Au coeur de GUNNM: La chair et l’acier
()
À propos de ce livre électronique
Lié à Au coeur de GUNNM
Livres électroniques liés
La Légende Dragon Quest: Création - univers - décryptage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEn quête de J-RPG: L’aventure d’un genre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Légende Final Fantasy XIII: Création - Univers - Décryptage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMetal Gear Solid Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationFullMetal Alchemist: Derrière la porte de la vérité Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Légende Kingdom Hearts - Tome 3: Partie 1 : Création Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBienvenue à Silent Hill: Voyage au cœur de l'enfer Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Légende Final Fantasy VI: Création - univers - décryptage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Mythe Star Wars VII, VIII & IX: Disney et l’héritage de George Lucas Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEntre les lignes du Death Note: Écrire un nouveau monde Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Légende Final Fantasy IV & V: Genèse et coulisses d'un jeu culte Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Saga Evangelion: L’oeuvre d’une vie Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5La Légende Chrono Trigger: Création - Univers - Décryptage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationCowboy Bebop: Deep Space Blues Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa saga Yakuza: Jeu vidéo japonais au présent Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation20000 lieues sous les mers Évaluation : 3 sur 5 étoiles3/5Halo: Le space opera selon Bungie Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAu cœur des chefs-d’œuvre de Disney: Le second âge d’or : 1984-1995 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMetal Gear Solid: Une œuvre culte de Hideo Kojima Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Légende Final Fantasy I, II & III: Genèse et coulisses d'un jeu culte Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL’Oeuvre de David Fincher: Scruter la noirceur Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationZelda - Chronique d'une saga légendaire: Tome 2 - Breath of the Wild Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSekiro: La seconde vie des Souls Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'œuvre de Fumito Ueda: Une autre idée du jeu vidéo Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationGénérations Mario: C’est l’histoire d’un plombier… Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL’Histoire de la Nintendo 64: La plus américaine des consoles japonaises Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDragon Ball: Le livre hommage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMédiathèque 5 : Shaman King Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Critique littéraire pour vous
Guerre et Paix (Edition intégrale: les 3 volumes) Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels de Jean-Philippe Rameau (Les Fiches de Lecture d'Universalis): Les Fiches de Lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes impatientes de Djaïli Amadou Amal (Analyse de l'œuvre): Résumé complet et analyse détaillée de l'oeuvre Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5La Littérature artistique. Manuel des sources de l'histoire de l'art moderne de Julius von Schlosser: Les Fiches de Lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMaupassant: Oeuvres complètes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPoétique d'Aristote: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationÊtre et Temps de Martin Heidegger: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Années d'Annie Ernaux: Les Fiches de Lecture d'Universalis Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Tout le bleu du ciel de Mélissa da Costa (Analyse de l'œuvre): Résumé complet et analyse détaillée de l'oeuvre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'Interprétation des rêves de Sigmund Freud: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes contes: Les Dossiers d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Nausée de Jean-Paul Sartre: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPhilosophies du langage: Les Grands Articles d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'Être et le Néant de Jean-Paul Sartre: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAntigone: Analyse complète de l'oeuvre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationGrand Traité d'instrumentation et d'orchestration modernes d'Hector Berlioz: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationManon Lescaut de Prévost: ou le « rivage désiré » Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Contemplations Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPetit pays de Gael Faye (Analyse de l'œuvre): Résumé complet et analyse détaillée de l'oeuvre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Avis sur Au coeur de GUNNM
0 notation0 avis
Aperçu du livre
Au coeur de GUNNM - Matthieu Boutillier
Avertissement
L’histoire des trois canons
GUNNM présente la particularité d’avoir connu plusieurs vies. Le mangaka a développé une même histoire sous trois formes différentes, estimant à chaque fois que la précédente ne correspondait pas à sa vision initiale. La notion de canon a donc évolué au fil du temps. Jusqu’en 2000, il n’existe qu’une série GUNNM, sous-titrée Hyper Future Vision (une mention qui n’a, pour des raisons étranges, jamais été reprise dans les versions françaises). À cette série, il faut en ajouter une mini, Ashman, ainsi que quatre histoires courtes.
En Occident, on ignore alors que le Japon possède déjà à cette époque un développement différent du manga, sous la forme d’un jeu vidéo, Martian Memory, qui annule la fin d’origine et continue l’histoire bien au-delà de ce que nous avons pu découvrir. C’est le nouveau canon de GUNNM.
La série s’est vue aussi déclinée en un light novel¹ inédit en Occident, baptisé simplement GUNNM. Signé par Yasuhisa Kawamura, mais supervisé et illustré par Kishiro lui-même, ce roman n’entre à aucun moment dans le canon et se présente comme une histoire alternative des premiers chapitres du manga.
En 2000, tout change. La fin d’origine et l’histoire du jeu vidéo deviennent obsolètes. GUNNM se pare d’une suite entièrement inédite, Last Order, qui se poursuit en 2014 dans un troisième et dernier acte, Mars Chronicle. Même si seule cette dernière itération est désormais canon, notre ouvrage ne délaissera pas totalement les versions apocryphes, celles-ci constituant un vivier d’idées (certains éléments restant exclusifs à ces récits) et attestant de l’évolution de la pensée de Kishiro.
Le mangaka ne rejette d’ailleurs pas totalement ces versions. Ainsi, la première fin, amputée de l’édition kanzenban, apparaît à nouveau dans les dernières éditions du manga. Au sujet de la réintégration de ces chapitres non canoniques, Kishiro explique : « De nombreux lecteurs souhaitaient retrouver les épisodes tels qu’ils avaient été dessinés à l’origine et nous avons donc décidé d’inclure ces chapitres dans cet ouvrage. Il s’agit donc d’une version alternative qui n’entre pas dans l’histoire officielle de l’univers GUNNM. Mais ce scénario rempli d’images poétiques vous fera sans nul doute découvrir un monde très différent de l’univers grandiose de GUNNM Last Order. »
À propos des références
Bien que toujours publiée chez Glénat, la version française de GUNNM a connu de nombreuses éditions, avec différents découpages et traductions. Pour la rédaction du présent ouvrage, les références ont été tirées de GUNNM. Édition Originale (2016), GUNNM Last Order. Édition Originale (2018), GUNNM Mars Chronicle (2016) et GUNNM Other Stories (2018), dont le travail de traduction a été réalisé par David Deleule. Malgré ses défauts, elle reste la dernière édition française et la seule disponible à la date de parution de cet essai. Il apparaît donc logique d’utiliser celle-ci comme support. Pour Ashman, nous nous sommes basé sur l’édition parue chez Glénat en 2009, qui réutilise la traduction de Vincent Zouzoulkovsky réalisée en 1999, toujours employée dans Ashman. Édition Originale (2020).
