Leçons morales tirées du livre de Job - Tome 4: Livres XI à XVI
Par Gregoire le Grand et Christophe Vuillaume
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À propos de ce livre électronique
C’est justement autour de notre avenir éternel que se poursuit la méditation de saint Grégoire, car les vicissitudes que nous traversons sont le moyen et l’occasion de mettre en lumière la seule question qui finalement oriente notre conduite et donc notre avenir éternel : où est ma joie ?
Le célèbre commentaire est ici présenté pour la première fois dans son texte intégral en français contemporain, doté d’une introduction et de notes qui en facilitent la lecture.
À PROPOS DES AUTEURS
Grégoire Ier dit Grégoire le Grand est le 64e pape de l'Église. Né vers 540, il est élu pape en 590 et meurt le 12 mars 604. Il est l'auteur d'œuvres patristiques majeures qui ont marqué et marquent toujours l'histoire de l'Église.
Docteur de l'Église catholique, il est l'un des quatre Pères de l'Église d'Occident avec Ambroise de Milan, Augustin d'Hippone et Jérôme de Stridon. Son influence durant le Moyen Âge fut considérable.
C'est en son honneur que, deux siècles après sa mort, le chant élaboré dans les abbayes du diocèse de Metz est appelé « chant grégorien », sans que l'on sache avec certitude son rôle dans l'évolution et la diffusion du chant liturgique.
Depuis le concile Vatican II, l'Église catholique le célèbre le 3 septembre ; l'Église orthodoxe l'a toujours fêté le 12 mars.
Né à Nancy, Maître ès Lettres, frère Christophe Vuillaume osb, Profès de l’Abbaye de la Pierre qui Vire en 1979, Maître en théologie (ICP) et prêtre, a été Procureur Général de la Congrégation de Subiaco de 2004 à 2007. Actuellement au Monastère bénédictin de Mahitsy (Madagascar), il est Cellérier et professeur de théologie spirituelle. L’auteur a rédigé deux volumes de la collection "Sources Chrétiennes", de nombreux articles et traductions. Il est l’auteur de la correspondance inédite, traduite du latin, en 4 volumes de la correspondance de Pierre le Vénérable, paru chez le même éditeur, et de trois volumes des textes de Pierre Damien.
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Avis sur Leçons morales tirées du livre de Job - Tome 4
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Aperçu du livre
Leçons morales tirées du livre de Job - Tome 4 - Gregoire le Grand
Du même traducteur
Aux Éditions du Cerf
Collection Sources chrétiennes
1. Grégoire le Grand (Pierre de Cava), Commentaire du Premier Livre des Rois (tome 2), traduit du latin, 1993, 341 p., S.C. 391.
2. Bède le Vénérable, Le Tabernacle, traduit du latin, 2003, 507 p., S.C. 475.
Aux Éditions de Bellefontaine
3. Frère Michaele Davide Semeraro, Trois figures féminines dans la vie de saint Benoît, traduit de l’italien, Collection Vie Monastique, n° 49, 2014, 150 p.
Aux Éditions Saint-Léger
Collection Chemins de Saint Benoît
4. Pierre le Vénérable, Correspondance intégrale, 4 tomes, 2019-2020.
5. L’ordre de Grandmont, textes fondateurs, 2020.
Collection ARSIS
6. Saint Pierre Damien, L’héritage monastique, 3 tomes, 2020-2021.
7. Saint Grégoire le Grand, Leçons morales tirées du livre de Job (livres 1-3), tome I, 2021 ; tome II (livres 4-6), 2023 ; tome III (livres 7-10), 2023 ; tome IV (livres 11-16), 2024.
Collection Manne des Pères (en français fondamental)
8. Tertullien, La prière chrétienne, traduit du latin, 2021.
9. Jean Cassien, Conférences sur la prière, traduit du latin, 2021.
10. Saint Grégoire le Grand, Leçons morales tirées du Livre de Job (extraits), traduit du latin, 2022.
11. Jean Cassien, Suis-moi, Institutions Cénobitiques, Livre IV, traduit du latin, 2023.
Introduction
Comme prévu et avec la grâce de Dieu, nous terminons, en ce deuxième semestre de l’année 2023, le quatrième volume des Leçons morales tirées du Livre de Job, du pape Grégoire le Grand. Comme lui-même nous en avertit, s’il a évidemment relu et révisé cette partie du commentaire, il n’a pas cherché à l’harmoniser avec le reste de son œuvre. Effectivement, on sent dès les premières pages de cette section (Livres XI à XVI) un dynamisme qui s’était peut-être quelque peu essoufflé au fur et à mesure que l’auteur avait composé les parties précédentes. Comment maintenir l’intérêt du lecteur tout au long d’un commentaire de 35 livres sur les 42 chapitres du Livre de Job, suivis verset par verset ? Conscient de cette gageure, Grégoire le Grand semble avoir ici repris son souffle et donné un nouvel élan à sa méditation, sans pour autant renier ni son approche ni son style. Il est si conscient d’avoir à relancer l’intérêt qu’il présente cette partie comme une sorte de synthèse de toute son œuvre. Et il est de fait que les plus grands thèmes du commentaire y sont repris, mais enrichis, abordés à partir d’une nouvelle approche. En espérant que le lecteur sentira lui-même ce nouveau dynamisme, nous ouvrons avec lui les premières pages de ce quatrième tome¹.
