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Syracuse: Dictionnaire sentimental d’une ville
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Livre électronique310 pages4 heures

Syracuse: Dictionnaire sentimental d’une ville

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À propos de ce livre électronique

Toujours, lorsque nous voyageons, nous aimerions trouver, dans chaque lieu visité, un ami, ou l’ami d’un ami. Une personne qui puisse, en quelque sorte, nous raconter l’endroit où nous nous trouvons avec des anecdotes, des faits, des secrets, une quotidienneté que seuls connaissent ceux qui y vivent. Si celui qui t’accompagne à travers la ville en connaît les aspects les plus intimes, le voyage change de couleurs, et les lieux tout d’abord inconnus, deviennent familiers, accueillants. Et le voyage trouve alors son réel intérêt. A la fois guide et roman, ce livre raconte Syracuse par la voix savante et passionnée d’une personne qui est née et qui vit dans cette ville. Une cité antique et originale dont l’avenue principale ne s’appelle pas Corso Vittorio Emanuele, mais Corso Gelone, où les premières histoires que l’on raconte aux enfants ne sont pas les contes des frères Grimm, mais les mythes grecs d’Hésiode.
Un guide amoureux improvisé: Aréthuse, Denys, mais aussi Extase, Jalousie, Morts, sont quelques-uns des thèmes choisis pour traverser et raconter la ville dans un tissu magique et délicat d’apprentissages, d’émotions et de sentiments.
LangueFrançais
Date de sortie2 févr. 2016
ISBN9788868991630
Syracuse: Dictionnaire sentimental d’une ville
Auteur

Giuseppina Norcia

Giuseppina Norcia è nata a Siracusa nel 1973. Ama la musica, il mare, la buona cucina e i racconti intorno al fuoco. Da anni si occupa di divulgazione culturale, con particolare riferimento al teatro antico, alla cultura classica e alle sue “persistenze” nella contemporaneità. Ha realizzato progetti didattici con università italiane e straniere e ha lavorato per oltre dieci anni presso la Fondazione INDA (Istituto Nazionale del Dramma Antico). Negli ultimi anni ha tenuto corsi di drammaturgia antica e coordinato laboratori per ragazzi sul teatro classico, la lingua italiana e la trasformazione creativa dei conflitti. È autrice di contributi, di taglio sia scientifico sia divulgativo, relativi alla storia di Siracusa e alla messinscena contemporanea della tragedia greca, pubblicati su riviste specializzate (tra cui Dioniso), e di articoli sulla filosofia e sulla religione buddista. Con Giovanni Di Maria ha realizzato l’audiovisivo Le Ragioni di Antigone (Videoscope, 2006), monografia dedicata all’Antigone di Sofocle e ad alcune “riscritture novecentesche” del mito; è autrice del libro L’Isola dei miti. Racconti della Sicilia al tempo dei Greci (VerbaVolant, 2013).

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    Aperçu du livre

    Syracuse - Giuseppina Norcia

    Note sentimentale

    de Maria Grazia Ciani

    Syracuse. Dictionnaire sentimental d’une ville: pas un guide, mais plutôt une lecture d’une ville, description et mémoire historique, découverte de l’antique comme une moderne épiphanie. Un aller et retour entre le passé qui surgit de tous côtés et le présent qui cohabite avec le souvenir du passé. Témoignage de passions irrésistibles, d’amours qui deviennent un destin pour Syracuse la belle, la mystérieuse – qui dans ces pages se montre avec pudeur mesurée et ne se dévoile jamais: une nymphe toujours en fuite. Pierres qui chantent, qui murmurent, qui menacent – échos qui se superposent –, ombres qui s’évanouissent; appels sans réponse – énigmes sans solution – entrelacs d’événements, de langues, de styles – et l’oreille de Denys toujours tendue. Labyrinthe aux mille tentations et aux enchantements infinis, où, en l’espace d’un instant tout se trouve et tout se perd. Vie et mort de l’âme.

    A grand mère Felicetta, pour nos

    inoubliables après-midi.

    Au Maître Ikeda

    qui m’a enseigné le courage.

    Prologue

    De Syracuse, je pourrais dire beaucoup de choses, mais ça serait comme si je ne disais rien. Parce que la ville des désirs se faufile toujours dans celle de la réalité, la modèle, l’invente au point que je ne saurais plus moi-même où se trouve la vérité.