Toutefois, nous nous sommes autorisé à rompre avec cette règle, notamment au sujet des noms propres. Il apparaît en effet que certains choix de l’auteur ne sont pas respectés par ceux du traducteur. Ainsi, nous nous permettrons d’utiliser les noms tels que voulus par l’auteur dans les cas suivants :
•Lorsqu’ils sont écrits directement par le mangaka en romajis dans les cases, c’est-à-dire avec les caractères de l’alphabet latin. C’est le cas de Salem et Melchizedek. Nous ferons toutefois une exception pour Ruw Colins, orthographe que semble utiliser Kishiro pour retranscrire le nom de Lou Collins. Cette écriture, visible sur le badge du personnage lors de sa première apparition au Fight 36, est en effet difficilement lisible sur la version imprimée du manga.
•Lorsqu’ils sont la retranscription en japonais d’un nom étranger, mais que, pour une raison inconnue, le traducteur a préféré traduire. Dans la mesure où il s’agit de la volonté d’un auteur japonais, et que le lecteur nippon n’est pas réputé pour sa maîtrise des langues vivantes, nous avons considéré qu’il était plus correct de préserver à chaque fois l’idée de l’auteur, quitte à parsemer le manuscrit de noms étrangers : Methuselyze, Hunter-Warrior, Factory Law, Hydro-Wall, Farm, Factory, etc. C’est encore plus important quand on considère que les traductions officielles ont été effectuées arbitrairement, laissant certains termes en anglais, tout en en traduisant d’autres. Dans les cas où Kishiro utilise une double graphie, en japonais et dans une langue étrangère, nous emploierons alors, par commodité, la version française, qui reflète la volonté de l’auteur d’utiliser la langue du texte. C’est le cas, par exemple, pour l’Incubateur : celui-ci est écrit en romajis dans les cases, Incubator, et retranscrit en katakanas dans le texte.
•Ils convoquent une référence manquée par le traducteur. Il n’est pas toujours évident pour ces derniers, surtout compte tenu des délais imposés, de comprendre ce qu’a voulu dire un auteur étranger. Aussi, le rendu passe parfois à côté de certaines références, que je tâche de rétablir. Fogia Four, par exemple, est une retranscription maladroite de Figure Four, le nom tel que pensé par le mangaka, qui l’emprunte à une prise de soumission au catch (le « figure-four »), sport dont Kishiro est amateur. Ammonia Avenue, traduit par « avenue Amonia », est en fait le titre d’une chanson de The Alan Parsons Project. Pain Killer, traduit par « analgésique », est celui d’une chanson de Judas Priest, etc.
Même si certains choix de Kishiro semblent manifestement une erreur de retranscription (Panzer Kunst, par exemple, devrait être écrit en un seul mot, conformément à la règle prévalant dans la grammaire allemande), on peut aussi l’accepter et considérer qu’il s’agit d’un choix délibéré de l’auteur, qui résulterait d’une volonté de créer un « nouveau parler » futuriste. Cet argument peut être soutenu par les exemples « Motorball », « Salem » et « Xechs », que Kishiro écrit à d’autres endroits « Moterball », « Zalem » et « Sechs ». Si pour les deux derniers, on peut supposer que le mangaka a compris qu’il avait peut-être mal orthographié le mot qu’il avait en tête, c’est nettement moins clair pour le premier, puisque les deux versions sont utilisées à la même période, dans des pages différentes ou illustrations, et que la graphie erronée « Moterball » est celle retenue par l’auteur quand il dessine la couverture du tome 3 lors de la réédition de 2010.
Image 81. Un type de roman court destiné à un public de jeunes adultes, intégrant en général différentes illustrations.
Image 9LE 20 MAI 2015, l’éditeur japonais Kodansha publie Ars Magna . Il s’agit du premier artbook de Yukito Kishiro, dans lequel celui-ci revient sur l’ensemble de son travail depuis ses débuts en tant que professionnel avec la série GUNNM . Le titre choisi par l’auteur, pour lequel il a voulu une graphie en caractères occidentaux, à l’image de celui de sa série, renvoie à une locution latine qui désigne à la fois un chef-d’œuvre et l’objectif ultime de l’alchimie. Cette superposition d’idées est caractéristique de la pensée du mangaka, qui se construit souvent sur les sens multiples et l’ambiguïté des concepts brandis. Tandis que de nombreux lecteurs vont simplement interpréter l’expression Ars Magna comme la manière de Kishiro de qualifier lui-même son manga de chef-d’œuvre, lui l’utilise en réalité pour réenvisager son parcours comme celui d’un alchimiste.
En alchimie, le concept d’Ars Magna, qu’on appelle aussi « grand œuvre » ou magnum opus, renvoie à un procédé de transmutation des métaux, pensé comme une allégorie de la transformation spirituelle. Il s’agit, dans les faits, de la conclusion d’un voyage au cours duquel l’alchimiste est amené à franchir différentes étapes qui permettront d’atteindre une mutuelle délivrance de la matière et de l’esprit par la réalisation de l’œuvre.
Considérant ceci, l’artbook nous apparaît différemment. Il ne doit pas être perçu comme une simple attestation de l’atteinte d’un objectif, mais comme une invitation à imaginer les processus que son auteur a dû mettre en œuvre pour y parvenir. Animé par cette idée, je me suis mis en tête de retracer l’itinéraire de ce voyage alchimique.
