Margot
Par Patricia Bertin
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Aperçu du livre
Margot - Patricia Bertin
Margot
Patricia Bertin
Margot
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
A Sylviane qui, pour Margot, a eu toutes les patiences et pour son auteur tant de sincérité.
Autres publications de l’auteur :
Pourtant que la montagne est belle...
Maud, ou l’illusoire résilience
L’inondation
Car mon péché, moi, je le connais...
© Les Éditions du Net, 2015
ISBN : 978-2-312-03773-8
Chapitre I
MARDI 30 OCTOBRE 1951
Le monde est un vaste temple dédié à la discorde.
(Proverbe français)
Au chaudron des douleurs, chacun porte son écuelle.
(Proverbe français)
En ce début d’après-midi grisâtre d’octobre, le commissaire Mathias Joffrey se sentait d’humeur maussade. Pas à cause de son patron, Robert Mauvoisin, qui l’avait convoqué dans son bureau pour lui balancer :
« Prenez vos bottes en caoutchouc, une fille de ferme s’est fait trucider à Ebrai{1} ! Vous connaissez le bled, y paraît !
Et qui, sans attendre de réponse, avait ajouté, en plongeant le nez dans un dossier posé sur son bureau comme un accessoire de décor :
– À la mairie, le gendarme Émile Turbeaud vous expliquera la situation. »
Non, ce n’était pas à cause de son patron, né dans les faubourgs de Paname, qui ne ratait jamais l’occasion de rappeler à son subalterne ses origines paysannes. Ni à cause de la route sinueuse au milieu de nulle part qu’il devra emprunter matin et soir durant toute la durée de l’enquête. Il aimait conduire sa Citroën Traction Avant achetée en 48. Qu’importe si la gestapo avait jeté son dévolu sur ses rondeurs et son intérieur de cuir avant que les FFI n’en fassent leur voiture de prédilection. Conduire le détendait. Assis derrière un volant, il oubliait sa démarche claudicante.
Le fait est qu’il ne l’appréciait guère, son patron. Le commissaire divisionnaire Robert Mauvoisin était aigri, un frustré de la gloire. L’homme avait été fidèle au Maréchal par confort, mais sans plus. En poste dans un commissariat de quartier à Paris pendant toute l’occupation, il avait réagi comme il avait pu en mettant au service de l’ordre allemand la lenteur de l’administration française. Son patriotisme le conduisait à pourchasser les profiteurs du marché noir et les métèques. Mais quand un petit gars de chez nous tombait, le fonctionnaire renâclait à la besogne. Après le service, il buvait un canon chez Mauricette, propriétaire du troquet en face de son turbin. Au bistrot, avec ses collègues, il parlait boulot assez fort pour que les oreilles indiscrètes glanent quelques informations. Il avait aussi égaré quelques lettres de dénonciation. Mais surtout, et cela avait pesé lors de son procès, il avait fermé les yeux sur les entorses au règlement de l’un de ses agents membres des FFI.
Il avait conservé son grade, mais perdu tout espoir de promotion. Mais ce qu’il digérait le plus mal, c’était sa mutation à Saint-Lô, lui le gamin de Ménilmontant qui rêvait du Quai des Orfèvres. Et pour nourrir ses maux d’estomac, il était contraint de travailler avec le commissaire Mathias Joffrey en poste depuis la fin de la guerre. Joffrey avec sa gueule de beau ténébreux, sa canne en guise de légion d’honneur et sa réputation. Joffrey, ce salaud de héros !
Mathias, au volant de sa Traction, s’enfonçait dans la campagne normande. Son spleen l’enveloppait comme un brouillard. Un temps, il avait cru que l’indifférence suffirait. Mais l’indifférence demande tant d’efforts. Il détestait le 30 octobre, jour de son anniversaire : trente-six ans ! Pas de rides, mais tant de cicatrices. Quelle crétinerie de célébrer une naissance pour un homme qui avait dû renaître des cendres de son amour pour l’amour de leur enfant.
Leur Juliette avait quatorze ans. Son visage ovale qu’ornaient de larges yeux noisette, un nez légèrement retroussé, une bouche généreuse sans être charnue, qu’encadrait une longue et épaisse chevelure auburn, portait avec une fidélité effrayante les traits de sa mère. Sa mère, jusqu’aux fossettes que dessinait son sourire, jusqu’aux rides que provoquaient ses larmes.
