il fallait subitement le faire renaître. Quoi qu’il en soit, il semblait y avoir un lien entre les arrestations et la déclaration du ministre de l’Éducation populaire annonçant que le gouvernement « organiserait dorénavant des voyages culturels pour les travailleurs ». C’est pour cette raison que l’IBUSZ reçut trois énormes autocars rouges chinois.

    L’office du tourisme fut installé dans l’aile du palais de Vigadó à Pest, à moitié en ruine et surplombant le Danube, qui avait survécu de manière relativement intacte au premier bombardement de Budapest. C’est là qu’étaient organisés les « voyages culturels » destinés à une poignée d’heureux élus. Dès le mois de mai, l’affiche apparut dans les vitrines de magasins ainsi que sur les colonnes publicitaires :

    « Voyage culturel à Szombathely, l’ancienne ville de l’Empire romain, le plus grand empire esclavagiste de l’Antiquité : Sabaria, pour y visiter les fouilles romaines ! Candidature à déposer des mois de juin à septembre 1952 auprès des organismes sociaux ou sur place dans notre bureau ! »

    L’affiche était agrémentée de deux images floues imprimées selon une technique aussi primitive, comme si l’imprimerie typographique venait également d’être découverte en Hongrie grâce aux libérateurs : l’une représentait une vue de l’actuelle Szombathely avec les deux tours de la cathédrale, l’autre une statue antique en ruine, d’après le texte explicatif, le vestige d’un hexagone érigé il y a deux mille ans en l’honneur de Jupiter.

    Sur la place Vigadó et sur les rives du Danube à Pest, les passants s’attroupaient devant les vitrines d’IBUSZ depuis des semaines, lisant avec fascination l’affiche du voyage culturel. Certains curieux soupiraient d’aise, comme si une bonne nouvelle inattendue venait d’arriver. Ces derniers se mirent à espérer. Leur cœur palpitait à la magie d’un voyage en liberté : l’envie de pouvoir voyager à nouveau, d’aller et venir, de visiter, de se reposer un peu et servir de cette façon le « Plan », jour et nuit. Bien sûr, ils n’osaient pas penser qu’un jour le bus culturel puisse même partir pour Vienne, par exemple… Quant aux autres qui se trouvaient là, ils furent encore plus prudents, voire plutôt méfiants. Au début, ils se frottèrent les yeux comme s’ils ne croyaient pas à ce qu’ils voyaient : était-il possible qu’après l’achèvement du Plan triennal et les expéditions massives de réparations vers l’Union soviétique, sous la contrainte affligeante d’un nouveau Plan quinquennal, on gaspille de l’essence entre Budapest et Szombathely pour permettre à quelques centaines de personnes de visiter les fouilles romaines ? Ces personnes soupçonneuses furent secrètement enclines à croire que les deux tours de la cathédrale de Szombathely sur l’affiche servaient plutôt à tromper les étrangers non initiés, tout comme les calices et les vêtements sacrés dans la vitrine d’un certain magasin du centre-ville visant à donner l’impression trompeuse que l’Église non seulement ne serait pas persécutée par l’IBUSZ et le gouvernement, mais qu’au contraire, elle serait embrassée et promue.

    Le prétendu « hexagone » fut considéré avec encore plus de suspicion. En aucun cas, ils ne croyaient que ce vestige de marbre ait autrefois fait office d’hommage à Jupiter. Ils doutaient également qu’il ait été découvert tout récemment. Par ailleurs, ce monument faisait songer aux statues – d’évêques, de généraux, d’hommes d’État et de scientifiques – de Budapest que le peuple libéré de la capitale hongroise avait mutilées ou détruites, avec l’aide des soldats soviétiques, au printemps 1945.

    Les optimistes et les sceptiques ne pouvaient évidemment pas exprimer leurs pensées devant les vitrines de l’IBUSZ. Cela faisait déjà longtemps qu’ils cessaient de dire ce qu’ils pensaient en public. Ils ne purent que fixer la statue de Jupiter dans une contemplation silencieuse. Les lèvres de certains d’entre eux bougèrent pendant qu’ils lisaient. Mais il fut impossible de savoir s’ils marmonnaient silencieusement le texte de l’affiche, comme une prière, ou s’ils fustigeaient les Russes et le Régime.