Parvenus à cette étape des Leçons morales tirées du Livre de Job, il peut être utile de retracer les grandes lignes de la théologie du salut telle que Grégoire le Grand la présente ici par touches. Le Livre de Job s’inscrit en effet tout entier dans la perspective de la Rédemption accomplie par le Christ dont il est la figure, lui dont le nom signifie justement « le Souffrant ».
1. L’histoire du salut
L’essentiel est d’abord de comprendre quelle était la condition du premier homme avant la faute, « au paradis ». La béatitude d’Adam et d’Ève tient essentiellement en ce fait que, demeurant dans l’amitié de Dieu, ils participent à sa vie même, tout ce monde que Grégoire qualifie d’« intérieur ». Il ne s’agit pas seulement de l’intérieur de l’être humain, le fait de vivre en communion avec soi-même, sans tensions, divisions, ni surtout attachement à quelque réalité qui le projette à l’extérieur de lui-même, mais surtout de la communion avec Dieu à travers la contemplation. Cette intime union à la vie divine signifie connaissance par participation, au sens biblique du terme. Parfaite harmonie, claire intelligence, donc, entre le Créateur et la créature qui garantissent à l’être humain clarté de vue sur les réalités divines et sur lui-même, mais aussi paix intérieure et participation aux joies célestes. Toute cette béatitude perdue, mais à retrouver par la grâce du Christ, forme ce monde intérieur auquel se réfère si souvent Grégoire avec nostalgie. Elle constitue une réalité divine, mais à la portée du croyant qui met en œuvre sa foi dans sa conduite ici-bas. Il lui faut d’abord reprendre conscience de ce qu’il est comme fils de Dieu, de la béatitude qu’il a perdue, pour pouvoir désirer la retrouver en se détachant de ce qui l’attire hors de lui-même et loin de Dieu : le monde extérieur, tout ce qui est « du dehors » et non du « dedans ». Non que les pécheurs, les « réprouvés » comme dit Grégoire, manquent totalement de connaissance, voire d’une certaine intelligence (c’est le cas des amis de Job), mais comme ils connaissent, sans pour autant goûter à la réalité qu’ils perçoivent, ils ne la comprennent pas et sont incapables de lui faire porter du fruit dans leur conduite morale. C’est là toute la différence, si funeste à notre époque réputée « scientifique » et si largement ouverte à tous les champs de la connaissance humaine, entre savoir et sagesse².
La conversion, et donc l’ascèse, s’appuient sur cette prise de conscience, que saint Augustin nommerait « nostalgie » du paradis perdu, de la condition bienheureuse dont nous sommes désormais privés. Sur le plan spirituel, le péché nous a plongés dans une cécité qui nous empêche non seulement de contempler Dieu – ce qui demeure cependant notre vocation éternelle −, mais encore de comprendre ses desseins, sa Providence. Or, tout l’enjeu du Livre de Job, tel que Grégoire le Grand le comprend, est précisément de saisir en quoi les malheurs de cet innocent, sont une phase, certes aussi mystérieuse que douloureuse, du projet divin qui dépasse infiniment ce que perçoit la raison humaine laissée à elle-même, amoindrie par le péché originel. De sorte qu’il ne s’agit pas seulement d’une incapacité de voir, pour comprendre, mais même de sentir, au sens le plus fort du terme. Les sens spirituels, à l’instar de nos sens physiques, sont bien là, à notre disposition, mais comme atrophiés, si peu développés par manque d’activité, qu’ils ne nous permettent pas immédiatement de voir et de saisir au-delà de l’horizon purement humain (cf. XI, 8-9). Si les charismes particuliers que sont le don de guérison, de parler en langues ou de prophétiser sont comme des ornements, certes utiles et bienfaisants à leur façon, les trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, sont, elles, indispensables au salut même de chaque croyant (XI, 25). Ce sont elles, en effet, qui non seulement nous rapprochent de Dieu en nous faisant « rentrer en nous-mêmes » où se trouve son image, le Christ, mais encore nous permettent de retrouver ainsi la connaissance perdue, la sensibilité spirituelle, en un mot la sagesse divine. En adhérant à son Créateur et à ses desseins, jusque dans les mystérieuses épreuves qu’il traverse sans les comprendre immédiatement, Job devient la figure du Christ, nouvel Adam auquel nous avons tous à nous laisser configurer si nous voulons retrouver notre identité et notre dignité de fils de Dieu.
2. Les mystérieuses voies de la Providence
C’est là que se situe tout le nœud du Livre de Job, selon Grégoire le Grand, dans cette intelligence des voies mystérieuses par lesquelles Dieu conduit ses créatures au salut. Plus encore que dans les sections précédentes, le pape s’applique ici à nous dévoiler les impénétrables voies de la Providence divine. Elles sont si éloignées des voies humaines qu’elles peuvent nous apparaître comme parfaitement contraires à notre logique. C’est que Dieu voit de haut et aussi très loin : des origines, avant même la Création, en passant par l’Histoire du salut pour aboutir à son accomplissement final dans le Christ. Entre ces deux moments s’inscrit toute notre existence humaine, ou plus exactement l’histoire de l’humanité où s’accomplissent au fur et à mesure du cours des temps les mystérieuses « dispositions » de Dieu.
