Les petits cailloux blancs: Roman
Par Elise Laurent
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À propos de ce livre électronique
Ce soir là, quand on arrive à la maison, on dirait qu’il n’y a personne mais la porte n’est même pas fermée à clef, comme souvent d’ailleurs. A l’intérieur, il n’y a aucun bruit mais on sait que Maman est là puisque sa voiture est garée dans l’allée devant. Je sais bien ce que ce silence veut dire. Ça ne m’inquiète même plus avec le temps.
À tour de rôle, les trois enfants racontent aux lecteurs leur histoire émouvante et terrible...
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Aperçu du livre
Les petits cailloux blancs - Elise Laurent
DIMANCHE
Marie
Papa nous a déposées devant la maison comme d’habitude.
Comme d’habitude, il n’a même pas éteint le moteur de la voiture et n’est pas descendu. Ça veut dire : « Dépêchez-vous les filles, je n’ai pas envie de traîner dans le coin et de croiser votre mère ». Il fait l’effort de ne pas le dire à haute voix alors nous nous dépêchons vraiment pour ne pas le contrarier davantage.
Il nous a donc laissées toutes les trois avec nos petits sacs sur le dos et a rapidement ouvert la vitre électrique de son gros Toyota pour nous lancer un : « À samedi ! » pas franchement enthousiaste et puis il est parti en faisant rugir le moteur. Le week-end a été mauvais, comme souvent d’ailleurs. J’ai toujours l’impression qu’on dérange quand on est là. On dérange la nouvelle vie qu’il essaie de construire en laissant derrière lui les mauvaises années, celles des cris et des larmes, des lubies de Maman qu’il a essayé de satisfaire pendant un temps avant de s’apercevoir que ça ne servait à rien. Alors un jour il est parti. Presque sans rien dire.
***
Nous revenions de quelques jours chez Grand-mère, où Maman nous avait emmenées pour prendre l’air, pour nous sortir un peu de l’atmosphère étouffante de la maison. Dans un moment de lucidité, elle s’était dit que trois gamines avaient aussi besoin qu’on s’occupe d’elles, et pas seulement qu’on les prenne à parti au milieu de disputes d’adultes auxquelles on ne comprenait pas grand-chose. On avait passé notre temps à jouer dans le jardin et à se gaver de gâteaux et de mousse au chocolat que Grand-mère avait préparés juste pour nous, on était contentes. Mais quand on est rentrées, Papa aussi avait eu le temps de réfléchir, et il était même arrivé à la conclusion que ça ne pouvait plus durer, comme il nous l’a dit. Alors il avait fait ses valises et mis ses affaires dans des cartons, sa collection de BD, ses vieux disques vinyles auxquels on avait interdiction de toucher avec la platine qui allait avec, et puis deux ou trois trucs de décoration de la maison qui étaient des cadeaux de ses copains ou qui lui venaient de ses parents. Il avait tout prévu, il partait vivre chez son pote Jean-Marc, le temps de trouver un appartement. Son pote Jean-Marc c’est celui que Maman trouve lourd parce qu’il fait tout le temps des blagues hyper vaseuses ou qu’on ne comprend pas bien et qui le font rigoler tout seul d’un rire bien gras. Je crois que ça n’a rien arrangé.
Maman a d’abord crié en le trouvant avec toutes ses affaires emballées comme ça, à nous attendre pour nous dire qu’il partait, et puis comme ça ne marchait pas et qu’il ne répondait rien pour une fois, elle s’est mise à pleurer en lui disant qu’elle était désolée de tout ce qui se passait depuis des mois, qu’elle allait changer et que tout allait redevenir comme avant, qu’il ne pouvait pas nous laisser, qu’on était une famille, qu’elle n’y arriverait jamais sans lui, qu’il ne pouvait pas nous faire ça. Mais ça non plus ça n’a pas marché, et il est parti en nous laissant comme ça, presque sans se retourner, sûrement pour ne pas voir Maman qui s’effondrait en le voyant remplir le coffre de sa voiture. Il nous a fait un bisou à chacune en disant qu’il nous appellerait bientôt, et puis il s’est installé au volant, il a mis le contact et il est parti.