    L’affiche indiquait également que Sabaria avait été fondée par l’empereur romain Claude. Quelqu’un fit une remarque tout aussi discrètement qu’une souris :

    « Lui aussi, il se prenait pour un dieu. »

    Mais aucun mal ne lui fut fait. Les gens ne firent qu’échanger des regards. Néanmoins ils ne rirent pas. Ils oubliaient de sourire même depuis longtemps. Ils poursuivirent plutôt leur lecture en silence, le visage gris :

    « Sur ordre du Parti et du gouvernement, les archéologues de la République populaire de Hongrie explorent sans relâche les tombes des vétérans de la Légion XV de l’Empire romain, autrefois connue sous le surnom d’Apollinaris, et d’autres monuments. Ceux-ci sont exposés dans le Romkert, le Jardin des ruines de Szombathely, donnant aux travailleurs un aperçu de la vie menée en Hongrie par le plus grand empire esclavagiste de l’Antiquité. L’hexagone de Jupiter en est également le témoin… »

    « Qu’est-ce qu’un hexagone ? demanda quelqu’un à voix basse.

    – Nous ne l’avons pas encore appris au séminaire du Parti, » répondit-on.

    Les guichets de l’IBUSZ furent assiégés pour obtenir des billets. Tout Budapest voulait aller à Szombathely. L’excursion culturelle du dimanche à travers les cimes du massif de Bakony séduisait aussi bien les optimistes que les sceptiques.

    Ce ne fut un secret pour personne que les candidats furent passés au crible de manière exhaustive. C’est à la suite de l’étude de toutes sortes de fichiers et de rapports secrets confidentiels que les heureux élus avaient été choisis pour pouvoir se rendre à Szombathely, visiter le Romkert, le Jardin des ruines, le fragment géant des ruines de marbre en l’honneur de Jupiter et bien d’autres monuments encore.

    Le premier grand autocar chinois rouge, qui partit pour Szombathely depuis la place Vigadó en ce matin de juin, fut admiré par un grand nombre de membres de la famille et d’amis des quarante-six passagers. L’heureux mari, qui réussissait à faire le voyage à l’ancienne Sabaria, n’était pas accompagné de sa femme qui, pour une raison inconnue, n’avait obtenu son billet ni de la part de l’organisme social, ni de la part de l’IBUSZ, malgré ses supplications auprès du « responsable culturel ». Mais il arrivait que ce soit la femme travailleuse qui ait le privilège de participer au voyage culturel, tandis que le mari restait à la maison avec les enfants le dimanche. Ceux qui n’avaient pas été autorisés à voyager saluèrent le monstrueux véhicule chinois au départ de la place Vigadó, comme des parents dans le port de Naples saluent un navire en partance pour l’Amérique du Sud. Certains même pleuraient.

    Le bus culturel tourna dans la rue Ferenc Deák et disparut. Ce dimanche matin de juin laissa un point d’interrogation : pour quelles raisons le gouvernement dépensait-il de l’essence pour des voyages culturels ?

    Personne ne voulait croire qu’il s’agissait vraiment du seul objectif de divertir les gens et de promouvoir la culture.

    C’était un matin d’été au chant des oiseaux. Le bus culturel chinois traversa le plus beau pont de Budapest, le pont des Chaînes, pour rejoindre la rive droite du Danube, où la promenade était déjà bordée de marronniers en pleine floraison. Les passants du petit matin se retournèrent pour contempler le colossal véhicule rouge portant à l’avant l’étoile soviétique à cinq branches et une inscription en gros caractères « VOYAGE CULTUREL » proclamant la mise en œuvre d’une nouvelle résolution du Parti dans l’intérêt de la population.

    Sur les rives du Danube à Buda, sous les falaises abruptes de la colline de Gellért, le bus culturel roula de plus en plus vite, dépassant les tramways jaunes. Il roulait à vive allure sur la route Béla-Bartók avec de violents coups de klaxon, tirant de leur sommeil les gens qui se reposaient le dimanche. Les passants dans la rue furent effrayés et s’enfuirent en courant. Bientôt, il se dirigea vers Székesfehérvár, quittant ainsi la capitale. Sur le derrière du véhicule géant, en guise d’avertissement aux conducteurs qui le suivaient, ce conseil paternel était écrit en grosses lettres, comme si le « Père du Peuple hongrois » lui-même l’avait apposé, le vieil homme chauve souriant parfois avec affabilité aux photographes : CONDUISEZ PRUDEMMENT !

    Sauf que le chauffeur, lui, manquait de prudence. À côté de lui était assise une petite femme au nez retroussé vêtue d’un uniforme. Elle avait mis son chapeau de partisan soviétique coquettement de travers, ses cheveux étaient blonds et ses lèvres abondamment maquillées. Avec un ruban rouge au bras et un badge IBUSZ à étoile rouge sur son chapeau de partisan, elle avait l’air d’être la vraie conductrice au lieu du chauffeur.

    « Rapprochons-nous, camarades ! Soyons attentifs au confort des uns et des autres ! » annonça-t-elle aux passagers.