Cette troisième partie s’ouvre justement sur une méditation d’une rare pénétration sur l’insondable justice de Dieu (XI, 3-4 et 18). Comme on le voit dans les malheurs qu’endure Job sans se révolter, le Créateur peut en effet se servir d’un « mal » apparemment objectif pour accomplir, à travers des causes secondes, une justice qui nous échappe. Qu’un homme tombe dans une embuscade tendue par quelque malfaiteur au détour d’un sentier de montagne et se fasse détrousser, voire ôter la vie, et la justice de Dieu accomplit d’un seul coup deux de ses desseins. Celui de corriger la victime d’un mal qu’il a lui-même commis autrefois et sans doute oublié et ainsi de le sauver, mais aussi celui de laisser le malfaiteur s’enfoncer toujours plus dans son injustice et donc se châtier lui-même en s’éloignant de Celui qui est Vie. Si Dieu punit, en effet, ce n’est pas en « faisant la guerre » à l’homme, mais en l’abandonnant à ses propres vues, à son choix personnel et conscient, « en se retirant, car cet abandon suffit à le ruiner » (XI, 12).
Il faut le reconnaître, Grégoire le Grand garde une vision relativement pessimiste de l’homme qu’il a sans doute héritée de saint Augustin. Bien des fois, et de nouveau dans cette section (Livres XI à XVI), le pape se plaît à décrire avec réalisme et une étonnante finesse psychologique ce qu’il nomme la corruption, et que nous appellerions plutôt la finitude de notre condition humaine³. Sa caractéristique majeure, et sans doute la plus pénible, est le constant changement dans lequel nous sommes emprisonnés tout au long de notre existence. Cette inconstance, cette instabilité ou mutabilité, pour reprendre le vocabulaire grégorien, sont évidemment les conséquences du péché originel qui nous a projetés à l’extérieur de nous-mêmes et du monde de Dieu, comme on l’a vu. Elle est d’autant plus lourde à porter qu’elle semble se nourrir de contradictions insensées à nos yeux, au point que le pape se désole de ce qu’il nomme lui-même une « misère ». Qu’on en juge soi-même, quand bien même on serait d’un naturel résolument optimiste : « C’est misère, en effet, de se mettre au service de notre chair corrompue pour lui apporter ce dont elle a besoin et qui lui a été concédé, comme de lui fournir ce qu’elle réclame : des vêtements contre le froid, la nourriture contre la faim, la fraîcheur contre la chaleur. Le fait qu’on ne maintienne le corps en bonne santé qu’à condition d’y veiller soigneusement et que même quand on fait attention, on perde la santé ; quand elle est perdue, qu’on ait bien du mal à la retrouver et que, même si on la retrouve, on ne soit pas sûr d’en jouir en permanence ; tout cela, n’est-ce pas la misère de notre condition mortelle ? » (XI, 66). Des plaintes qu’on n’a guère de mal à mettre au présent en ces temps de pandémie mondiale. Mais c’est précisément ici qu’intervient la foi au Christ, parce qu’elle permet d’entrer dans les vues du Créateur et Rédempteur qui sait user de tout, y compris du péché de l’homme, pour nous permettre d’actualiser le salut qu’Il a une fois pour toutes accompli.
Appliquée au plan moral, cette vision pénétrante que donne l’adhésion au Christ par la foi conduit les justes à sans cesse s’examiner, non seulement avec attention, mais encore avec rigueur. Qui oserait, en effet, se croire pur et irréprochable au point de ne pas avoir à redouter le Juge impartial des consciences ? Non seulement l’honnêteté oblige même les justes à reconnaître qu’ils sont encore bien éloignés de la pureté du Christ, unique modèle de l’homme, mais encore, jusque dans les actions, les paroles ou les pensées les plus nobles, peut toujours se glisser quelque intention ou satisfaction entachée de retour sur soi-même (cf. XI, 54-58 ; XII, 27). Pour rendre compte de l’Écriture dans son étonnante interrogation, Grégoire ira, par mode pédagogique, jusqu’à appliquer cette prudence au « bienheureux Job » lui-même tout à la fin de cette section : « Afin que nous comprenions à quel point nous devons redouter avec grande crainte le jugement à venir, puisque même celui dont le Juge a fait l’éloge n’est pas assuré, dans les paroles qu’il prononce, de la rétribution qu’il recevra lors du jugement » (XIII, 55).