La semaine, l’adolescente vivait au pensionnat de jeunes filles de Saint-Lô. Le week-end, elle le passait chez son père. Durant les vacances, ses grands-parents paternels la recueillaient dans leur ferme à Lequêne. Juliette devenait difficile. La citrouille se transformait en carrosse. Son père se sentait impuissant à la guider. Car au-delà de l’obscure mutation du corps, l’homme s’inquiétait de la métamorphose des sentiments. Une ombre grandissait entre ces deux êtres liés par le sang et le deuil.
Un tracteur surgit d’un champ, obligeant Mathias à ralentir. Il se réveilla à une réalité plus rassurante. Une réalité où la douleur et la peur hantaient le corps et la conscience d’individus hors du champ de ses affections.
Les caprices de la départementale n’offrant guère de possibilités de dépassement, la Traction adopta l’allure de la machine agricole. Mathias s’intéressa au paysage. Dans ce paysage d’automne, aux couleurs alourdies par les pluies, de l’herbe des champs à l’écorce des arbres, de la terre labourée par la charrue aux sols des chemins damés par le pas des marcheurs, de la pierre des murs aux tuiles des toitures, tout paraissait plus mate. L’atmosphère humide assourdissait les sons comme une ouate spongieuse. Décidément, Mathias n’aimait pas cette saison. Il préférerait un hiver franc et dur où le givre rendait les aubes cristallines.
Ce paysage, c’était celui de son enfance… Lequêne, situé au sud de Saint-Lô, était un bourg d’importance. Il possédait une école primaire avec plusieurs classes, une élite composée, outre du maire et du curé, d’un docteur, d’un notaire, du directeur d’une laiterie et d’un propriétaire de haras. Comme tous les fils de paysans, le jeune Mathias en culotte courte avait gardé les vaches aux champs et guidé les chevaux aux labours. Des journées rudes pour tous. Mais le petit gars ne s’en plaignait pas. À cette époque, le garnement possédait une portion de liberté qu’il dévorait avec appétit. Le petit couteau, reçu pour son septième anniversaire, lui tenait compagnie dans ses escapades d’où il revenait la besace garnie d’œufs de pie, d’escargots, de châtaignes, de noisettes, de champignons, de pissenlits, de tout ce que le bocage offrait aux dégourdis. Mais la chasse la plus fructueuse restait celle des vipères qu’il assommait avec son bâton de vacher et décapitait avec son couteau de poche. Il revendait cinq centimes ses trophées au garde champêtre qui les brûlait. Une année, il gagna même la prime offerte par le maire de Lequêne pour la chasse aux nuisibles.
En grandissant l’enfant découvrit un autre langage que celui des saisons et des humeurs du ciel. Il entrevit alors l’immensité du monde.
Il adorait l’école que son père condamnait comme une perte de temps :
« S’asseoir dans une salle chauffée tout l’hiver pour écouter des parlottes toute la sainte journée, c’est bon pour les feignants ! »
Mais le directeur de l’école, un coriace, ne supportait pas tous ces talents gâchés par des préjugés d’un autre siècle. Il était intervenu pour que Mathias poursuive sa scolarité au-delà du certificat d’études.
« Vous avez trois garçons et deux filles. Si je vous en prends un, il vous en reste deux pour la ferme.
– Pendant qu’il est assis devant votre tableau noir, qui c’est qui paie sa nourriture ?
– Je le prends en pension. Il me donnera un coup de main contre le gîte et le couvert. »
Le père avait considéré ses cinq marmots comme on soupèse des bêtes à vendre à la foire. Il avait resservi du cidre, et prononcé, en levant sa bolée, un sonore : Tope là !
Cette conversation avait eu lieu l’année du certificat d’études de Mathias. Le gosse n’avait pas eu son mot à dire. Il aurait manqué plus que ça ! Ah le collège, quelle étrange délivrance se cachait derrière les murs du pensionnat et les pages des livres. Pour le collégien, le paysage qui s’estompait n’était pas celui du bocage qui avait abrité ses jeux, mais le paysage sonore aux résonances épaissies par les diphtongues du patois normand. La honte qui le taraudait ne provenait pas de sa fuite devant les moqueries de ses camarades de classe qui imitaient grossièrement sa parlure, mais venait du trésor qu’il venait de découvrir et qu’il ne pouvait pas partager avec les siens au village : une langue répandue sur plusieurs continents ! Instinctivement, il avait senti que le patois barrait l’horizon comme les haies des champs, alors que le français ouvrait l’espace. Que faire d’un langage qui n’a pour philosophie que des proverbes et pour mémoire que le souvenir des saisons, quand on rencontre la langue qui transmet la philosophie des anciens et écrit l’histoire des peuples ?