    Car les constructeurs du véhicule de tourisme fabriqué pour Mao Zedong n’avaient pas pensé à ce confort. En plus des quarante-six places assises, vingt-quatre places debout étaient prévues pour les passagers, soit un total de soixante-dix personnes en plus des conducteurs. Connaissaient-ils le manque d’exigence du peuple chinois ? Ou croyaient-ils qu’il n’y avait que des Chinois maigres en Chine ? Les quarante-six passagers sélectionnés étaient serrés les uns contre les autres dans les quarante-six sièges comme si le Parti et leur bonne fortune les avaient forcés à entrer dans une grande boîte à sardines. Il était difficile d’imaginer comment ils pourraient encore entasser vingt-quatre passagers debout ici.

    Un gros prêtre au visage joufflu était particulièrement pathétique sur le siège étroit.

    Plusieurs l’avaient reconnu. Il y a un an ou deux, il jouait encore un rôle lors de l’instauration de la dictature du prolétariat, en collaborant avec les Russes et le parti communiste, mais désormais, semi-exilé, il était curé d’un village sur les rives de la Tisza. Pourtant, il ne s’était pas complètement retiré des bonnes grâces du Régime. Le fait qu’il ait reçu un ticket pour le bus culturel en était la preuve. Dans les milieux politiques, il était surnommé brièvement père Nádor, et c’est lui qui avait donné l’accord de son parti à la nationalisation des grandes banques.

    Ce n’était encore que le petit matin frais, mais il essuyait déjà les épaisses gouttes de sueur qui perlaient sur son visage avec un grand foulard à pois. Il s’accouda à la fenêtre ouverte avec son bras court pour prendre un peu d’espace et d’air.

    À côté de lui, un autre passager subissait son sort avec résignation. En raison de la corpulence du curé, il n’était qu’à moitié assis sur son siège, bien qu’il ait payé le prix total du billet. Son désarroi provoqua une certaine pitié chez la petite demoiselle blonde d’IBUSZ, qui adressa son avertissement directement au gros curé :

    « Rapprochons-nous, camarades ! Soyons attentifs au confort des uns et des autres ! »

    Cela n’arrangea en rien le sort du jeune homme aux cheveux hirsutes, car le père Nádor ne put se ratatiner.

    Seule la petite blonde au chapeau de partisan bavardait dans l’autocar culturel. Les passagers étaient muets comme une tombe. Lugubres et préoccupés. Comme si on leur infligeait une punition en les emmenant visiter les fouilles de Sabaria… La petite blonde représentait la classe populaire des libérés, et de manière séduisante, car elle était jolie, avec sa jupe IBUSZ resserrée autour de ses hanches rondes. Fille d’un concierge, elle était originaire du VIIe arrondissement, là où les filles frissonnent d’horreur devant ce que font leurs mères : passer la serpillière dans les escaliers et ramasser des ordures. Même avant la libération de la Hongrie, ces jolies filles de concierge du VIIe arrondissement s’échappaient de leurs loges de concierge du rez-de-chaussée, souvent en tant qu’actrices célèbres ou vendeuses de bonbons au théâtre. Elles étaient maintenant entrées à l’école du Parti. La blondinette de l’IBUSZ, maîtresse de l’autocar culturel, avait choisi le métier de guide par vocation de vie. Pour l’instant, elle ne devait pas connaître de langues étrangères, car il n’y avait pas d’étrangers à Budapest, à l’exception des Russes.

    « Nous sommes arrivés à Martonvásár, camarades ! Là-bas, au loin, se trouve le château des Brunswick, où Beethoven, le meilleur par excellence des musiciens, joua du piano pendant des années. »

    Elle avait oublié de préciser que l’ancien château des comtes de Brunswick avait été pillé par le peuple libéré en 1945 et que les reliques de Beethoven avaient été volées tout comme le mobilier. Dans les pièces où Beethoven avait jadis rêvé, le nouveau régime avait installé un institut de recherche scientifique : celui-ci travaillait sur l’amélioration des semences de maïs.

    « Kápolnásnyék ! », dit-elle plus tard. « Le village natal de notre grand poète, Vörösmarty. C’est lui qui a écrit l’une de nos prières nationales, le Szózat ainsi que le poème Chant de Fót.

    – Bon, c’est bon, grogna le jeune homme aux cheveux hirsutes à côté du père Nádor. Nous ne sommes tout de même pas dans une crèche. »

    Bien qu’il ait apprécié la jeune fille de l’IBUSZ, il protesta en lui-même contre l’idée qu’elle avait de lui enseigner des connaissances élémentaires. Il n’avait pas tout à fait raison. La guide blondinette appartenait à la catégorie des « cadres inférieurs », qui fut la première à être englobée par le nouveau régime. Elle venait tout juste d’être éduquée à l’école du Parti. Pour elle, c’était une révélation que la statue qui trônait sur la plus belle place du centre-ville de Pest soit celle d’un poète. Autrefois, elle croyait qu’il s’agissait d’un couturier.