BODY_1 : AUX ORIGINES
Memory_1 : Naissance
Le traumatisme de la naissance
Nous sommes le 20 mars 1967, dans une chambre de l’hôpital Rokugoh, au sud-est de Tokyo. Tadamasa et Kazue Kishiro viennent d’avoir leur premier enfant, qu’ils ont baptisé Yukito. Sa mise au monde s’est révélée des plus éprouvantes. Ayant estimé que les risques lors de l’accouchement étaient élevés, le médecin a dû tirer le bébé avec un forceps – un instrument chirurgical doté de pinces arrondies qui enserrent la tête du nourrisson pour l’extraire du corps de sa mère. Si cette méthode laisse souvent des marques rouges sur le crâne du nouveau-né, celles-ci finissent généralement par disparaître ; ce ne sera pas le cas pour le petit Yukito, qui portera à jamais les cicatrices de cette naissance. Il décrira ainsi ses séquelles physiques : « La forme de mes paupières gauche et droite, ainsi que celle du lobe des oreilles, sont différentes. »
Yukito passe les premiers mois de sa vie dans le quartier de Kamata, où ses parents possèdent une boucherie. C’est un bébé facile, qui ne pleure pas et ne gémit pas. Il grandit dans une famille aimante et compréhensive, mais intérieurement, il vit dans la peur et l’anxiété. Il s’agit là d’une forme de traumatisme psychologique appelé « traumatisme de la naissance », un concept médical postulant que la naissance est une épreuve pour le nourrisson, qui ne choisit pas son sort mais le subit. Ayant perdu son contenant utérin et son lien ombilical, le bébé se retrouve démuni dans un environnement qui le dépasse. Désormais captif de ce monde, il ne peut plus s’en retourner. La découverte tardive de ce concept permettra au mangaka de porter un nouveau regard sur sa vie et de comprendre que chacun de ses aspects aura été la conséquence de cette expérience : « Nous sommes arrachés avec une grande douleur d’un sommeil paisible dans le ventre d’une mère, pour être projetés dans le monde. Il est naturel que nous soyons toujours craintifs, méfiants et sur la défensive à l’égard du monde extérieur. »
Le mystère des deux kanjis
Au Japon, les parents accordent beaucoup d’importance au choix du prénom de leur enfant, car on considère qu’il influencera sa vie. Ils prennent donc le temps de réfléchir non seulement au prénom, mais aussi à la manière de l’écrire. Il peut en effet se composer de bien des façons : à l’aide des kanjis – dans ce cas, on fait non seulement attention à la sonorité, mais aussi à ce qu’exprime la combinaison des idéogrammes – ou bien à l’aide d’hiraganas ou de katakanas – deux syllabaires japonais exclusivement phonétiques.
Pour une raison qui échappe encore à ce jour à Yukito Kishiro, son père a décidé d’écrire son prénom en utilisant une association de kanjis très inhabituelle : ainsi, bien que chaque idéogramme soit simple à comprendre seul – 五 (cinq) et 土 (terre) –, leur combinaison rend leur lecture très complexe, au point qu’il est presque impossible pour un Japonais de lire 五土, « Yukito ». Ce type d’écriture est si rare que, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, presque personne n’est parvenu à lire correctement son nom.
Une naissance douloureuse et un nom étrange allaient ainsi façonner tout le reste de sa vie.
Memory_2 : Enfance sauvage
Une fuite dans la nuit
Au début de l’année 1968, l’inquiétude s’insinue chez les Kishiro quand une épizootie de choléra porcin frappe la région et menace la pérennité de l’entreprise familiale. Le contexte sanitaire pousse Tadamasa et Kazue à prendre une décision difficile : une nuit, ils quittent Kamata dans la précipitation avec l’espoir de commencer une nouvelle vie plus au nord, dans la banlieue éloignée de Tokyo. Ils s’installent alors en périphérie de la ville de Kashiwa. Tadamasa ouvre une entreprise de carreleur, mais les revenus qu’il tire de son activité sont modestes. La famille n’a même pas les moyens d’acheter une nouvelle voiture et doit se contenter d’utiliser des véhicules d’occasion prêtés par des amis du père. Afin de contribuer au budget domestique, Kazue commence aussi à travailler : elle assemble des parapluies et des stylos à bille au domicile du couple, ce qui lui permet de s’occuper de leur fils en parallèle.
La désolation
À l’époque, Kashiwa n’est pas encore très peuplée ; il y a peu de maisons et les rues sont sombres. La ville connaît de profonds bouleversements : en partie détruite par un incendie en 1955, elle a été reconstruite grâce à un fonds spécial du gouvernement central et se développe alors en tant que cité-dortoir de Tokyo. Les projets de lotissements ne cessent de fleurir ; on convertit les forêts, marais et terres agricoles en terrains à bâtir. Au sujet de ces changements, Yukito Kishiro se souvient : « Mes premières années de vie se sont déroulées dans une banlieue boisée, jusqu’au jour où tout a été rasé par des bulldozers. Notre maison était subitement entourée d’un territoire désolé à perte de vue, et mes camarades s’en étaient allés. »
Au départ, Tadamasa et Kazue, citadins qui ont passé toute leur vie à Tokyo, se demandent si la campagne conviendra à Yukito. Mais ils ont tort de s’inquiéter, car leur fils s’épanouit pleinement dans cet environnement rural. Il apprécie par-dessus tout le temps passé aux côtés de son père, comme il le raconte : « Pendant qu’il créait [N.d. A. : Yukito Kishiro raconte que son père occupait son temps libre à concevoir toutes sortes de choses à l’aide de matériaux de récupération], il me laissait jouer dans les terrains vagues, au milieu des décharges. » Les friches deviennent son univers : « Enfant, je jouais au milieu de cette boue, dans cette forêt dévastée. J’en ai conservé un certain attachement pour tout ce qui est abandonné, pour les paysages post-apocalyptiques. » Les animaux qui pullulent dans les environs deviennent une attraction pour le jeune curieux, qui se plaît à observer la faune locale : « J’ai […] passé une bonne partie de ma jeunesse sans voisins, à jouer seul avec les moustiques. » Il se passionne en particulier pour les reptiles et les amphibiens, il prend l’habitude de garder des tortues, mais la plupart meurent ou finissent par échapper à sa vigilance et disparaître. À cette époque, il se sent plus proche d’une grenouille que d’un être humain.
Le 14 août 1970, la famille Kishiro s’agrandit : Yukito, 3 ans, devient grand frère avec la venue au monde du petit Tsutomu. Il gagne ici un partenaire avec qui il partagera ses passions.
Memory_3 : Au-delà de la réalité
Yukito et les Ultramonstres
Grâce à l’activité de Kazue, il y a toujours des stylos qui traînent quelque part à la maison. Alors Yukito part en quête, il fouille et farfouille, jusqu’à ce qu’il trouve, puis gribouille. Le dos d’un calendrier, celui d’un dépliant, tout est bon pour devenir le support de ses folies graphiques. Avant même de savoir parler, cet enfant introverti trouve dans le dessin le moyen de s’exprimer. Il s’épanouit en découvrant comment le papier parvient à refléter ce qui erre dans son cerveau. À l’intérieur, ce sont des monstres et des robots, qui se rencontrent et s’affrontent.
À l’époque, sa réalité est perfusée d’images et d’histoires incroyables. Loin de l’emprisonner ou d’atrophier son imaginaire, au contraire, elles le stimulent. Comme pour la plupart des enfants japonais de condition modeste, la sciencefiction devient un refuge et la télévision constitue la porte qui lui permet d’y accéder. Il ne sait pas encore ce qu’est « la SF » ; non, il en prendra conscience bien plus tard. Pour le moment, c’est juste un monde dans lequel il se sent bien. Un monde dépourvu de frontières grâce auquel il voyage dans les étoiles, dans d’autres dimensions ou à travers le temps.
