Par la révolution, la paix: Essai sur les sciences politiques
Par Ligaran et Romain Rolland
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Aperçu du livre
Par la révolution, la paix - Ligaran
EAN : 9782335056099
©Ligaran 2015
Introduction
J’ai conté, dans Quinze ans de combat, comment la guerre mondiale avait été pour nous, intellectuels – (une poignée d’intellectuels) – une école obligatoire d’éducation politique. École élémentaire : car nous avions tout à apprendre. Les intellectuels grandissent englués dans une idéologie, qui est plus ou moins riche et nuancée, mais toujours dévidée des entrailles de l’esprit, comme le fil de l’araignée, et, bien moins que lui, capable de s’agripper aux arêtes du réel. Il se peut que cette idéologie ait été, au temps Jadis, la synthèse ou la raison finale, arbitrairement dégagée, d’actes et d’expériences antérieurs ; mais elle n’a plus, depuis longtemps, pris la peine de se contrôler au mouvement incessant de la réalité en marche ; elle continue de désigner, imperturbablement, des formes de la pensée sociale, qui sont contradictoires et souvent négatrices de la pensée première, depuis longtemps trahie, Imperturbablement, elle aide à la trahison, en couvrant de sa robe toute cette confusion. Et l’on ne saurait dire ce qui, dans l’équivoque de cette idéologie inadaptée au réel, procède davantage de la force d’inertie inhérente au poids mort du passé que traîne après lui l’esprit, ou de la ruse à ne pas voir ce qui le contraindrait à un nouvel effort, afin de s’en dégager. Ajoutons tous les risques, qu’entraîne une vue nouvelle de la société. Car voir oblige à agir. Et agir est périlleux, aux âges des grandes mutations.
C’est pourquoi notre génération d’intellectuels français a trouvé, parmi nos aînés, si peu d’aide à sortir de l’enchevêtrement des idéologies à double et triple faces. Bien plutôt, ces aînés, ainsi que pendant la guerre les maîtres de l’intelligence, se sont-ils acharnés à nous y emprisonner. Il a fallu faire seuls notre trouée, au travers. Et ce fut une rude tâche. Nous nous y sommes ensanglantés.
Nous étions des novices. Déshabitués d’agir sur le plan du réel, c’était à coups d’idéologies que, résistant à la guerre, nous avions, pendant la guerre, lutté contre les idéologies. Nous ne connaissions pas d’autres armes. Nous ne savions qu’opposer l’Esprit abstrait à la force, les droits de la conscience à la raison d’État, et à la violence sans frein la non-violence absolue.
C’est ainsi que nous abordâmes, au sortir de la guerre, en 1919, la confrontation des décrets de notre esprit à l’expérience sociale, qui s’effectuait, en ces fours, dans des conditions tragiques. À vrai dire, nous ne fûmes pas beaucoup, parmi les intellectuels, à poursuivre longtemps cette confrontation. Dès les premiers soupçons qu’elle tournerait peut-être à nos dépens, la plupart s’éclipsèrent, – de ceux mêmes, en nombre si réduit, qui avaient tenu tête à la guerre, – du moins Idéologiquement. C’était assez, pour eux, d’avoir institué le procès de la guerre, par l’esprit. Ils n’étaient pas disposés à faire le procès de l’esprit.
Et cependant, il le fallait, pour pouvoir avancer. Nous nous sommes trouvés, et dès les premiers pas, dans une effrayante confusion de l’esprit, en partie exploitée par les maîtres du pouvoir et de l’opinion qu’il contrôle. Experts à remuer la bourbe et troubler la rivière, pour pêcher le poisson, ils avaient réussi à nous escamoter, une fois de plus, nos idées, pour s’en faire des drapeaux, au service des pires intérêts qui les niaient. Cette ruse de guerre, continuée pendant la paix, jetait le désarroi parmi les « braves gens », cette foule de naïfs, qui pensent par la voix de ceux qui parlent le plus haut. Ce n’était pas nouveau. Ainsi, pendant la guerre, nous avions vu subtilisés « le Droit », « la Liberté », aux fins de l’asservissement moral et militaire des peuples qu’on envoyait ensuite se faire massacrer, pour le profit exclusif d’une caste d’impérialistes d’industries et d’affaires. Nous étions avertis. Nous nous sommes laissés prendre, une deuxième fois. Aurions-nous pu prévoir (il faut toujours prévoir) qu’on viendrait nous piller, jusque dans nos retranchements de « l’indépendance de l’esprit », de « la paix », de « l’internationalisme », voire de « la non-violence », et retourner contre nous les fantômes de nos grands mots, honteusement déformés ?