Parvenu à cette hauteur de vue qui caractérise en grande partie les Leçons morales, Grégoire continue de sonder d’autres aspects de la Providence, puisqu’elle seule peut rendre compte de la mystérieuse passion de Job, figure du Christ. Cette fois, sa méditation se porte sur la temporalité de la vie humaine, la longueur de nos jours et l’heure de notre mort, car comment échapperaient-elles à la connaissance et aux dispositions de Dieu ? Le cas du roi Ézéchias, sur lequel Grégoire revient deux fois dans cette section, est des plus intéressants. Le prophète lui a, en effet, annoncé qu’en raison de ses péchés, il allait prochainement mourir. Mais, touché par les larmes de repentir du roi, Dieu lui accorde un prolongement de vie sur la terre. Y a-t-il contradiction entre l’heure annoncée et la grâce qu’est cette prolongation ? Non, car le moment prédit par le prophète était bien ce que méritait Ézéchias par sa conduite, mais Dieu lui-même avait prévu dans sa prescience, qu’il lui accorderait cette rémission qui servira aussi à son salut (cf. XII, 1-2). Ce simple exemple nous fait percevoir quelle profondeur d’analyse atteint la méditation du pape qui éduque ainsi notre conscience en lui donnant les clefs d’une intelligence bien supérieure sinon étrangère à nos raisonnements humains.
3. Notre avenir éternel
De là à nous entraîner dans une étonnante réflexion sur le Shéol (ou l’Hadès), il n’y a qu’un pas que Grégoire franchit sans hésiter. Il faut ici préciser les termes tant leur sens s’est estompé jusque dans la conscience chrétienne contemporaine. L’Ancien Testament parle en effet du « Shéol », pour désigner ce qu’on a souvent traduit par les enfers, au pluriel, ce qui augmente encore la confusion. Car ce « lieu », ou plutôt cet « état » ne pouvait constituer qu’une instance temporaire dans l’économie du Salut encore en attente de la venue du Rédempteur. Que devenaient en effet les justes de l’Ancienne Alliance, comme Job, par exemple, après leur mort ? Ils ne pouvaient pas être réunis immédiatement à Dieu, puisque le Christ ne les avait pas encore libérés des conséquences du péché originel qui frappent tout homme. Mais comment auraient-ils mérité de souffrir en attendant la venue, encore si lointaine, du Médiateur ? C’est pourquoi Grégoire songe à deux « parties » des enfers, une région supérieure où les justes se reposent dans l’attente du Christ et une région inférieure où les impies endurent déjà le châtiment qu’ils méritent en attendant le Jugement dernier⁴. En effet, après sa mort, le Christ, nous rapporte la Première Lettre de Pierre (1 P 3, 18-19 et 4, 6), est « descendu » au séjour des morts pour en faire remonter tous les justes qui attendaient cette libération⁵. Car ce « Shéol », où les israélites ne voyaient qu’un lieu dépourvu de vie et si éloigné de Dieu qu’il ne permettait aucune communication avec Lui, encore moins la louange du Créateur (Ps 6, 6 ; 115, 17), n’est justement pas encore ce que la théologie chrétienne appellera l’Enfer, état de séparation absolue et définitive qu’endureront ceux qui ont volontairement choisi de se séparer de leur Rédempteur et Père, donc aussi de leurs frères et sœurs rachetés⁶.
Mais la question de l’enfer n’est qu’un aspect d’une thématique beaucoup plus vaste sur laquelle Grégoire le Grand s’étend au cours de cette troisième partie : notre destinée éternelle. Il le fait en confrontant constamment les figures du juste et du réprouvé ou de l’hypocrite, car le pape a bien conscience qu’au sein même de l’Église se cachent de faux croyants qui n’ont finalement d’intérêt que pour les biens et les avantages de ce monde au profit desquels ils utilisent la religion. L’image la plus parlante qu’il reprend tout au long de ce Livre XII est celle de l’arbre, symbole biblique par excellence, qu’il applique d’abord à l’homme sans racine dans la vie de l’Esprit. Il peut, certes, pratiquer de bonnes œuvres, mais elles sont comme un vernis superficiel ; au jour de l’épreuve, voire de la persécution, il ne tient pas et s’effondre au souffle des tentations qui ne manquent jamais. C’est que, n’ayant pas encore goûté la sagesse divine jusque dans ses voies mystérieuses, l’homme « charnel » (pour reprendre le vocabulaire grégorien qui est d’abord celui de saint Paul), ne saurait s’attacher aux seuls biens qui demeurent ; il est comme un arbre sans racine qui finit par tomber et se dessécher. L’arbre vert qu’est le Christ, et ceux qui lui appartiennent (Lc 23, 30), fût-il taillé et meurtri, reverdira au contraire et reprendra vie, parce qu’il a poussé ses racines dans la terre riche et féconde d’une foi intégrale (XII, 1-8).