Quand il intègre l’école maternelle « vers 1971 ou 1972 », il découvre que des monstres géants menacent chaque semaine d’envahir la Terre. Si les Ultra Kaijû sont à chaque fois repoussés par le héros Ultraman et la Patrouille scientifique, ces créatures toutes plus hautes en couleur les unes que les autres remportent néanmoins son adhésion. Ultraman marque le début de l’âge d’or du tokusatsu (abréviation de tokushû satsuei, litt. : « effets spéciaux », un nom choisi en raison de l’omniprésence de ces trucages dans les séries), un genre de productions japonaises mettant en scène un ou plusieurs héros se battant contre des monstres. Après les Ultra Series, Yukito s’émerveille devant les transformations de Takeshi Hongo en héros de métal dans Kamen Rider (1971). Les aventures de ce henshin hero à l’armure entomoïde viennent combler le petit garçon fasciné par les insectes, qui rêve de rejoindre le Rider dans sa lutte contre l’organisation Shocker.
Mais cela, c’était avant qu’il ne s’imagine en pilote de robot géant.
Fascinante mécanique
En 1972, le générique d’introduction de Mazinger Z résonne dans tous les foyers, comme un appel à se rassembler devant les écrans pour découvrir la lutte sans fin de Koji Kabuto contre l’infâme Docteur Hell et ses séides. Cette série d’animation, adaptée d’un manga de Go Nagai, ouvre l’ère du supâ robotto (litt. : « super robot »). Ce genre présente la particularité de ne pas mettre en scène un héros qui se transforme lui-même, mais un pilote prenant les commandes d’un mecha, poussant divers leviers et manettes en criant le nom des techniques pour attaquer les méchants.
Les mecha, avec leurs mécanismes fascinants, ne manquent pas d’asseoir leur ascendant sur le jeune Yukito émerveillé. Les robots Mazinger Z, mais aussi Red Baron de Super Robot Red Baron (1973) et Gaiking – robot géant modulaire, c’est-à-dire résultant de l’assemblage de différents robots plus petits –, de la série Gaiking (1976), n’ont rapidement plus de secrets pour lui. Ces êtres fabuleux, il passe son temps à les dessiner et, parce qu’il ne dispose pas de références photographiques qui lui permettraient de les reproduire fidèlement, il les restitue à sa manière. Sous son crayon, ils deviennent de nouveaux personnages, « ses » personnages, entre machines et monstres, insectes et reptiles. Lorsqu’il utilise les figurines à leur effigie pour jouer au kaijû-gokko (litt. : « jeu de monstres »), il ne se contente pas non plus de retranscrire les histoires qu’il connaît déjà : tous les jouets, qui appartiennent à l’origine à des univers différents¹, intègrent de force un nouveau monde, celui construit par son imagination et dans lequel « une simple passoire en plastique [peut servir] de véhicule ». Ici, chacun se voit attribuer un rôle dans une aventure improvisée, servant de support matériel à une espèce de « jeu de rôle ». Ces histoires éphémères finissent naturellement par s’évanouir, alors Yukito commence à se dire qu’il pourrait les figer en les copiant sur papier, pour pouvoir les vivre à nouveau.
L’aventure du manga sur quinze cahiers
Son jeu solitaire d’enfant évolue vers une tout autre forme de création, le manga. Pour le moment, il ne connaît pas grand-chose à la bande dessinée. Entre réaliser un simple dessin et en établir un grand nombre pour raconter une histoire, il y a une grosse différence. Il faut gérer les séquences, la mise en scène, réussir à reproduire les mêmes personnages d’une case à l’autre. Il doit tout apprendre. Les tentatives initiales se révèlent forcément maladroites, mais comment pourrait-il en être autrement avec l’autodidaxie ?
La plupart de ces travaux, griffonnés au dos de cartons ou prospectus, ont fini jetés, éparpillés ou perdus. Il garde uniquement le souvenir de deux histoires courtes bien trop violentes pour son âge : Sakki (litt. : « Envie de meurtre ») et Sensô (litt. : « Guerre »). Insatisfait de cette situation, en troisième année d’école élémentaire, le mangaka en herbe demande à ses parents de lui acheter des cahiers pour qu’il puisse conserver précieusement ses dessins.
Du milieu de l’année 1975 à 1977, Yukito s’attelle à son projet le plus ambitieux, le 15-Satsu nôto manga (litt. : « Le manga sur quinze cahiers »), une seule et même histoire dessinée dans les pages de quinze cahiers grand format de soixante pages chacun. Il s’agit de son « plus ancien manga qui existe encore », rangé dans une boîte fabriquée par ses soins. Lors de sa réalisation, Yukito n’a pas vraiment d’intrigue en tête, il se laisse porter par ses envies du moment ; à l’aide de feutres et de stylos bille, il dessine sous l’influence des « séries d’animation et autres programmes diffusés à l’époque à la télévision », citant les exemples de Kitaro le repoussant (1968) et Space Battleship Yamato (1974).
Cette absence de préparation se ressent cruellement sur les volumes 1 à 3, qui forment le premier arc narratif, Majin chô bôryoku (litt. : « Le Démon Majin Violence »), pendant lequel l’histoire se répète inlassablement, sur le modèle des tokusatsu et des robotto anime. Le démon Majin Violence (il ressemble à la version Jumbo Machinder de Mazinger Z dont l’une des cornes serait brisée, parce que Yukito avait lui-même cassé la corne de sa figurine) envoie toujours l’un de ses sbires, que les héros – les habitants de la planète Myra, des monstres anthropomorphes qui parlent et agissent comme des humains – défont à chaque fois. Toutefois, en 1976, l’histoire prend un tournant inattendu quand les protagonistes, chevauchant le robot géant en forme de ptéranodon Kuma Kyoryu (litt. : « dragon-démon géant du ciel », influencé par le Daiku Maryu, le dragon de l’espace de Gaiking), réussissent à vaincre Majin Violence en donnant leur vie.
Dans l’arc suivant, Kaijû kakumei (litt. : « La révolution kaijû », en deux volumes), Yukito revient néanmoins sur cet événement : le groupe de héros n’est pas mort, mais a été placé dans une sorte de stase dont ils se réveillent après 5 000 ans. La planète Myra a bien changé, elle est devenue un immense paysage de désolation, mais leur combat est loin d’être terminé. L’histoire se poursuit alors sur quatre autres arcs narratifs : Kaishin Garûda (litt. : « Le dieu-monstre Garuda », en sept volumes), Ganma-boshi dasshutsu (litt. : « L’évasion de l’étoile Gamma », en un volume), Kyoshin dêmon (litt. : « Le dieu-démon géant », en un volume) et Tokubetsu kôgeki-tai Jatto (litt. : « Jat, l’équipe d’attaque spéciale », en un volume).