Mais c’est que, précisément, il ne faut plus de grands mots. La première tâche à faire est de les découronner, afin qu’ils rentrent dans le rang. La mesure d’une idée s’évalue à la toise de l’action.
J’ai révisé les miennes. J’ai demandé à chacune, – non pas « Que penses-tu ? Qui es-tu ? » – mais : « Que fais-tu ? Et comment agis-tu ? »
*
**
Une telle révision m’a causé des surprises… Elle était salutaire. En Jugeant de ces idées, à l’user dans l’action, j’ai vu se dégager leur essence vivante des sophismes Insidieux ou hostiles, qui s’enroulaient autour d’elles, comme un lierre, et, dans l’action, les tuaient. L’action m’a appris qu’on peut, qu’on doit se tenir « au-dessus de la mêlée » des nations, et revendiquer sa place dans le combat social ; – que qui défend la paix, est tenu de dénoncer « la piraterie de la paix ». – que de se faire le porte-voix de « l’indépendance de l’esprit », n’est pas autoriser les privilèges de l’esprit égoïste, qui prétend se séparer, comme une caste, de la masse des travailleurs, – que lorsqu’on dit adieu à la vieille patrie nationaliste, c’est pour mieux saluer la venue de la nouvelle patrie internationale ; – et qu’on peut être enfin l’auteur de Clerambault, et vouloir que, contre la réaction fasciste et contre la guerre, le refus de conscience donne la main à la Révolution prolétarienne.
La plupart de ces thèses (au sens strict de positions de l’esprit, commandées par les faits) s’expriment dans les articles qu’on lira plus loin. Mais il sera utile que je commente ici la première, – « l’au-dessus de la mêlée », – que des milliers de lecteurs, plus désireux de condamner ou d’apologiser que de comprendre, se sont victorieusement appliqués à lire de travers. Et du coup, s’éclairera la seconde formule, fille de la première, qui n’a pas eu moindre fortune et infortune : « l’indépendance de l’esprit ». C’est un coup de barre nécessaire, afin de remettre l’esprit dans la vraie direction, qu’il a trop souvent perdue. – Et vogue la galère !…
Dès la fin de la guerre, la paix non encore signée, j’ai été amené à fixer les limites de l’« au-dessus de la mêlée », par le heurt amical d’une correspondance avec Bernard Shaw.
Je venais de rédiger la Déclaration d’indépendance de l’esprit, qui devait paraître d’abord (décapitée de son titre) dans l’Humanité du 26 Juin 1919, et j’en avais soumis le texte, afin qu’ils l’approuvassent ou qu’ils le critiquassent, aux principaux écrivains d’Europe que j’estimais. Bernard Shaw la critiqua. Je n’en fus point surpris. Moi-même, je donnais raison, in petto, à plusieurs de ses critiques. Mais avec son outrance coutumière de grand auteur comique, pour qui le monde entier est un théâtre, Shaw en venait, dans sa répulsion Justifiée de tout pharisaïsme, à faire l’apologie cynique des errements d’intellectuels, de la haine et du mensonge, comme d’une nécessité inéluctable pendant la guerre. Je pense que le public aura quelque intérêt à connaître la petite Joute d’armes, qui se livra entre nous :
I.– BERNARD SHAW À ROMAIN ROLLAND.
Ayot St. Lawrence, Welwyn, Herts, 7 mai 1919.
Mon cher Romain Rolland,
Il faut une confession plutôt qu’un reproche : sans cela nous aurons l’air d’être Pharisien, même snob. Pour l’éviter, j’ai osé raccommoder un peu votre brouillon. Qu’en pensez-vous ? Naturellement, vous saurez rédiger mon baragouin : je suis vil linguiste… Bonne poignée de main.