4. Les deux voies
Finalement la grande question pour l’homme est de savoir où il cherche sa joie dès aujourd’hui : en Dieu, en lui-même ou dans ce monde qui passe ? Car tel est le choix qui oriente toute l’existence humaine et détermine son avenir éternel (XII, 24-27). La question est loin d’être déplacée dans un commentaire du Livre de Job, le juste cruellement mis à l’épreuve. Au contraire, les souffrances de l’homme droit sont l’occasion et le moyen de montrer à quoi l’homme s’attache effectivement, ou, en d’autres termes, quelle vision il se fait de son accomplissement en ce monde et dans l’autre. Car enfin, quand on a compris en quoi consiste son propre achèvement, on en a aussi trouvé la voie. Or, tout l’enjeu consiste, dans le mystère chrétien, à comprendre que ce chemin passe par toute une phase de « déconstruction » de ce qui est encore en nous une vision trop mondaine de la réussite. Si tout l’objectif de mon existence humaine se limite à l’horizon de cette terre et de ses richesses de tous ordres, quelle place reste-t-il pour un avenir éternel dans l’Au-delà ? Je ne puis non seulement pressentir, mais encore goûter et m’attacher aux biens qui demeurent, sans avoir fait le deuil d’une réussite toute humaine et seulement humaine. Israël a longtemps pu croire que le succès dans les entreprises terrestres était le signe de la bénédiction divine. Le Psaume 1 ne dit-il pas que « Tout ce qu’entreprend le juste réussira » ? Ce qui n’est évidemment pas faux, à condition de voir que cette réussite est tout autre chose et s’accomplit très différemment de ce que l’esprit humain imaginerait spontanément. Richesse, fécondité et succès contre ses adversaires sont-ils les signes indubitables de la bénédiction divine ? Autant de signes qu’il faudrait d’ailleurs actualiser dans notre civilisation contemporaine où l’on se laisse trop souvent fasciner par l’abondance, le plaisir et la gloire, ce succès immédiat et la puissance dont certaines « start-up » sont un symbole si parlant. Or, il arrive bien souvent qu’un accident de parcours (maladie, échec, erreur fatale) remette toute cette vision positiviste en question. L’histoire de Job pourrait ici se décliner en termes très actuels, qu’il s’agisse de catastrophes planétaires comme une crise économique mondiale ou les conséquences incommensurables d’une pandémie, pour ne rien dire des désastres que cause le changement climatique sur toute la planète. Mais cela est tout aussi vrai au plan personnel de chacune de nos vies. Surgissent alors les vraies questions qu’on croyait définitivement réglées et qui finalement gravitent toutes autour de l’unique interrogation, celle du sens.
Mais tant que le système clos que la société s’est construit et où elle s’enferme aveuglément ne présente apparemment aucune faille, tant qu’il ne vole pas en éclats, l’illusion demeure avec ses funestes conséquences pour l’avenir éternel de chacun. C’est ce que Grégoire le Grand évoque en rapprochant l’attitude typiquement chrétienne de « simplicité » de celle du pécheur, pétrie d’orgueil, puisqu’elle s’inspire de la révolte de l’ange apostat. Que recouvre cette simplicité ? D’abord une réalité substantielle, parce qu’elle est participation à celle de Dieu. Si l’on peut dire que la nature divine est simple, c’est en ce sens qu’elle n’est pas constituée d’éléments divers, comme celle de l’homme, fait de chair et d’esprit. Pur Esprit, Dieu est simple parce qu’Il est un en soi jusque dans sa Trinité. Simple, l’homme le sera, à l’image du Christ, s’il laisse l’Esprit de Dieu l’unifier peu à peu en le détachant de ce qui le disperse. Telle est justement l’intuition de la vie monastique dont les initiateurs ont reçu le nom de « monos », seul, et que Grégoire a décidé d’embrasser. Non pas seulement parce que ces premiers anachorètes vivaient dans la solitude des déserts d’Égypte, de Palestine ou de Syrie, mais parce que toute leur ascèse tendait à se laisser unifier en se détachant de ce monde et d’eux-mêmes pour s’unir au Dieu un et trine. Ce faisant, ils se rendaient capables, en se séparant de tout, de s’unir à tous, selon la célèbre formule d’Évagre le Pontique⁷. Il n’est pas étonnant que la morale grégorienne s’inspire de cet idéal d’unité ou de simplicité dans laquelle le Christ nous recrée, tant il l’a prisée et cultivée, jusque dans le ministère pontifical.
À l’inverse, l’attirance pour les richesses que nous offre ce monde crée immanquablement une infinité de désirs dans le cœur de l’homme, jamais rassasié. Mais le plus grave est que cette convoitise, ce besoin de posséder et de s’approprier, peut vicier une recherche apparemment religieuse. C’est tout le thème que Grégoire le Grand développe autour de l’hypocrisie. Au départ, l’intention semble bonne et pure. On cherche à avancer dans les voies de la vie spirituelle et l’on s’y donne même avec générosité, mais l’intention est faussée dès l’origine. Ce qu’on cherche, ce n’est pas tant à se livrer au travail de l’Esprit qui passe nécessairement par une phase de dépouillement (l’histoire de Job le montre éloquemment), mais finalement à amasser encore, à se rendre maître et « riche », y compris de biens spirituels, quitte à les baptiser de « grâces » ou de vertus, surtout si elles nous coûtent. Sans viser ouvertement l’approbation et même l’admiration des autres, ce qui serait trop évidemment un péché de vanité, on cherche néanmoins une forme de satisfaction personnelle, comme si l’on s’était acquis une certaine sécurité devant Dieu ; or on se replie sur soi-même au lieu de s’ouvrir à l’Esprit, seule Source de toute sainteté authentique. La parabole la plus parlante est ici celle du pharisien monté au Temple pour prier (Lc 18, 10-14). En réalité, en faisant son bilan religieux, selon les normes en cours dans sa secte, cet homme qui se croit religieux ne prie pas, mais s’adresse à lui-même un certificat de bonne conduite, comme s’il pouvait se justifier lui-même. Or, ce n’est pas lui, mais le publicain, conscient de sa misère et n’osant même pas lever les yeux vers les cieux, qui redescendra chez lui justifié (cf. XII, 36).