Les livres bizarres
Yukito a toujours été le gamin un peu étrange qui restait dans son coin. Il s’est toujours senti comme un marginal et, il l’avoue lui-même, n’aime pas vraiment les gens. Heureusement, à l’école primaire, il découvre deux enfants imaginaires qui lui ressemblent, avec qui il partage de folles aventures. Il y a tout d’abord Kitaro, le garçon yôkai de Shigeru Mizuki, qui fait ses débuts dans les pages de Kitaro le repoussant (1959). Si Yukito porte les séquelles physiques de sa naissance, ça n’est rien comparé à Kitaro, qui dissimule l’orbite vide remplaçant son œil gauche sous une mèche de cheveux. Qu’importe l’apparence physique, ce petit garçon a bien d’autres choses à faire, comme se battre pour la paix entre son peuple et celui des hommes. Il y a aussi Urami Mataro, la création de Fujio A. Fujiko qui apparaît dans la série Matarô ga kuru !! (1972). Le teint pâle, le dos voûté, de grosses lunettes sur le nez, Mataro est la cible de toutes les brimades de la part de ses camarades. La nuit, cependant, il présente un visage autrement plus inquiétant : il se venge de ses harceleurs en utilisant ses pouvoirs surnaturels, des objets occultes et des moyens tous plus cruels les uns que les autres. Kitaro et Mataro ne sont peut-être que des héros de mangas, mais le petit Yukito se reconnaît dans leur singularité. C’est ainsi qu’il se réfugie dans ses livres préférés.
Un jour, il se réveille dans leur monde bizarre. Tout commence quand, en troisième ou quatrième année d’école primaire, un de ses oncles lui offre le livre Kaiki misuterî (litt. : « Mystères bizarres », 1973), une compilation d’histoires étranges où les fantômes et phénomènes extrasensoriels côtoient des classiques de la littérature japonaise. Quand bien même son auteur, Arifumi Sato, suscite la polémique parce qu’on raconte qu’il aurait inventé la plupart de ses récits, il traumatise toute une génération d’enfants dans les années 1970 avec ses nombreux livres fantastiques. Yukito le retrouve d’ailleurs un peu plus tard, quand il acquiert la Sekai yôkai zukan (litt. : « Encyclopédie mondiale des yôkai », 1973), qui recense les principaux monstres du monde entier, illustrée par de grands artistes comme Gojin Ishihara, Shuji Yanagi, Noboru Yoshimi ou Kazuaki Saito. Le petit garçon est absorbé par les textes de Sato, mais davantage encore par ces images qui l’initient à ce monde dont il ignorait l’existence, celui du surnaturel, devenu le sujet à la mode au point que l’on parle de « boom de l’occulte ». Lors de la décennie 1970, les Japonais se retrouvent en effet pris d’intérêt pour tout ce qui a trait au monde de l’étrange : les esprits, les ovnis, les cryptides, la parapsychologie, les légendes urbaines, l’eschatologie, etc. C’est simple, le bizarre est partout : dans les mangas, les romans, la télévision, en passant par le cinéma (le public sort traumatisé par l’inoubliable Exorciste [1973] de William Friedkin).
Curieux d’explorer davantage cet univers, Yukito commence à fréquenter les librairies, se perdant dans les pages à la recherche de nouvelles histoires à dévorer.
La tête dans les étoiles
Nous sommes au début de l’année 1978. Depuis quelques mois maintenant, le monde entier a les yeux rivés vers les étoiles. Une guerre se déroule, là-haut, et le Japon succombe à son tour : Star Wars n’est pas encore sorti sur l’Archipel – il ne paraîtra qu’au mois de juin –, mais tous les Japonais sont déjà gagnés par la fièvre qu’il engendre. Yukito Kishiro se souvient de son premier contact avec la licence : « J’ai entendu parler de Star Wars pour la première fois au printemps de ma cinquième année d’école primaire, dans un reportage en couleur en première page du Shônen Magazine [N.d. A. : un magazine de prépublication de mangas shônen édité chaque semaine par Kodansha]. » Le mangashi – c’est ainsi que l’on appelle au Japon les publications périodiques dans lesquelles sont prépubliés les mangas – se révèle une source incroyable pour le jeune homme : il contient non seulement plusieurs publi-reportages, mais également l’adaptation de Star Wars en comic book, scénarisée par Roy Thomas et dessinée par Howard Chaykin pour Marvel². En découvrant ces images, son cœur s’emballe. Star Wars n’a rien à voir avec les précédents films de SF qu’il a pu voir – La Guerre des mondes, La Planète des singes, Mondwest, ou même Godzilla. Ce film « complètement en décalage avec les conventions cinématographiques de l’époque [est] exactement ce [qu’il a] envie de voir ». Il se met alors en tête de rassembler toutes les informations possibles sur Star Wars et de collectionner tous les produits dérivés qu’il peut s’offrir. Toute sa vie, il a baigné dans ce genre, mais Star Wars constitue son premier choc « conscient ». Il vient de comprendre ce qu’est la science-fiction.
Au cours de l’été, le film sort enfin en salles, mais à son grand regret, Yukito n’a aucun moyen d’aller le voir : « Il n’y avait pas de cinéma dans mon quartier, je ne savais pas non plus comment prendre le train. J’ai fait promettre à mon père de m’emmener au cinéma pendant les vacances d’été, mais il ne l’a jamais fait, et encore aujourd’hui, je lui en veux toujours. […] En fin de compte, je n’ai pas pu voir Star Wars, épisode IV : Un nouvel espoir avant d’être au collège. »
En attendant d’assister au film, le jeune garçon se reporte sur d’autres œuvres de SF. Comme il n’a pas les connaissances de base pour s’attaquer à des choses trop difficiles, il se réfugie dans des œuvres réputées faciles d’accès, telles que les romans de la série Capitaine Futur (1940-1951) d’Edmond Hamilton. Cet été-là, il redécouvre également Space Battleship Yamato. Il a vu des épisodes de la série d’animation des années plus tôt et a même lu son adaptation en manga, mais, désormais, son regard a changé. Le deuxième film, Adieu, cuirassé de l’espace Yamato : Les Guerriers de l’amour, présenté comme la conclusion définitive de la saga, s’apprête à sortir le 5 août 1978. Le Japon vit alors ce que le magazine Animage baptise « l’été de la fièvre Yamato ». La saga dépasse le cadre des petit et grand écrans, elle devient un phénomène de société avec la sortie d’un grand nombre de produits dérivés. Le public qui découvre le métrage en salles assiste à une véritable révolution. Il s’agit d’une réussite technique et scénaristique, mais surtout d’un film qui change considérablement les choses avec un dénouement qui suscite immédiatement la controverse : alors que nul ne s’y attend, le héros Susumu Kodai sacrifie sa vie en utilisant le vaisseau Yamato pour saborder le navire de l’empereur Zwordar et ainsi sauver l’humanité.