    La manière dont nous racontons une ville n’est que le miroir de notre âme.

    J’ai rêvé d’être heureuse, ici. Une mosaïque d’histoires infinies guérissait une terre malade.

    Mais j’ai vu aussi des villes différentes se séparer sous le même nom ou se succeder indifférentes et distraites, sans même se regarder. Alors j’ai perçu comme un air de solitudes, de fuites imaginaires, de distances impossibles à combler. Je suis, en définitive, incapable de dire si Syracuse est une ville heureuse ou malheureuse.

    Syracuse la brillante, qui eut plusieurs visages au cours des siècles, garde dans sa matière et dans son essence même la clé de sa fortune ou de sa ruine.

    Et si les vies qui s’en approchent sauront la transformer en croyant la posséder, c’est toujours Elle qui aura le dernier mot.

    Syracuse l’indomptée. J’ai dû la regarder de loin pour la voir tout entière dans le vertige d’un jour de vent et de voiles déployées, à Newport. Parce que, s’il est vrai qu’il suffit d’un point d’appui pour soulever le monde, il faut aussi trouver la bonne distance, le bras suffisamment long du levier, pour le mettre en hauteur, ce monde lointain, et le voir flotter au-dessus de nous, comme s’il n’avait pas de poids.

    Puis je l’ai habitée, encore. Et je l’ai laissée m’habiter.

    J’ai cherché son âme qui se révèle sans se dissimuler derrière un masque, qui ne laisse pas sa lumière glisser dans des souterrains impénétrables. La vie qui affleure dans les marques de son corps fait d’eau et de pierre, dans la roche creusée, sur les graffitis portés sur ses murs et qui ressemblent aux lignes d’une main immense.

    Et, penchée sur son cœur en forme de coquillage, j’en ai entendu l’alphabet secret.

    A

    Aretusa / Aréthuse

    Alphée et Aréthuse: eau et eau,

    la source qui jaillit de la terre,

    le courant qui remonte

    des profondeurs marines,

    la rencontre de deux lymphes

    qui ont longtemps voyagé.

    Roberto Calasso,

    Les Noces de Cadmus et Harmonie

    Aréthuse. Au cœur d’Ortigia, cette magnifique nymphe grecque a sa demeure.

    Comme un livre de pierre, la Fontana di Diana (ou Artemide), Piazza Archimede, en raconte l’histoire, en nous présentant ses personnages un à un: au centre Artémis1, déesse de la chasse avec son arc et son carquois, et, sur sa tête, la demi-lune, symbole de sa nature mystérieuse et secrète; à ses pieds, une jeune fille apeurée lève un bras, comme pour se protéger le visage: c’est Aréthuse fuyant Alphée qui la poursuit et se tend vers elle pour la saisir, de tout son corps, agile et musclé.

    Une légèreté particulière s’exprime dans cette fontaine que le sculpteur Giulio Moschetti2 a réalisée au début du XXe siècle. Et les créatures charnelles et aquatiques qui l’habitent, la sirène et les tritons aux corps sinueux achevés d’une queue de poisson, ne semblent pas faites de bois ou de pierre, mais, vives et agiles, elles semblent prêtes à plonger dans la mer ou dans les eaux fraîches d’un fleuve.

    Aréthuse. Tout, ici, parle d’elle, au point que la cité grecque a gravé son visage sur sa monnaie3 en en faisant un de ses symboles; les syracusaines aiment en porter des reproductions en argent autour du cou, ou des bijoux qui en rappellent l’image, vue de profil, les cheveux bouclés, ondoyant au milieu des dauphins.

    Pour entendre la voix de la nymphe il faut traverser la Piazza Duomo, inclinée, telle une barque, vers la mer Ionienne, descendre à pied la Via Picherali en direction de la mer, et se pencher au-dessus de la balustrade sur le miroir d’eau de la Fonte Aretusa, tandis que le vent caresse la chevelure des papyrus. Aujourd’hui, la source vit dans une vasque du XIXe siècle, mais, dans l’Antiquité ses eaux surgissaient librement d’une anfractuosité de la roche, dans un espace très large, poissonneux, en bordure de mer: les croquis des voyageurs du Grand Tour nous la montre encore ainsi, accueillant les femmes qui lavent leur linge dans une ambiance à la fois domestique et romantique.