5. Une leçon de pastorale
Ce ne sont pas là des questions théoriques. Le pape sait, par expérience, que cette mentalité aussi fausse que funeste peut gagner non seulement des croyants, mais encore des hommes d’Église. En des accents qui rappellent son admirable Pastoral (Liber regulae pastoralis)⁸, Grégoire le Grand ne craint pas d’exposer ici toutes les difficultés morales auxquelles sont confrontés les pasteurs (les « prédicateurs ») quand ils doivent reprendre ceux qui leur sont confiés. Là encore, le plus difficile n’est pas d’éduquer l’homme simple et obéissant, mais le puissant qui s’enorgueillit de ses capacités en tous domaines. On imagine les situations concrètes auxquelles fut confronté le pape dans la société romaine de son temps où politique, et donc pouvoir et religion sont si souvent imbriqués (XIII, 7-9). Mais, qu’il s’agisse des ennemis extérieurs de l’Église, ces persécuteurs qui ne manquent jamais, ou de ceux qui la combattent de l’intérieur, hypocrites et croyants de nom, c’est finalement toujours Satan lui-même qui livre combat (XIII, 12), comme il s’est attaqué de front au bienheureux Job. Or, ces épreuves qui sont celles de toute l’Église, parce qu’elles ont été celles de son Chef, sont justement le moyen de notre rédemption, puisqu’elles nous assimilent au Sauveur en son mystère pascal. Le tout est dans l’intelligence spirituelle qui reconnaît dans ce qui blesse l’instrument du salut, une porte vers la vie, et non pas une malédiction. Tout le Livre de Job n’aboutit-il pas à cette leçon qu’éclairera de tout son éclat le mystère de la résurrection du Christ ?
Et pourtant, aussi certaine que soit la foi de Job, aussi pure qu’ait été sa conduite, que cherche à imiter le croyant en ce monde, jamais il ne peut se prévaloir de quelque mérite ou de quelque vertu pour s’assurer de son salut. Tel un leitmotiv, Grégoire reprend souvent l’appel à la véritable humilité devant Dieu sur lequel il conclut cette section. La profondeur, ce que Grégoire appelle la « subtilité » des jugements de Dieu est telle que nul ne saurait jamais être assuré de n’avoir pas péché jusque dans ses meilleures intentions, tant l’homme est prompt à se rechercher en toutes choses. Notre conscience, peu à peu éduquée par la vie dans la foi, n’a-t-elle d’ailleurs pas cette intuition que nous ne serons jamais entièrement purs devant Dieu, mais bien plutôt des pécheurs purifiés, parce que pardonnés dans et par le Christ ?
6. Voir au-delà, à la lumière de la foi
La ligne directrice des Livres XIV à XVI, deuxième partie de ce volume, est incontestablement une méditation sur la façon dont Dieu conduit ce monde dans le respect de notre liberté. Rien qui puisse étonner ici le lecteur, puisque cette réflexion s’inscrit parfaitement dans la question de fond du Livre de Job : comment comprendre la souffrance de l’innocent ? Plus fondamentalement, toutefois, complétant ce qui a été dit d’un autre point de vue dans les Livres XI et XII, Grégoire décide de hausser sa réflexion à son niveau suprême, celui d’une contemplation des voies de la Providence divine. Les pages d’introduction de toute son œuvre prennent ici tout leur sens, puisqu’elles présentaient les Moralia comme une réflexion nourrie à une haute contemplation : « Voulant répondre à leurs multiples demandes en donnant parfois un commentaire historique, parfois un commentaire plus élevé, fruit de ma contemplation, et parfois encore un commentaire moral, j’ai réparti cet ouvrage en trente-cinq livres et six volumes » (Lettre-préface, 2)⁹.