Enivré par les promesses de la SF, Yukito revient dans l’univers de Sakki pour en développer une suite, Zoku. Sakki (litt. : « Envie de meurtre. Suite »). Dans trois nouveaux volumes, il injecte toutes ces nouvelles choses qu’il a aimées, mais laisse cette saga inachevée.
La révolution Gundam
En avril 1979, Yukito entre au collège. Il a alors 12 ans, un âge auquel il estime que les garçons commencent à avoir honte de visionner des robotto anime, car ils sont adressés aux enfants ; mais lui ne se préoccupe pas de ce que les autres peuvent penser, il regarde quasiment tout ce qui passe à la télévision et assiste en silence à une profonde mutation du secteur de l’animation japonaise. En coulisses, il s’est en effet passé quelque chose : le public ciblé a changé. Depuis plusieurs mois, les studios d’animation se sont aperçus que leurs productions, jusque-là réservées aux plus jeunes, peuvent toucher une nouvelle audience composée d’adolescents et de jeunes adultes. Le Japon vit un phénomène culturel inédit, l’anime boom, marqué par une augmentation sensible du nombre de séries.
Dans ce contexte commence la dernière création du studio Sunrise, Mobile Suit Gundam. Selon Kishiro, il s’agit de « l’œuvre qui a vraiment changé la perception de l’anime et en a fait une chose destinée aux lycéens, aux universitaires et aux gens plus âgés ». Cette série, née de l’esprit du réalisateur Yoshiyuki Tomino, « a vraiment changé la donne parce qu’on n’était plus face à des méchants qu’il fallait détruire, mais face à un monde vraiment posé, avec des bases, un arrière-plan, des enjeux… » Elle innove surtout par sa volonté de réalisme, aussi bien à travers la narration que les éléments technologiques. En effet, pour la première fois dans le robotto anime, les robots géants s’émancipent du modèle du supâ robotto pour être ramenés au rang de simples armes de destruction massive. Ce changement de paradigme est à l’initiative du seul Tomino qui, alors qu’il travaille sur ce projet qui s’appelle encore Gunboy, suit son instinct et demande au mecha designer Kunio Okawara d’adopter une approche plus réaliste sur le design des robots. Il exige que l’on s’éloigne des géants de fer fantaisistes dans la lignée de Mazinger Z en cherchant à reproduire l’idée véhiculée par les powered suits inventées par Robert Heinlein dans le roman Étoiles, garde-à-vous ! (1959). Ce qui en résulte est une sorte de tank anthropomorphe, dont le design s’inscrit dans les canons esthétiques de l’époque, tout en intégrant différents éléments caractéristiques de l’armure du samouraï. Dans les faits, ces machines ne sont pas vraiment réalistes, mais elles sont surtout plus crédibles. Seule l’utilisation de couleurs primaires plutôt que de camouflage militaire semble rompre avec cette volonté, mais ce choix s’explique par le producteur du projet, Clover, une entreprise de jouets, et leur objectif prioritaire de produire des figurines destinées aux enfants.
Cette approche originale de Gundam, qui donne naissance à un nouveau sous-genre de la SF japonaise, le real robot, ne manque pas de séduire le jeune Yukito, qui perçoit immédiatement la filiation entre les mobile suits et ces powered suits qui hantent déjà ses pensées. L’année précédente, il était en effet tombé sous le charme du concept dans les pages de l’encyclopédie SF Wonderland (1978), qui dressait sur plus de deux cents pages un panorama de toute la science-fiction occidentale, chaque entrée étant accompagnée d’une illustration réalisée par les dessinateurs du Studio Nue ou tirée directement des couvertures des romans publiés par Hayakawa Publishing. Une image avait alors particulièrement fasciné le garçon. Elle était signée par l’un des pionniers du design de mecha, Kazutaka Miyatake, et représentait une powered suit d’Heinlein. Il s’agit d’une armure qui, une fois enfilée par un soldat, transforme ce dernier en une machine de guerre qui lui permet de conquérir seul une planète grâce à la panoplie d’armes embarquées, dont une bombe atomique. Captivé par ce design, le jeune Yukito avait dessiné toutes les variations possibles de ce costume motorisé pendant sa sixième année d’école primaire.
Quand il découvre Gundam, il est ainsi saisi d’un sentiment d’excitation inédit. Ces guerriers qu’il a tant fantasmés sont là, devant ses yeux, en train de combattre. À la maison, il n’y a qu’un seul téléviseur et la famille ne possède pas de magnétoscope, alors il doit souvent ruser pour pouvoir regarder ce programme et rate beaucoup d’épisodes lors de cette première diffusion. Mais qu’importe : pendant un an, il a « vraiment combattu avec Amuro et les autres » contre Char et le duché de Zeon. La guerre se poursuit d’ailleurs au-delà du petit écran, puisqu’il achète tout ce qui traite de la série, et notamment ses gunpla (contraction de Gundam plastic model, litt. : « modèle de Gundam en plastique »), ces fameuses maquettes de mobile suits vendues par Bandai.
Nouveaux horizons
Ray Bradbury. Edgar Rice Burroughs. Edward E. Smith. Fred Saberhagen. Harry Harrison. James Blish. Les œuvres de tous ces auteurs permettent à un Yukito boulimique de lecture de combler son envie de découvrir toujours plus de science-fiction. Rien ne le prépare pourtant à sa rencontre avec Starlog – SF Visual Magazine. Il découvre cette publication au début des années 1980, et comme pour de nombreux fans de science-fiction japonais, celle-ci devient une source d’informations intarissable sur un monde en pleine expansion. Ce magazine, publié depuis 1978, apparut quand Shozo Tsurumoto, propriétaire de la maison d’édition Tsurumoto Room, décida d’offrir à son fils, fan de sciencefiction, une revue qui lui plairait. Il avait alors acheté les droits de Starlog, un magazine américain qui sortait depuis 1976, pour en produire une version locale, avec comme objectif de non seulement publier une traduction d’articles de l’édition américaine, mais également d’y adjoindre des textes originaux écrits par des contributeurs japonais. Sous l’impulsion de son éditeur, la version nippone de Starlog symbolise un échange interculturel unique entre la SF occidentale et japonaise.