    Cet endroit d’Ortigia est riche en ruelles souterraines et secrètes débouchant sur des citernes dans lesquelles était recueillie l’eau provenant des veines phréatiques du sol; ces citernes ont été creusées dans une roche plus tendre, probablement à l’époque classique, comme le suggère la taille de la pierre, semblable à celle des latomies; puis elles ont été utilisées entre le XVIe et le XVIIe siècles par les tanneurs4 pour travailler le cuir. On en trouve encore, Largo Aretusa et aux numéros 6 et 11 du Lungomare Alfeo, cachées et souvent inconnues des habitants qui aiment passer les après-midi et les chaudes soirées d’été dans les bars ou les établissements situés face au port.

    La Fontana di Diana (ou Artemide) réalisée par Giulio Moschetti.

    La Fontana di Diana (ou Artemide) réalisée par Giulio Moschetti.

    Photographie de Mario Dondero

    Ortigia a des flancs durs et un cœur d’eau douce.

    Si vous avez la chance de ne pas être pressés et si vous n’êtes pas obligés d’avaler goulûment et hâtivement la beauté de la ville pour aller visiter d’autres lieux, Aréthuse vous racontera elle-même son histoire. Elle le fit avec le poète Ovide quand, probablement, il passa par là après avoir visité Athènes, alors lieu incontournable pour l’éducation de la progéniture de la haute société romaine. Elle a certainement révélé beaucoup de traits de sa personnalité au jeune chanteur des Métamorphoses5 qui ne savait pas encore qu’il connaîtrait le succès d’abord, l’exil ensuite, en des lieux moins lumineux, à Tomes, sur la mer Noire, où il mourrait retiré et mélancolique.

    Je m’appelle Aréthuse et je suis grecque, étrangère sur cette terre qui m’est aujourd’hui plus chère qu’aucune autre. En Arcadie, j’étais une des nymphes d’Artémis, j’aimais courir dans les bois quand j’étais jeune et belle, ce qui, au lieu de me plaire, me faisait rougir.

    Tandis que je revenais de la forêt de Stinfalo, un jour où la chaleur et la fatigue attisaient mon agitation, je trouvai un cours d’eau paisible, si transparent qu’on aurait pu compter les pierres qui gisaient en son lit.

    Plus qu’un fleuve, on aurait dit un jardin qui se mirait lui-même, grâce au vert refuge que l’ombre des saules et des peupliers formait autour de lui.

    Alors je m’arrêtai, j’accrochai mes vêtements à un branchage et je plongeai: c’est alors que du fond du cours d’eau, me parvint un murmure inquiétant qui me poussa à trouver refuge sur une berge voisine. C’était Alphée, le fleuve: il parlait depuis le centre d’un tourbillon, d’une voix rauque qui me fit me sauver, nue comme j’étais. Je me mis alors à courir, telle une colombe poursuivie par un épervier, à travers la campagne sauvage, sautant par-dessus les rocs et les pierres. Je courais, de plus en plus vite, de plus en plus agile, le cœur battant; je courais, la vue troublée, comme cela ne m’était encore jamais arrivé, même en poursuivant un cerf; je courais, pratiquement sans toucher terre: je n’étais plus que mouvement, souffle, fatigue, je sentais en chaque point de mon corps, battre mon cœur déchaîné.

    A peine avais-je ralenti, épuisée, que le soleil dessina devant moi l’ombre géante du fleuve fait homme; je sentis son souffle dans mes cheveux…

    – Au secours! – criai-je. Et le silence, brusquement, tomba sur moi: j’étais devenue invisible. La déesse Artémis avait eu pitié de moi et m’avait cachée au sein d’un nuage; mais Alphée, bien que ne me voyant pas, refusait de s’avouer vaincu et continuait à tourner autour de moi, sentant que là justement était caché l’objet de ses désirs.

    J’étais traquée, je craignais qu’il n’entende les battements de mon cœur; la peur me faisait transpirer et des gouttes bleues commencèrent à perler sur mon corps tremblant, tendu comme un arc. Tout à coup, ma chevelure ondulante, mes longues mains, mes jambes rapides mais fatiguées de courir, commencèrent à perdre leur consistance, comme si elles fondaient, et cette sensation m’apporta aussitôt un étrange apaisement.