Maintenant ça fait plus d’un an et on s’est habituées à la vie sans lui. Il ne nous manque pas vraiment, et au moins Maman ne crie plus toute la journée. Au début on ne le voyait pas beaucoup parce qu’il était chez Jean-Marc, et puis il avait son appartement mais il n’avait pas installé notre chambre et donc on ne pouvait pas dormir là-bas, et puis ensuite il nous a présenté Karen. Maman l’a super mal pris quand on lui a raconté, vraiment super mal. Elle ne voulait même plus qu’on aille le voir, elle disait qu’il n’avait qu’à rester avec sa pétasse mais qu’elle ne lui laisserait pas le plaisir de jouer à la famille reconstituée parfaite. Pendant quelque temps on ne l’a plus vu, mais ils ont vite déménagé et ils ont trouvé une belle maison, et un samedi matin il est venu nous chercher directement en disant qu’il avait le droit de nous voir, que si Maman refusait il retournerait devant le juge et qu’il ne se laisserait pas faire. Comme elle ne travaillait déjà plus et qu’elle avait déjà commencé à passer des journées entières au lit, au début elle a encore crié qu’on ne partirait pas, mais elle a fini par céder et elle nous a envoyées mettre quelques affaires pour le week-end dans un sac, elle nous a embrassées en nous disant d’être sages chez Papa d’ici le lendemain, puis elle s’est enfermée dans la salle de bain pour prendre ses médicaments qui la font dormir, sans même nous dire au revoir depuis la fenêtre du salon.
Papa n’a rien dit de particulier, et pourtant je suis sûre qu’il l’a très bien vue faire son petit manège dans la salle de bain, et il a tout à fait compris ce qu’elle faisait. Depuis, il insiste pour nous prendre un week-end sur deux. C’est bizarre ce mot qu’ils disent avec Maman : « je prends les filles ce week-end », on dirait vraiment qu’on est des objets qu’ils se disputent, comme les quelques meubles qu’ils ont partagés quand Papa est parti dans son nouvel appartement. Quoi qu’il en soit, qu’on le veuille ou non, il faut aller s’ennuyer deux jours chez lui une semaine sur deux, voire toutes les semaines depuis que c’est les vacances d’été, sauf bien sûr quand il a prévu quelque chose de plus intéressant… Est-ce qu’il essaie de se déculpabiliser de nous avoir laissées là et de recommencer autre chose ?
Je crois qu’en plus Karen ne nous aime pas trop. Elle nous regarde bizarrement quand on débarque avec nos affaires et qu’on laisse trainer nos trucs ou nos poupées Barbie partout dans le salon, et c’est encore pire depuis qu’ils nous ont annoncé qu’elle était enceinte… Du coup l’ambiance est toujours un peu tendue et je crois que tout le monde a hâte qu’on retourne chez Maman le dimanche soir. Papa fait semblant d’être content mais en fait il est tout gêné de voir qu’on fait tache dans sa nouvelle vie. Parfois il fait bien semblant, mais parfois il s’isole pendant qu’on est là, comme pour nous oublier et que Karen arrête de tirer la tronche. Du coup, quand il nous dit que c’est l’heure, nos affaires sont déjà rangées depuis longtemps et on court dans la voiture sans se faire prier, pour abréger la corvée.
***
Ce soir là, quand on arrive à la maison, on dirait qu’il n’y a personne mais la porte n’est même pas fermée à clef, comme souvent d’ailleurs. À l’intérieur, il n’y a aucun bruit mais on sait que Maman est là puisque sa voiture est garée dans l’allée devant.
Je sais bien ce que ce silence veut dire. Ça ne m’inquiète même plus avec le temps. Depuis quelques mois, c’est comme ça presque tous les dimanches soirs où nous rentrons de chez Papa. Avant c’était de temps en temps, quand il avait plu tout pendant deux jours ou que Maman avait pleuré plus que d’habitude pendant la semaine, mais maintenant c’est tout le temps. On ne se pose même plus la question. Si elle n’est pas couchée ça fait une bonne nouvelle, et sinon tant pis. Ce n’est ni grave ni important, ça veut juste dire qu’il va falloir que je prépare le dîner pour les filles. Ça ne fait que me confirmer que je déteste les week-ends : Maman est triste qu’on ne soit pas là alors elle fait n’importe quoi et Papa et Karen sont gonflés qu’on soit là alors ils nous ignorent plus ou moins pendant deux jours… Merci les adultes et leurs arrangements !
Je pose mes affaires et file directement vers la cuisine pour sortir une grande casserole que je remplis d’eau et que je mets à bouillir. Ce soir ce sera pâtes, ça ne changera pas beaucoup, mais au moins Aude ne fera pas la difficile. Pendant ce temps, les filles vont dans leur chambre pour ranger leurs sacs. Je les laisse faire sans y prêter attention et je m’active à mettre la table, parce qu’on ne peut rien demander à aucune des deux sans que ce soit la crise, mais Louise arrive en courant dans la cuisine, le regard entre la panique et l’excitation d’avoir quelque chose d’important à me dire, et me crie : « MAMAN N’EST PAS LÀ ! ».