Dès ses premières années d’études, Mathias avait surchargé son cartable des grammaires latines et grecques pour mieux apprivoiser cette langue qui s’offrait à lui. Les lazzis redoublèrent contre le péquenot qui jouait au premier de la classe. Mais qu’importe, l’élève achetait sa liberté ! Une fois, il en était venu au coup de poing contre l’un de ses condisciples qui prêchait pour la disparition du y est du ph dans un alphabet où le i et le f suffisaient à l’oreille. Pacifique par nature, l’élève Joffrey avait plaidé pour l’importance de garder la trace de la racine des mots. Connaître l’histoire d’un mot permettait de mieux le retenir que tous les rabâchages. Le discours n’avait provoqué qu’une nouvelle avalanche de quolibets jusqu’à qu’un bon crochet du droit refroidisse l’assistance qui se tordait de rire. Mathias et le réformateur d’orthographe avaient été convoqués chez le directeur. Aucun n’avait cafté et tous les deux avaient subi la punition sans moufter. Après cet incident, Mathias bénéficia, et ce jusqu’à la fin de sa scolarité, du respect dû au vainqueur.
Un sourire triste se dessina sur les lèvres du commissaire Joffrey. Putain de nostalgie !
Puis une sournoise colère s’infiltra en lui. Le présent pesait déjà si lourd chaque matin, comment assumer ce passé de rupture avec les siens ? Certes à la libération, ses parents les avaient hébergés, lui, le fils prodigue, et son orpheline, en attendant qu’ils retrouvent un logis. Accueillis comme un touriste de prestige, comme un étranger à cette terre, pas comme un des leurs.
À l’approche de Carentan, le tracteur manœuvra lentement pour s’engager sur un chemin de terre battue. Une borne apparut, elle indiquait : Ebrai 3 km. Tout en braquant brutalement à gauche, le commissaire cracha un juron. Il revit le sale sourire de son patron. Il n’avait pas percuté lorsque l’autre lui avait dit qu’il connaissait la route. Bien sûr qu’il la connaissait. Il l’avait parcourue, lui et ses camarades du maquis, à l’arrière d’une camionnette bâchée conduite et escortée par des soldats vêtus de vert-de-gris. En ces temps obscurs, il répondait au nom de commandant La Ferté. Son groupe s’était réfugié dans une galerie souterraine abandonnée qui d’un côté s’ouvrait sur le bois d’Ebrai et de l’autre sous le château du comté. Un guide, dont il n’apprit l’identité que des années plus tard, les avait amenés là après une mission qui avait mal tournée. Sur les deux femmes et les cinq hommes qui composaient le commando, trois étaient blessés plus ou moins grièvement. Durant une quinzaine de jours, une quinquagénaire, au regard noir et à la parole rare, leur avait apporté des vivres et les avait soignés. Au matin du 14e jour, le guide réapparut avec un courrier. Le commandant La Ferté, alias Mathias Joffrey, avait pris connaissance du message codé et avait répondu au coursier que tout était OK.
L’homme était reparti sans prendre garde au gamin qui braconnait à l’orée du bois.
Au cours de la nuit, le réseau tombait.
Mathias, qui parlait couramment allemand, réalisa, lors de leur transfert vers Carentan, que c’était un gosse d’Ebrai qui les avait dénoncés. Les soldats de l’escorte riaient en se remémorant la frayeur du gamin surpris un lièvre à la main. Il jurait que ce n’était pas lui qui avait posé les collets. Alors qui ? Peut-être l’homme qui était sorti du souterrain, avait-il fini par avouer. Quel souterrain ? Ben, le souterrain du château ! Les soldats répétaient en se gaussant :
« Ach Ach, βraunli, βraunli ! »
Le commandant La Ferté ne dit rien à ses compagnons. Avec ce qu’il avait entendu, retrouver le délateur eut été un jeu d’enfant. Un gosse ! Est-ce qu’on se venge d’un gosse terrorisé ?