    J’avais perdu mes formes et je m’étais transformée en eau.

    Mais même cela ne

    réussit pas à me libérer de mon infatigable prétendant. Il pouvait lire en moi, Alphée, à percevoir mon essence, et il finit par me reconnaître; il quitta alors l’aspect humain qu’il avait adopté et redevint fleuve afin de me rejoindre.

    Pour la dernière fois, Artémis me sauva: elle brisa le sol et je pus quitter la Grèce, plongée dans d’aveugles grottes souterraines. Je vis Hadès et Perséphone, sa mélancolique épouse, et le royaume des morts errant sans but: l’ombre de la vie passa devant mon regard de fugitive.

    Jaillir du flanc d’Ortygie par une nuit pleine d’étoiles fut un immense soulagement; c’est ici, à Syracuse, que prit fin mon voyage.

    Voici, à peu près, ce que la nymphe raconta au poète.

    Et pourtant, quelqu’un aurait juré voir Alphée quitter la Grèce, près d’Olympie, par des passages secrets sous la terre et sous la mer, et se mêler aux ondes sicules, justement là6, Aréthuse, sur tes lèvres…

    Syracuse, détail de la Fontana di Diana (ou Artemide)

    Syracuse, détail de la Fontana di Diana (ou Artemide) réalisée par Giulio Moschetti.

    Photographie de Mario Dondero

    B

    Bagno ebraico: miqweh

    Bain juif: miqweh

    Juste une source et un puits,

    l’eau récoltée sera pure.

    Lévitique 11,36

    Quand arrivait le jour, chaque femme prévenait immédiatement son mari qui s’éloignait d’elle et ne la touchait plus, pendant toute la durée des menstrues. Il ne pouvait plus rien lui donner de la main à la main, ni manger avec elle, ni boire dans son verre. Puis, à la fin des règles, elle se lavait, se coupait les ongles, se peignait les cheveux, changeait les draps et attendait encore sept jours avant de se rendre au miqweh pour le bain rituel de purification: elle était prête alors à rejoindre son mari pour concevoir une nouvelle vie. Un ordre mathématique, rythmant le cycle de la mort et de la vie, réglait l’existence de la femme, oscillant entre impureté et fertilité: il ne souffrait aucune dérogation, ni écart pour des raisons amoureuses.

    Suivons-la en imagination, tandis qu’elle parcourt les rues de la Giudecca (voir le mot Giudecca), le quartier juif d’Ortigia, le long de la Platea Parva et de la Ruga delli Bagni, et descendre dix-huit mètres sous terre par trois volées d’escaliers menant à un espace de forme carré creusé dans la pierre. Là, débarrassée de ses vêtements et de ses accessoires, elle se plonge – tête comprise – dans l’eau glacée de la vasque rituelle pour se présenter à son mari, pure et prête à s’offrir au mystère de la création de la vie7.

    Ce lieu si particulier, nous pouvons encore le voir aujourd’hui, parfaitement conservé, dans l’hypogée de la Casa Bianca: c’est le miqweh de la plus grande communauté juive de Sicile, après celle de Palerme, à l’époque médiévale.

    Palazzo Montalto, détail représentant l’étoile de David.

    Palazzo Montalto, détail représentant l’étoile de David.

    Photographie de Daniele Aliffi

    Via Alagona, 52. Franchissons le seuil du palazzo, écrin d’un trésor resté caché pendant des siècles, lorsque les juifs chassés de Syracuse en 1492 l’ensevelirent afin qu’il ne soit pas profané. Ce lieu est resté longtemps incompréhensible, même aux érudits et aux chercheurs (Logoteta, Politi, Capodieci) qui, au cours des XVIIIe et XIXe siècles n’en ont connu que des fragments et donc n’en ont eu qu’une vision parcellaire. Ce n’est que récemment, grâce à l’intérêt et à l’obstination d’Amalia Daniele, l’actuelle propriétaire du palazzo devenu résidence hôtelière raffinée, que l’hypogée, nettoyé de ses détritus, a enfin pu dévoiler, son histoire et sa magie.