    Elle possédait également la vivacité d’esprit d’une fille de concierge de Pest. Lorsque le véhicule chinois géant passa au bord du lac de Velence, elle dit :

    « Et nous voilà, camarades, au plan d’eau de Budapest. Il s’étend sur une superficie de 26 kilomètres carrés. »

    L’ancienne ville royale de saint Étienne, Székesfehérvár, ne fut pas l’objet d’une attention quelconque de la part de l’autocar culturel, qui se contenta de la traverser. La petite demoiselle de l’IBUSZ mentionna à peine que notre premier roi y avait fondé une basilique. Mais elle omit de dire son nom. Se pourrait-il qu’on ne lui ait jamais appris l’existence de saint Étienne ?

    Peu après, l’autocar culturel passa près de la forêt profonde de Bakony. Il passa ensuite la ville de Pétfürdő qui, selon la camarade blonde, avait été un terrain désertique ne comptant que deux cent huit habitants sous le régime fasciste d’autrefois, mais qui était aujourd’hui « un haut lieu de l’industrie lourde hongroise en matière de produits chimiques ». Elle en rajouta même :

    « C’est un bastion, et non pas une brèche dans le front chimique de la défense hongroise de la paix. » Le père Nádor se gratta son gros cou rouge. Plus tard, la petite demoiselle de l’IBUSZ, en bavardant aimablement, attira l’attention des passagers à l’écoute désabusée sur les beautés naturelles, comme elle l’avait appris dans sa formation de guide touristique.

    « Là, c’est la vallée Barát ! Parsemée de falaises, c’est l’un des endroits les plus pittoresques de notre pays socialiste. »

    Le gigantesque véhicule chinois passa ensuite en grondant devant un petit lac de montagne.

    « Ici, camarades, nous pouvons en effet apercevoir les traces du travail des conquérants de l’Antiquité romaine. Nous sommes au Lac à veines bleues. Le barrage fut construit il y a deux mille ans par les impérialistes. »

    L’autocar culturel était arrivé à Veszprém, la capitale de la montagne de Bakony. Au lieu de raconter l’histoire de la chapelle Sainte-Gisèle, datant du xiiie siècle, la jeune fille de l’IBUSZ parla du bosquet de Lénine au moment où l’autocar culturel passait sur le Viaduc.

    Tous les habitants de la ville s’étaient rassemblés sur la place principale pour contempler les voyageurs du véhicule rouge. On n’aurait pas dit que c’était un dimanche. Car Veszprém servait le Plan quinquennal même le dimanche, les cheminées fumantes d’usines proclamant la « cause sacrée des remboursements de réparations ». L’usine de viande était elle aussi en activité, mais pas à destination des habitants de Veszprém, qui n’avaient pas mangé de viande depuis près de deux ans.

    L’auberge hongroise, jadis célèbre, était rebaptisée l’Étoile rouge. C’est devant cette auberge que l’autocar culturel s’arrêta.

    « Dix minutes de repos, camarades ! »

    À l’invitation de la petite demoiselle de l’IBUSZ, plusieurs des quarante-six heureux passagers descendirent du bus. Trois d’entre eux, séparés des autres, se précipitèrent vers la porte de l’hôtel où les attendaient des fonctionnaires locaux au visage gris, badge du Parti à la boutonnière. On découvrit alors que ces trois personnes étaient liées et que les véritables dirigeants de l’autocar culturel n’étaient pas le chauffeur ou la jolie fille blonde du VIIe arrondissement, mais bien eux : l’IBUSZ, le Parti et probablement le « poing du Parti », à savoir la police.

    « Liberté ! », s’exclamèrent les fonctionnaires postés devant l’Étoile rouge, avec complaisance.

    « Liberté », répliquèrent froidement ces trois-là, et ils se précipitèrent dans les toilettes de l’hôtel, où ils devaient eux aussi faire la queue. Dans un tel contexte, il n’existait pas d’avantage pour le Parti.

    L’un des passagers remarqua à voix basse :

    « La petite dame de la culture n’est pas l’une d’entre eux.

    – Bien sûr que si ! », protesta le voisin aux cheveux hirsutes du père Nádor.

    Parmi les trois passagers suspects, c’était l’homme bourru au béret, à l’allure de Souabe, qu’il considérait comme le plus dangereux. Il rappela les manifestants enthousiastes du 1er-Mai rassemblés jadis dans le Városliget de Pest, portant même un œillet rouge à la boutonnière. Les fonctionnaires locaux se regroupèrent manifestement autour de lui,

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