G. Bernard SHAW.
À cette lettre était jointe la copie que j’avais envoyée de ma Déclaration, et que Shaw avait révisée. J’en donnerai ici seulement les passages qu’il a substitués ou ajoutés à mon texte. Pour celui-ci, on te trouvera, à la fin de mon volume : « Les Précurseurs », et au début de : « Quinze ans de Combat » : car cette Déclaration forme, dans ma pensée, la borne entre deux périodes, – tout à la fois point d’arrivée et point de départ.
[Travailleurs de l’esprit, compagnons dispersés à travers le monde… ; la guerre a jeté le désarroi dans nos rangs.] Elle nous a obligés de mettre notre science, notre art, notre raison, au service de nos gouvernements. À la guerre, comme au naufrage, on n’est plus savant, artiste, philosophe, on est poilu, loup de mer, patriote : il faut sacrifier et même prostituer à la défense nationale non seulement la vie, mais l’âme, l’esprit, la conscience, et manier le mensonge aussi peu scrupuleusement que la baïonnette et la bombe. Nous avons beau chercher à planer au-dessus de la mêlée. Inutile à la guerre, le premier devoir est au foyer, au voisin, la tâche suprême d’en détourner la mort.
Avouons que sous le joug de cette détestable nécessité, nous, les artistes, les penseurs, avons ajouté au fléau qui ronge l’Europe…
Suit le réquisitoire, que j’avais prononcé, contre la prostitution de la pensée par les intellectuels.
[… Compromise dans les luttes des nations, elle sort, avec elles, déchue.]
Tout cela (reprend Shaw) n’est peut-être pas plus horrible pour nous, penseurs et artistes, que ne l’est le meurtre, l’incendie, surtout la famine voulue, pour nos frères poilus. Mais c’est infiniment plus difficile d’en arrêter l’opération. À l’armée, on donne l’ordre : « Bas le feu partout ! » et le feu cesse. Qui sait donner pareil ordre à la pensée fausse, à l’empoisonnement de l’esprit ? Pourtant, il faut faire l’essai. La menace qui nous a forcés de piller les trésors et profaner les temples de l’esprit n’existe plus. La paix nous rend la liberté. Hâtons-nous donc de nous dégager de ces alliances, de ces servitudes dénaturées, imposées par la guerre. [L’esprit libre n’est le serviteur de rien. C’est nous qui sommes les serviteurs de l’esprit…]
Suit le texte original de ma Déclaration, jusqu’à la fin. Je répondis, de Paris, le 28 mal :
II.– ROMAIN ROLLAND À BERNARD SHAW.
… Vous ayez raison de me mettre en garde contre le danger qu’il y aurait à paraître se vanter aux dépens des autres. Aussi, je suis tout disposé au mea culpa général. Mais où je ne puis vous suivre, c’est quand des agissements passés vous faites une nécessité « détestable », il est vrai, mais, semble-t-il, inéluctable. Vous dites : « Dans la guerre, on n’est plus savant, artiste, philosophe… il faut sacrifier et même prostituer à la défense nationale non seulement la vie, mais l’âme, l’esprit, la conscience, et manier le mensonge… etc. ». Jamais je n’admettrai que le premier devoir de l’homme de pensée soit la défense nationale ; c’est, pour moi, la défense de la pensée. Je ne mets pas la nation, la patrie, le foyer avant tout. Avant tout, je mets la conscience libre. Vous dites : « La paix nous rend la liberté. » Ni vous, ni moi, n’avons attendu la paix pour parler librement. Et il s’agit de savoir si nous donnons d’avance à la guerre prochaine (qui ne sera pas lente à venir) un blanc-seing pour étouffer la liberté. Vous me direz qu’elle se passera de notre permission. Soit ! Mais elle ne l’aura point. Que l’esprit reste sauf ! Je ne vois aucun avenir dans les efforts de la pensée libre pour s’adapter aux nécessités de la politique. Elle est entraînée dans la faillite criminelle et honteuse de celle-ci. Si elle veut sauver les autres, qu’elle commence par se sauver elle-même ! Qu’elle tâche à constituer, par-dessus les nations, une Internationale de la pensée, une conscience mondiale !…
Bernard Shaw me répliqua, un peu rageusement :
III.– BERNARD SHAW À ROMAIN ROLLAND.
Londres, 27 juin 1919.
Cher Romain Rolland, vous flattez la guerre et