La question des voies de la Providence, déjà abordée plus haut, devient ici cruciale en raison des allégations des amis de Job, en particulier celles de Bildad de Shuah, qui ne peut expliquer les malheurs du saint homme qu’en y voyant une punition divine, sinon pour ses méfaits, du moins pour l’hypocrisie avec laquelle il le soupçonne d’avoir agi (XV, 1 et 3). L’occasion était trop belle pour le grand pape, que la vie a de toute évidence conduit à méditer souvent ce sujet, d’exposer en quoi ce jugement si spontané est parfaitement irrecevable pour une conscience chrétienne. Il faut avouer qu’après plus de deux mille ans de christianisme, pour ne rien dire de ceux qui ne se réclament d’aucune foi religieuse, le raisonnement est encore profondément ancré dans les consciences : si quelqu’un se voit accablé de maux physiques, affectifs, spirituels jusque dans leur dimension sociale, c’est qu’il a failli quelque part et n’a que ce qu’il mérite. Justice de premier niveau qui est la base, il faut bien l’avouer, de nos jugements humains, même quand ils sont encadrés par les règles d’un Code pénal ou civil. C’est que l’idée de l’innocent ou du juste frappé dans ce qu’il a de plus cher et de plus personnel nous est viscéralement insupportable. Une souffrance qui semble venir d’En haut, quelles que soient ses causes secondes et ses interfaces humains, ne peut être que justifiée, sous peine de jeter le discrédit sur la justice même de Dieu. Grégoire illustre cette vision primaire en la mettant sur les lèvres des impies ou des hérétiques, représentés par les amis de Job : « Tous les orgueilleux estiment que les malheurs de ce temps sont de graves humiliations et s’imaginent que Dieu rejette d’autant plus une personne qu’ils la voient affligée par des épreuves. Ils ne s’interrogent ni sur sa conduite, ni sur ses actes, mais jugent que tous ceux qui sont éprouvés en cette vie sont déjà maudits au jugement de Dieu » (XIV, 34). En dépit de nos élaborations théologiques, il faut avouer que le syllogisme demeure solidement enraciné en nos esprits et remonte aisément à la surface : à toute faute, sa punition ; celui qui souffre a donc fauté quelque part.
Si notre religion était une invention humaine, on comprendrait qu’elle épouse ce type de raisonnement si conforme à cette logique de la rétribution sous laquelle nous présentons encore trop souvent le jugement divin. Mais il se trouve que notre foi s’enracine dans la révélation que Dieu nous a faite de Lui-même dans les Écritures qu’explicite, dans une tâche sans cesse à actualiser, la Tradition de l’Église. Certes pendant de longs siècles, on peut dire jusqu’à l’exil à Babylone (vie siècle avant Jésus-Christ), Israël est lui-même entré dans cette perspective encore si imprégnée d’une logique ou d’une morale naturelle. Il suffit d’ouvrir le livre des Psaumes pour s’en rendre compte. Le tout premier de ces chants méditatifs qui continuent de nourrir notre prière, n’énonce-t-il pas les règles d’une morale qui habitera longtemps la conscience biblique : « Heureux qui se plaît dans la Loi du Seigneur […] tout ce qu’il entreprend réussira. Tel n’est pas le sort des méchants […], au jugement, les méchants ne se lèveront pas » (Ps 1, 1. 3-5) ? Lus et médités à la lumière de l’Évangile et de la destinée de Jésus Christ, ces versets sont parfaitement recevables, puisqu’ils évoquent la perspective lointaine, bien qu’inconnue, du Jugement final qui rétablira toute justice. Mais croire que tout fidèle « réussit » en ses entreprises terrestres, parce qu’il craint Dieu et s’efforce de lui obéir, c’est évidemment se condamner à ne rien comprendre au mystère chrétien, sinon à tout l’enseignement biblique. Or, c’est, hélas, le discours que l’on entend aujourd’hui même dans la bouche de certains pasteurs évangélistes pour qui le Royaume semble se limiter à un horizon tout terrestre.
Pourtant, une réflexion s’amorce, dont les écrits des xe-ixe siècles (avant J. C.) sont les témoins. Certes, la création est bonne, mais on s’aperçoit qu’elle peut être détournée de son but originel par les impies¹⁰. On voyait, jusqu’alors, dans la prospérité, la descendance et l’honneur du nom¹¹, des signes de la bénédiction de Dieu. Or, le croyant voit avec désarroi que l’impie, lui aussi, s’enrichit et jouit de la vie, tandis que le juste peut connaître le malheur. Le Psaume 72 est typique de cette méditation douloureuse, mais finalement illuminée par la foi. Enfin, les règnes les plus brillants correspondent souvent à des périodes d’idolâtrie et de sécession, donc d’infidélité à l’alliance faite avec le Dieu d’Abraham et de Moïse¹². La réussite terrestre (postérité, prospérité, notoriété) est ainsi graduellement perçue comme ambiguë, difficile à gérer sans trahir les vraies valeurs. Dans certains cas, elle peut même devenir un obstacle à la fidélité à l’alliance¹³ et détourner de l’amitié de Dieu, seul gage du bonheur véritable et durable. Grégoire ne condamnera ni la richesse, ni la « réussite » en ce monde, pourvu qu’elles soient vécues sans attachement excessif et dans l’humilité.
La période des prophètes (viiie-ve siècles) va encore accentuer cette tendance. Il s’agit de revivifier dans le peuple l’attente messianique, en réveillant la spiritualité du désert, période fondatrice d’Israël. Les tentations sont alors de trois types : les idoles païennes, la sagesse mondaine, les sécurités militaires provenant de nations païennes¹⁴, autrement dit une forme d’installation. Le salut consiste ici à ne pas s’aligner sur les comportements humains areligieux ou païens, sur des systèmes de valeurs exclusivement mondains au nom de la fidélité à l’Alliance. Pour aider Israël à retrouver la pureté de sa foi, les prophètes invitent ainsi à ce qu’on a appelé une « idéalisation du séjour au désert »¹⁵.