C’est par ce biais que Yukito découvre Mœbius, Philippe Druillet et Enki Bilal, ces artistes de la vague Métal hurlant. « Dans ce magazine, on trouvait beaucoup d’illustrations faites par des auteurs étrangers et je les regardais toutes avec une vraie fascination. » Jusque-là, il n’avait pas du tout eu accès à la bande dessinée européenne ou américaine. Il ne s’agissait pas de « traductions, seulement d’illustrations et de courts extraits en version originale mis bout à bout sans narration », mais l’art n’a pas besoin de mots : le jeune Yukito se sent immédiatement emporté dans un autre monde et prend conscience de ce qui se fait à l’étranger. Ainsi, à propos de sa découverte de Mœbius, il confie : « Ses dessins ont éveillé en moi un désir romantique de l’inconnu, de ce qui était différent au Japon et en Amérique. »
Il comprend alors que la SF peut aussi s’exprimer par un médium inattendu : la musique. Par le biais de Starlog, il découvre un tout nouvel univers qui vient le transporter, celui de Blue Öyster Cult, Pink Floyd ou encore The Alan Parsons Project, tous ces groupes fabuleux qui ne cessent d’expérimenter au fil de cette décennie. Émerveillé, Yukito s’empresse de partager sa nouvelle passion avec son petit frère Tsutomu : « Je suis heureux que mon frère et moi ayons les mêmes goûts. C’est moi qui l’ai entraîné dans mon monde avec la musique occidentale. »
Memory_4 : Au carrefour des possibles
Ambitions
En ce printemps 1982, Yukito obtient son brevet des collèges, mais ce n’est pas l’événement principal pour l’adolescent, car toute la famille s’apprête à vivre une nouvelle aventure. Elle quitte Kashiwa pour emménager dans la périphérie de Shimotsuma, une petite ville rurale du sud-ouest de la préfecture d’Ibaraki. Pour la première fois, ses parents accèdent à la propriété : ils achètent une petite maison individuelle entourée par des champs et rizières à perte de vue. Quant au nouveau diplômé, il s’apprête à intégrer le lycée et nourrit des espoirs pour ce nouveau départ.
En tant qu’aîné de la fratrie, Yukito avait été préparé dès son plus jeune âge à succéder à son père à la tête de son entreprise de carreleur. Il n’avait d’ailleurs jamais vraiment envisagé une autre carrière ; le métier lui plaisait sincèrement et Tadamasa était rassuré que son fils veuille poursuivre son activité. Après le collège, il était initialement prévu qu’il intègre un lycée professionnel pour mieux préparer son avenir, mais à partir du moment où il rejoint un établissement ordinaire, les germes du doute s’installent dans son esprit. Au fond de lui, il pense que le métier de carreleur ne pourra pas satisfaire sa soif de créativité. De surcroît, il ne supporte plus l’idée de choisir un emploi uniquement parce que ses parents pensent que c’est ce qu’il doit faire. Le jeune homme commence alors à nourrir d’autres ambitions.
La tentation du septième art
C’est qu’il s’imagine bien réalisateur. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, Yukito a toujours aimé le cinéma, une passion que lui avait transmise son père, lui-même grand amateur du septième art. À ses côtés, il regardait souvent de vieux films, en particulier occidentaux. Quand bien même il se révélait la plupart du temps trop jeune pour comprendre ce qu’on lui montrait, il appréciait cet instant privilégié avec cette figure paternelle. Cet amour s’est transformé en vocation dès lors qu’il a vu Star Wars. Il a alors aussitôt compris « que c’était ce qu’[il] devai[t] faire ». Cette intention ne s’est que renforcée avec le temps. Durant ses années de collège, les salles obscures ont accueilli toute une série de longs-métrages tous plus incroyables les uns que les autres : Alien (1979), Mad Max (1979), Mad Max 2 : Le Défi (1982) et Blade Runner (1982).
Cinéphage, Yukito veut regarder toujours plus de films, mais le concept de location vidéo n’étant pas encore très répandu, il doit trouver des palliatifs. Il se rabat sur l’achat de magazines et de mooks, ou, plus généralement, de tout ce qui peut se rapporter au cinéma : « Je me plongeais dans leur lecture, j’admirais les visuels, j’achetais les bandes originales, et j’essayais comme ça de combler le manque. »
L’adolescent rêve de passer derrière la caméra, mais ce projet est-il seulement raisonnable ? Certains enfants s’amusent à réaliser de petits films amateurs avec leur caméscope 8 mm, mais lui n’en a jamais eu l’occasion ; il n’a aucune expérience en matière de réalisation, n’a rien à montrer à personne. Comment pourrait-il donc devenir cinéaste ? Peut-être en suivant une formation ? Encore lui faudrait-il savoir laquelle et pouvoir la financer. Ou peut-être « en devenant salarié d’une entreprise de cinéma […] et espérer gravir les échelons… » ? À vrai dire, il n’en sait rien, et dans son entourage, nul n’est en mesure de l’orienter. Il apparaît peu probable que Yukito puisse assouvir pleinement son ambition. Surtout qu’il ne veut pas réaliser n’importe quel film, mais des films de SF, des films « comme Star Wars » ; or, il sait pertinemment que c’est inimaginable au Japon. Ici, on considère que la science-fiction est destinée aux enfants. Comment un adolescent sans expérience pourrait-il espérer s’élever contre cela ? Il est sans doute déjà trop tard, le pays n’aura jamais les infrastructures permettant de rivaliser avec les productions américaines : les sorties successives des Dents de la mer (1975) et de Star Wars ont marqué le début de la domination d’Hollywood sur le marché japonais. C’est donc résigné qu’il fait ce constat bien amer : « Nous ne serons jamais un peuple de cinéma épique. »
Garage kits
Il se reporte alors sur son autre passion, le modélisme. Le secteur connaît une popularité sans précédent depuis le « boom du Gunpla ». « Ce hobby était très à la mode durant mon adolescence et j’y investissais moi-même des sommes déraisonnables. » Yukito connaît tout sur les types de kits, maîtrise toutes les techniques de montage et de peinture, et s’imagine donc bien travailler dans ce milieu. Seulement, à cette époque, il n’y a pas de marché national pour les garage kits³, et seules quelques personnes, comme celles apparaissant dans Hobby Japan – la revue de référence sur cet art, dont il est lui-même un fidèle lecteur depuis sa découverte en août 1980 –, peuvent espérer vivre en tant que modélistes professionnels. Les offres restent limitées, et Yukito le sait : « J’ai à un moment donné commencé à réfléchir sérieusement aux solutions qui me permettraient de vivre de cette passion, mais à part devenir pigiste pour le magazine spécialisé de référence, je n’avais pas beaucoup d’options. » Cette solution n’est pas viable, et elle ne lui permettra jamais d’assouvir son envie de créer. Or, ce qu’il veut avant tout, c’est raconter des histoires. Sa meilleure option est donc celle à laquelle il n’avait jamais vraiment pensé : embrasser une carrière de mangaka.