Louise
Quand nous rentrons de chez Papa, je vais toujours voir Maman dans sa chambre parce que je sais qu’elle est triste quand nous ne sommes pas là. Quand elle me voit, elle dit toujours la même chose : « Oh ! Vous êtes rentrées mes petits chats… ». Parfois, j’essaie de lui raconter ce qu’on a fait pendant le week-end, je lui dis si Karen a été gentille ou pas, même si en vrai elle n’est jamais gentille, et si j’ai pleuré avant de m’endormir samedi soir, mais je ne suis pas sûre qu’elle m’écoute, parce qu’elle ne répond pas vraiment et qu’elle finit toujours par me dire : « C’est bien ma puce ». Elle me dit ça même quand je viens de lui dire que je me suis ennuyée tout le week-end, que le chat a fait pipi dans ma chambre et que Papa n’était presque pas là parce qu’il devait travailler dans son bureau… Après, elle me caresse le bras ou la tête dans la pénombre et elle dit : « J’arrive », ce qui en vrai veut dire qu’elle veut que je la laisse tranquille, car une fois sur deux elle ne vient jamais nous retrouver dans la cuisine.
Je suis toujours un peu triste quand Maman ne vient même pas manger avec nous et que du coup on doit passer le dimanche soir encore toutes seules alors que le week-end chez Papa était déjà nul, mais Marie ne veut jamais que je retourne la chercher dans sa chambre. Elle dit que, quand on la force à sortir de son lit pour le dîner, elle vient s’asseoir à table comme un zombie et qu’elle nous pourrit la soirée. C’est vrai qu’elle n’est pas très marrante quand elle vient, elle n’écoute rien de ce qu’on lui dit et elle ne mange rien non plus. Du coup ça énerve Marie qui a préparé le dîner mais elle n’ose rien lui dire, alors que moi, quand je ne finis pas mon assiette, je me fais toujours gronder.
Mais ce soir, elle n’est pas là. Pas là du tout. Quand j’entre dans la chambre où les volets sont comme d’habitude restés fermés, le temps de m’habituer, je m’aperçois que son lit est vide. Les draps sont défaits et il y a toujours l’odeur que je déteste, mais elle n’est pas là.
Je crie pour prévenir Marie et je déboule dans la cuisine en courant, où elle est en train de préparer quelque chose à manger. Elle râle : « Comment ça elle n’est pas là ?... ». Elle n’a pas l’air d’être contente que je vienne lui dire ça. Mais je commence à paniquer et je sens que je vais me mettre à pleurer : « Non, elle est pas là je te dis ». Je vois qu’elle hésite à s’énerver mais quand les premières larmes coulent sur mes joues, elle se radoucit. « Attends-moi, je vais voir ».
Quand elle revient, elle fait une drôle de tête. Elle me serre contre elle et elle me dit : « Ne t’en fais pas ma Louise, elle va rentrer. Elle doit juste être sortie chercher quelque chose. »
Aude
En entendant les cris et les pleurs, je finis par sortir de ma chambre et par rejoindre les filles dans la cuisine. Comme je n’ai pas envie qu’elles comprennent que je suis curieuse de ce qu’il se passe, je lance un peu sèchement : « C’est possible de faire moins de bruit ? J’entends à peine la musique dans ma chambre ». C’est un peu de mauvaise foi parce qu’en réalité j’ai baissé le son pour écouter ce qu’il se passait, mais ce n’est pas grave, elles n’en savent rien, et c’est l’essentiel.
Marie me regarde d’un air mauvais que je connais bien et qui veut dire « La ferme », mais elle n’a pas le temps de faire sortir les mots de sa bouche parce Louise, manifestement ravie que je sois venue les rejoindre, s’empresse de me raconter qu’elle n’a pas trouvé Maman dans sa chambre quand nous sommes rentrées, et que nous n’avons aucun indice d’où elle est partie. Elle est toute fière de raconter son histoire mais quand elle a fini, je vois dans la peur qui monte dans ses yeux. Je devine bien ses sentiments, je les ai souvent ressentis moi aussi. Depuis que Papa s’est tiré avec sa pouffiasse et que Maman a pété les plombs, je suis passée par toutes les phases : la stupéfaction de la voir s’effondrer comme ça, avec une envie de l’aider, de la soutenir, de la sortir du lit le matin pour qu’elle ne se laisse pas détruire par un sale type qui en a préféré une autre plus jeune et plus jolie, la peur panique qu’elle ne redevienne jamais comme elle était avant - à savoir presque « normale » malgré ses délires de baba cool alter-mondialiste attardée, cette peur qui ne s’en va jamais vraiment, même quand on pense à autre chose, celle qui fait qu’on se demande tous les jours si Maman va finir par mourir de chagrin tellement elle a l’air au fond d’un trou noir, la peur qui fait pleurer le soir en s’endormant, et dont on ne peut pas parler parce que juste de l’évoquer elle grandit encore plus, et puis l’énervement depuis quelques semaines, qui est progressivement en train de devenir de l’indifférence totale puisqu’elle n’évolue pas d’un pouce, puisqu’elle