On ne s’en étonnera pas, la période des deux exils (598, puis 587) est la plus déterminante pour notre propos. Toute crise sérieuse invite, en effet, à remettre en question ses raisonnements tout faits, une logique trop évidente quoique séculaire. Subitement, en effet, sont ruinés les réalisations, les sécurités, les espoirs terrestres jusqu’ici perçus comme signes de bénédiction en vertu de l’Alliance, et l’on s’interroge : « Dieu est-il encore avec nous ? »… Cependant, l’évolution ne se fait pas encore totalement au profit d’une réalité purement spirituelle. Si le royaume, les biens terrestres, même légitimes, paraissent ruinés, l’espérance se recentre autour de la communauté des croyants. Il s’agit désormais de vivre l’Alliance, de maintenir l’espérance au milieu d’un peuple païen, alors que tout appui tangible fait défaut, en particulier le temple et donc le culte. Reste que l’avenir attendu l’est encore sous des représentations équivoques, une forme de restauration sous le signe des richesses matérielles, de la puissance nationale, d’une postérité nombreuse¹⁶. Et la conclusion du Livre de Job ne fait pas ici exception, montrant que même cette haute méditation d’un sage d’Israël, à partir d’une figure non juive, appelle encore un cheminement dont l’ultime dénouement ne nous est donné qu’en Jésus Christ.
La période de l’exil est propice aux interrogations fondamentales, en particulier sur la véritable nature du bonheur, car les signes traditionnellement perçus comme indices de bénédiction et de félicité (richesse, postérité, honneur et même vertu) ont perdu leur signification¹⁷. Deux voies s’ouvrent alors au croyant : la voie mystique d’intimité avec Dieu comme seul bien désirable et valable : « N’envie pas la fortune des impies […], mais toujours je suis avec toi »¹⁸. Ou bien le report de toute attente sur l’espérance eschatologique, bien représentée par les Martyrs d’Israël pour lesquels rien ne doit être préféré à la résurrection des morts que Dieu ne peut manquer d’opérer en faveur de ses fidèles¹⁹.
Dans le même sens, le Livre de la Sagesse (dernier siècle avant J.-C.) réaffirme à la fois la bonté de la création (1, 13-24) et son ambivalence en raison du péché (2, 23 sv.). Le bonheur éternel est dès lors le seul trésor à convoiter et nécessite la relativisation de tout le reste. Loin de prêcher une morale du mépris du monde, les livres sapientiaux promeuvent une ascèse qu’on peut appeler de « préférence », dans laquelle l’excellence est réservée aux valeurs spirituelles et à laquelle l’Évangile donnera tout son sens. De sorte que ce qui est perçu par un regard tout humain comme un malheur : la pauvreté, le déshonneur, le rejet de la part des hommes, la souffrance et même la mort puissent être vécues comme une grâce, certes obscure, mystérieuse et pourtant un don de la miséricorde divine (Sg 4, 1. 7. 13 sv.). S’élabore ainsi un idéal moral tout à fait paradoxal dont les Béatitudes sont une parfaite illustration. La figure la plus emblématique de ce renversement de l’échelle des valeurs préexiliques est évidemment celle du Serviteur souffrant (Is 52-53), dans laquelle les premiers chrétiens reconnaîtront une figure du Christ des plus exactes. Elle assume bien la figure de Job, si l’on interprète son rétablissement final dans une exceptionnelle postérité, une prospérité décuplée et un renom incontesté, en termes allégoriques d’un bonheur qui invitent à dépasser une perspective purement terrestre.
Cette longue et décisive évolution à la fois théologique et morale, Grégoire le Grand s’en fait le témoin en démontant, pièce par pièce, la vision encore bien courte et par trop humaine des amis de Job. Par un procédé allégorique qui lui est familier, le pape applique aux ennemis de l’Église les raisonnements des amis de Job : « Lorsque les hérétiques voient qu’un membre de la sainte Église est affligé – car il écrit à propos de Dieu : Il châtie tout fils qu’il agrée
(He 12, 6) – ils le soupçonnent d’être ainsi châtié pour quelque péché » (XIV, 35). La difficulté est évidemment de comprendre comment Dieu peut ainsi traiter son fidèle, un homme que le Créateur lui-même a qualifié devant Satan d’irréprochable, « sans pareil sur terre ; un homme intègre et droit, qui craint Dieu et se garde du mal » (Jb 1, 8). Dieu agirait-il sans raison, voire de façon injuste, puisqu’il laisse ainsi son fidèle aux mains du diable qui l’accable à l’extrême ?
La réponse qui revient dans cette partie des Moralia comme un leitmotiv, est que Dieu n’a pas châtié Job pour des péchés qu’il aurait commis, pas plus qu’il ne l’a averti ainsi de n’en point commettre, mais uniquement pour augmenter ses mérites, purifier sa foi en la bonté de son Créateur jusque dans l’épreuve qu’il sait venir de sa main, et en tout cas permise par sa miséricorde (XIV, 38 ; XVI, 52). À ce premier but encore personnel,