Dans les bulles
« Ça ne paraissait pas délirant pour autant, car j’avais toujours dessiné. » Dès ses jeunes années, certains de ses camarades lui prédisaient déjà une telle carrière, mais il refusait d’y croire, car après tout, n’était-il pas destiné à succéder à son père ? Mais une fois envisagée la possibilité de s’affranchir de la pression familiale, « l’idée s’est […] imposée à [lui] petit à petit ».
Yukito a toujours lu beaucoup de mangas. Même s’il n’avait pas assez d’argent de poche pour acheter des mangashi quand il était plus jeune, il parvenait toujours à se procurer divers magazines donnés par les habitants du quartier. Depuis l’école primaire, il connaît Osamu Tezuka, qui a marqué plusieurs générations avant lui. Ce n’est pas pour rien s’il est surnommé manga no kamisama (litt. : « le dieu du manga ») : on considère qu’il n’est rien de moins que le fondateur du manga moderne, celui qui en a imaginé la plupart des codes et a inspiré ceux qui lui ont succédé. À ce sujet, Yukito Kishiro raconte : « Tous les auteurs que j’ai pu lire avaient subi l’influence de Tezuka, il a vraiment construit la grammaire du manga et je pense que je suis moi aussi influencé par ses travaux, je me revendique de cette influence-là. » L’autre auteur majeur qu’il découvre à la même époque est Leiji Matsumoto, dont il dévore chacune des œuvres.
Pour le jeune Yukito, il ne s’agit pas simplement de lire et d’apprécier les dessins, mais bien de décortiquer ce qu’il voit pour mieux saisir les particularités d’un style et créer ses propres mangas : « J’ai eu une longue période durant laquelle j’étais plongé dans la lecture de Cosmoship Yamato (1974) et je me souviens que je passais mon temps à imiter les vaisseaux et les mecha qu’on pouvait trouver dans ces pages. » Avec le temps, d’autres mangakas complètent le panthéon des auteurs qui ont construit sa vision, comme Buichi Terasawa, l’auteur de Cobra (1978) ; Rumiko Takahashi, créatrice d’Urusei Yatsura (1978) et de Maison Ikkoku (1980) ; et Tetsuo Hara, le dessinateur de Hokuto no Ken (1983).
Tenter d’analyser le dessin de ses aînés montre cependant ses limites. Heureusement, plusieurs mangakas professionnels avaient utilisé leur expérience pour rédiger des guides qu’ils destinaient aux aspirants et leur proposaient des pistes pour passer à l’acte. Ils leur offraient les clefs pour dessiner : pas simplement dessiner pour dessiner, mais dessiner pour raconter quelque chose. Dessiner pour créer des mangas. Grâce à la collecte des déchets du quartier, Yukito avait découvert au cours de l’année 1978 deux volumes de la Manga nyûmon (litt. : « Introduction au manga », 1972), une série encyclopédique imaginée par le maître du manga humoristique Fujio Akatsuka, qui revenait dans ces pages sur les techniques et outils employés par les artistes professionnels. C’est influencé par cette lecture que le jeune garçon, alors en sixième année d’école primaire, s’est mis en quête de sa propre plume, celle qui devait lui permettre de dessiner à la manière de ses aînés. « Beaucoup plus tard », il s’est immergé dans le guide d’Osamu Tezuka, et surtout dans celui de Shotaro Ishinomori, devenu la bible de nombreux enfants rêvant de devenir mangakas.
Parce qu’il ne dépend que des capacités et de la créativité de son auteur, le manga semble pour Yukito le médium idéal pour raconter les incroyables histoires de SF qu’il imagine. Quand il sera prêt, il sait qu’il lui suffira de participer à l’un des nombreux concours du milieu. En effet, plusieurs fois dans l’année, la plupart des éditeurs lancent par le biais de leur magazine un appel à candidatures pour la soumission de mangas : les amateurs de tout le pays peuvent alors envoyer leur œuvre et espérer gagner le shinjin-shô (litt. : « prix du nouveau venu »), une récompense accompagnée d’une gratification et d’un contrat. Tous les manuscrits soumis sont corrigés, y compris ceux qui ont échoué lors de la sélection préliminaire, et sont retournés à l’expéditeur accompagnés de commentaires. À l’époque, les juges ont la réputation d’être sévères, mais chacun peut ainsi évaluer la qualité de son travail.
Afin de convaincre ses parents de le laisser poursuivre ce rêve, le garçon sait qu’il devra leur présenter des résultats concrets pour leur prouver qu’il ne s’agit pas d’une chimère. Ceux-ci ne connaissent rien à ce milieu, mais ils ne se sont jusque-là jamais opposés à son envie de dessiner ; au contraire, ils l’ont toujours laissé poursuivre ses activités artistiques, car « être un artiste » et « apprendre un métier » correspondent à leur sens des valeurs. Ils n’imaginent toutefois pas que leur fils veuille faire carrière dans ce secteur, car ils partagent « une image assez archaïque des artistes », qui veut qu’un artiste ne peut vivre de son art et « [qu’]il est inutile de devenir célèbre après sa mort ». Lui ne partage pas le même avis. Il sait que ce rêve est à sa portée et que, même à son âge, rien n’est impossible. En effet, il apprend alors qu’un jeune garçon à peine plus âgé que lui a été récompensé : « Lorsque j’ai vu qu’un jeune de 17 ans avait été sélectionné pour le Shogakukan shinjin-sho cette année-là, j’ai été pris d’une profonde excitation. » Il se donne ainsi comme objectif de gagner aussi un prix avant d’avoir obtenu son diplôme du lycée. S’il n’y parvient pas, il consentira à abandonner ce rêve pour suivre les conseils de ses parents en devenant carreleur. « À partir de ce moment-là, pour moi, dessiner des mangas
n’était plus un loisir, mais un véritable combat. »
1. Dont le Henshin Cyborg 1 (1972) et le Microman (1974) de Takara, ou encore le Jumbo Machinder (1973) de Popy.
2. À partir du numéro 18, daté du 30 avril 1978, et dans les cinq suivants.
3. Il s’agit de figurines, le plus souvent en résine, livrées en plusieurs morceaux, qu’il faut assembler et peindre.
BODY_2 : LE COMBAT DE YUKITO
Memory_1 : Le garçon qui dessinait des mangas
Le défi des mille planches !
Dans les pages du Sunday Manga College (1982), on peut lire à cette époque que « n’importe qui peut passer professionnel s’il parvient à dessiner mille planches ». Il s’agit des propos rapportés d’un mangaka invité pour présenter les techniques de base nécessaires à la confection d’un manga. Enivré par ces paroles, Yukito se donne comme défi de réaliser une planche par jour, avec comme objectif ultime de terminer