Le commissaire se gara sur la place du village. La mairie se tenait face à l’église. À gauche, une auberge à l’enseigne du Chapon Doré. À droite, le bureau des PTT coincé entre deux épaisses maisons en pierre du pays dont l’une portait une enseigne délabrée. Au centre, un monument aux morts où un enfant-soldat agonisait dans les bras d’une mater dolorosa. Monument qui témoignait combien la guerre de 14/18 avait détruit plus de jeunesse dans ce petit village que le dernier conflit. L’ancien résistant songea au monument aux morts qui battait dans sa poitrine. Le prénom de sa femme, Élise, y était gravé aux côtés de ceux de ses camarades. Il se souvint de l’exubérante joie dans les villes libérées après le débarquement de 44 et se demanda si les cloches de novembre 1918 avaient suscité autant d’enthousiasme dans ce pays dont la jeunesse était morte ou en deuil. Mathias détourna le regard de la stèle qui, tel un crucifix, dénonçait les péchés des hommes.
Le brigadier Émile Turbeaud sortit de la mairie pour accueillir l’officier de police judiciaire. L’homme, la quarantaine bien tassée, le visage épais barré d’une moustache en brosse, éclairé d’un regard bleu pâle, lui tendit la main. Les yeux dans les yeux et la poigne ferme, les deux fonctionnaires se mesurèrent en silence. Pas d’hostilité chez le gendarme, pas d’arrogance de la part du policier. C’était déjà ça d’acquis ! Les deux enquêteurs pénétrèrent dans la salle du conseil, située au rez-de-chaussée de la mairie, mise à leur disposition pour les interrogatoires. L’ameublement spartiate, une table de chêne et quatre chaises cannées, convint au commissaire. Mais il estima que la grandeur de la pièce nuirait à l’intimité des auditions. L’étroitesse d’un bureau permettait d’augmenter la pression sur l’individu interrogé. Pour un interrogatoire l’ambiance d’un confessionnal seyait plus que l’ambiance d’une salle des fêtes. Il demanda à la secrétaire de mairie une pièce plus petite. Cette dernière, impressionnée par la présence du commissaire, bafouilla que l’étage était occupé par le couple d’instituteurs de l’école communale, et qu’au rez-de-chaussée, hormis la salle du conseil, il n’y avait que son bureau et celui de monsieur le maire.
« Une machine à écrire, se renseigna le commissaire, ça serait possible ?
– Ça va être difficile, objecta le brigadier. La mairie n’en possède qu’une, celle de la secrétaire.
– Bon, demain j’en apporterai une portative. Alors ? »
Turbeaud tendit une enveloppe kraft à son nouveau collaborateur qui l’ouvrit et en retira une dizaine de clichés.
« On l’a retrouvée comme ça, allongée sur son lit ?
– Non, elle a été tuée à l’orée de la forêt. À peine à 400 mètres de chez elle. Mais quand les parents ont été prévenus, ils ont ramené le corps. Ils ne pouvaient pas croire…
– Pas croire qu’elle était morte, malgré ça, se récria Mathias en désignant le ventre déchiqueté de la victime. Où est-elle maintenant ?
– À la morgue, à Carentan ! »
Les deux hommes s’embarquèrent dans le véhicule de service de la gendarmerie. Durant le court trajet, le brigadier dressa l’arbre généalogique de la jeune fille. Margot Caubère, née le 31 août 1932, était la deuxième enfant du couple. Sa mère Mathilde Mahieu avait épousé François Caubère en 1929. Mathilde était la fille unique de la veuve Mahieu et François le fils unique de la veuve Caubère.
« Et les autres enfants, s’enquit Mathias.
– Charles est né en 30 et Henri en 35.
– Et tout ce petit monde vit sur la même exploitation, conclut-il.
– C’est plus compliqué que ça. À l’origine, il y a deux fermes : les Hautes-Terres qui viennent des Caubère et les Basses-Terres, des Mahieu. C’est du temps des veuves que les deux fermes ont été réunies. Aujourd’hui, les veuves et les Creusois habitent les Hautes-Terres, Mathilde, François, leurs enfants, et les jumeaux vivent sur les Basses-Terres.
– Les Creusois et les jumeaux ?
– Gustave et Julien sont arrivés en 19, après la démobilisation. Les jumeaux, Gilles et Ghislain, dans les années 20. C’étaient des gosses. La Louison les a pris pour les vaches après que leur père se soit pendu.
– Donc si je résume, commença le commissaire, onze personnes vivent sur ces terres. J’imagine que les champs sont voisins si…
– Presque. Y a le Gros-bois du comte Vamôque qui les sépare.
– Le bois… Des conflits d’intérêts ?
– Je ne crois pas. Un crime de maraudeur, voilà ce que je pense ! »
Mathias ne répondit pas. Un maraudeur, même