    Par un escalier où demeurent intactes les niches destinées aux lampes à huile, nous descendons dans un sous-sol où nous gagnons la salle carrée du miqweh, avec ses quatre piliers creusés dans la roche supportant une voûte d’arêtes ainsi que les voûtes en berceau des quatre déambulatoires latéraux.

    Les voici, au centre, disposées comme les feuilles d’un trèfle et de trois bras environ de profondeur, les trois vasques rituelles qui s’approvisionnaient à une poche d’eau douce: les femmes y entraient pour la purification en descendant des marches taillées dans la pierre; des couloirs menant à deux vasques séparées devaient former un espace privé.

    Ces cours d’eau sous le sol d’Ortigia que les Grecs avaient imaginé peuplé de nymphes et de demi-dieux devinrent ici la fontaine de la purification des péchés, le viatique pour la renaissance ou la conversion, la vie nouvelle par excellence à laquelle on accède par immersion dans le bain rituel: l’ablution devait toucher le corps entier, aucune partie ne devait rester sèche; le simple fait de porter une bague pouvait nuire à la purification qu’il fallait alors recommencer.

    Une pratique rituelle identique était réservée à la vaisselle, comme le racontent ces trois femmes voilées sur une gravure de la Haggagah8 conservée au British Museum: les nombreux fragments de céramiques retrouvés au fond des vasques du miqweh d’Ortigia attestent qu’il était également destiné à cet usage.

    L’eau recueillie – miqweh – devait l’être selon des règles très précises: elle ne devait pas être transportée, mais elle devait affleurer d’elle-même d’une source naturelle, ou provenir de la pluie; elle devait surgir des profondeurs de la terre ou du ciel.

    Avant de remonter vers la lumière, posons un dernier regard sur cette salle, en tous points comparable à une tombe, sur ce lieu hypogé dans lequel on entrait en état de non vie, presque de latence, pour en sortir renaissant. En l’observant, nous comprenons clairement que le miqweh ne raconte pas seulement la Giudecca et la communauté juive qui a vécu en ces lieux jusqu’à la fin du XVe siècle. Un passé encore plus ancien affleure et parle à travers la pierre, grâce à la virtuosité et la force avec lesquelles elle a été taillée qui évoque les latomies de l’âge classique et les gradins du Théâtre, creusé sur les flancs du Téménite, comme si la ville n’avait pas été construite, mais extraite de la roche et qu’elle y respirait encore à l’intérieur, transformant au cours des siècles puits et aqueducs souterrains en catacombes chrétiennes, nécropoles, cachettes, grottes imaginées, abris antiaériens…

    Syracuse, une sculpture vivante.

    La salle du miqweh et les vasques rituelles.

    La salle du miqweh et les vasques rituelles.

    Photographie de Daniele Aliffi

    C

    Cave di pietra: latomie

    Carrières de pierre: latomies

    Des bouches des latomies

    surgit alors une effluve

    de terre moisie, de fleurs fanées.

    Gesualdo Bufalino,

    La Lumière et le Deuil

    Il y a des lieux qui vous coupent le souffle, les latomies sont de ceux-là. On ne peut pas comprendre Syracuse si on ne voit pas ses carrières de pierre, parce que c’est de cette matière qu’elle est faite, que c’est ce calcaire qui lui donne forme et fait d’elle cette cité blanche, cette terre de lumière, d’une beauté presque insoutenable.

    Si on arrive à Syracuse après avoir visité Catane, la ville de pierre noire, volcanique et sensuelle, sortie des entrailles de la terre, le contraste est saisissant, d’une clarté ne laissant aucun place au doute. Deux villes opposées, différentes et cependant inséparables, comme si l’une confirmait l’existence de l’autre. La Sicile est terre de contrastes fulgurants, on le sait.

    Les latomies9: là est la clé de tout; c’est de cette pierre que sont nés les palais et les temples, les colonnes et les murailles; c’est de là qu’ont été extraits les blocs qui ont permis la construction du Théâtre érigé sur la colline du Téménite.

    Au début, ce qui apparaît maintenant comme un arc de pierre s’étendant sur un kilomètre et demi, rempli de grottes, devait être une énorme côte rocheuse tournée vers le Porto Grande; puis il se transforma en une carrière d’où furent extraits des millions de mètres cubes de pierre calcaire. Les voilà, d’ouest en est: les Latomie del Paradiso (avec l’Orecchio di Dionisio, la Grotta dei Cordari et la Grotta del Salnitro), les Latomie della Intagliatella, celles de Santa Venera et, pour finir, les Latomie del Casale, qui débouchent sur une discrète ruelle, dans un angle désert et secret du cœur battant de la ville.

    L’arc des carrières urbaines se termine avec les Latomie dei Cappuccini, juste à côté du monastère des frères. Les plus belles avec celles del Paradiso.

    «Syllabes d’ombres et feuilles, nous chérissons les morts sur l’herbe abandonnés»10, écrit le poète Quasimodo en s’inspirant de ces lieux.

    Le temps semble s’être arrêté sur le Viale Paradiso qui surplombe les latomies du même nom, spectaculaires cavernes taillées dans le roc: elles sont impressionnantes vues d’en haut lorsqu’on descend ce chemin qui nous permet de voir ces bouches habillées de lierre. On continue par une sente bordée d’arbres où les lauriers roses se courbent et s’entrelacent en une voûte porteuse de fraîcheur, même pendant les après-midi d’été.

    Un étrange genius loci, sorte de créature bifron habite ces lieux qui a été une prison (d’une très grande sécurité, aux dires de Cicéron…)11, lieu de torture et de tourments, il semble aujourd’hui si étranger au mal et à la souffrance qu’il apparaît plutôt comme un refuge, un sanatorium de l’âme. Il n’existe pas de terres pures ou impures par elles-mêmes: tout dépend du cœur des hommes qui les habitent, de leurs pensées, de leurs actes.

    Ces grottes furent certainement utilisées à partir du VIe siècle av. J.-C., mais c’est l’historien Thucydide12 qui, le premier, en a donné un indice chronologique sûr: il en parle comme d’un lieu où ont langui sept mille prisonniers athéniens après la défaite que leur avait infligée Syracuse en 413 av. J.-C.

    Deux ans plus tôt, centre trente navires avaient levé l’ancre d’Athènes en direction de Syracuse, sous le commandement de trois stratèges: Alcibiade, Nicias et Lamachos. Afin d’aider leur alliée Segesta, les Athéniens voulaient se rendre maîtres de la plus puissante des cités grecques d’Occident. Mais au moment où l’assaut prolongé risquait de mettre à genoux la ville bloquée par terre et par mer, les Syracusains virent arriver leurs alliés doriques, soutenus par une armée spartiate et une flotte corinthienne. Cela changea immédiatement le cours de la guerre: la flotte athénienne fut défaite après une bataille navale épique dans le port de Syracuse. Les prisonniers athéniens et leurs alliés furent traités de la même manière, leurs armures suspendues aux arbres les plus beaux et les plus grands, tandis que les vainqueurs, se couronnant de fleurs, adoubaient majestueusement leurs destriers et taillaient les crinières des montures de leurs ennemis: l’humiliation infligée aux vaincus s’étendait sans la moindre retenue, à leurs animaux et à leurs biens.

    Quelques hommes vendus clandestinement et traités comme du bétail, subirent même l’outrage physique d’être marqués sur le front d’un signe en forme de fer à cheval.

    Les généraux athéniens furent condamnés à mort; les ordonnances et les alliés furent jetés dans les latomies, où ils moururent de faim et de privations. Beaucoup, mais pas tous.

    Et même, à en croire Plutarque13, certains eurent la vie sauve grâce à Euripide. Il semble en effet que les Grecs de Sicile aimaient particulièrement le dramaturge athénien, et puisque en ce temps-là les œuvres n’étaient jouées qu’une fois14, elles se transmettaient oralement par l’intermédiaire de certains voyageurs en provenance d’Athènes.

    Le prisonnier fouille sa mémoire et récite à son bourreau ce qu’il parvient à se rappeler, insufflant aux vers d’Euripide son angoisse de victime, sa soif de liberté. Il aura peut-être raconté des histoires de guerre, comme celles que lui et ses compagnons venaient de vivre et qui les avaient décimés; des histoires de cruauté, de misère, pour susciter la pitié et la peur, à la manière du poison qui,

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