Diapason

Mozart en sa demeure

«Sur le pianoforte de Mozart »: c’est ainsi que «Sur l’éditeur présente, en couverture, cette intégrale des sonates dévolue au clavier par le compositeur. L’instrument, fabriqué en 1782 et dû selon toute vraisemblance à Anton GabrielWalter (1752-1826), a été acquis par Mozart avant 1785. Sa veuve le céda à son fils aîné, Carl Thomas – Felix Mendelssohn le joua chez ce dernier à Milan en 1831. En 1856, le pianoforte passe à l’ancêtre du Mozarteum, où il se trouve aujourd’hui.

Le choix de cet unique clavier pour tout le corpus, qui s’étend des années 1774-1775 jusqu’à juillet 1789, pourra certes interroger en regard de l’évolution rapide que connaissait la facture instrumentale; il s’avère néanmoins bien plus pertinent que celui de Kristian Bezuidenhout (HM), qui enregistrait la quasi-totalité des sonates sur la copie d’un Walter & Sohn de 1805 (presque quinze ans après la mort de Mozart).

De fait, c’est bien un autre univers esthétique que construit Robert Levin. Là où Bezuidenhout séduisait par la beauté des sonorités et des coloris, par ses atmosphères volontiers préromantiques, Levin brille par un art de la narration saisissant de vitalité.

Lumière à tous les étages

Dans la moindre sonate, le pianiste américain captive par son sens du détail. Voyez, dans l’Al legro de la Sonate no 1, comme pétillent ces petits trilles, parfaitement intégrés à la ligne! Les nuances, soigneusement étagées, sont plus dramatisées que chez le cadet sud-africain, rappelant au passage que le grand pianoforte Anton Walter était un instrument de concert. Avec autant (voire plus) de malice, Levin déploie davantage de charme qu’Alexei Lubimov (Erato), et dans les mouvements vif son irrésistible entrain n’oblitère aucune délicatesse.

Aux rangs de celle-ci, l’ornementation que le musicien ajoute – elle fait l’objet d’une note d’intention dans le copieux livret. Profuse, inventive, virevoltante, elle contribue à renouveler notre écoute sans jamais tomber dans la vaine démonstration.

Si d’aucuns seront surpris par les tempos volontiers allants des andantes (c’est après tout le sens premier du mot!), comment résister à l’intelligence qui conduit l’Andante con espressione de la no 8 où maint détail capte sans cesse l’attention tandis que les sens sont ravis par des sonorités adamantines?

Tempêtes et passions

Si l’Allegro maestoso de la no 9 commence de façon un peu rude, c’est pour mieux se développer en tourbillon et déchaîner, au centre du mouvement, une véritable tempête préromantique. Quel contraste avec l’Andante cantabile très libre qui suit!

Dramatique à souhait, la Fantaisie en ut mineur KV 475 pousse l’instrument jusqu’à ses limites. Levin surprend dans une no 14 aux contrastes ménageant la continuité, à l’agogique subtile, aux amortis renversants; le flot ornemental ne laisse pas un instant de repos dans le Molto alle gro, quand le travail sur la résonance sculpte l’Adagio.

Cerise sur le gâteau: celui qui dès 1968 rédigeait un travail universitaire sur Les Œuvres inachevées de Mozart s’est attelé à compléter trois mouvements de sonates – le résultat est tout à fait convaincant. C’est donc sur le tourmenté KV 312 en sol mineur que s’achève le parcours.

Si cette intégrale ne sera pas du goût de tout le monde (le son de l’instrument comme les choix très affirmés de l’interprète pourront désarçonner), elle s’impose comme une somme passionnante à qui veut connaître les sonates de Mozart sur instrument historique, dans une lecture où partout souffle l’esprit.

 Loïc Chahine

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une œuvre inédite ou d’un talent à suivre.

HUGO ALFVEN

1872-1960

Symphonie no 2.

Rhapsodie suédoise no 3.

Deutsche Symphonie-Orchester Berlin, Lukasz Borowicz.

CPO. Ø 2019 TT: 1 h 17’

TECHNIQUE: 4/5

Le troisième volet de l’intégrale des œuvres symphoniques d’Alfven entreprise par Lukasz Borowicz offre l’ambitieuse Symphonie no 2. Créée en 1899 sous la baguette de Stenhammar, c’est une partition de grande dimension (cinquante minutes) et d’une structure originale. Les trois premiers mouvements suivent le plan classique et s’inspirent des paysages marins chers au compositeur, y compris le sombre et puissant Andante où grondent les cuivres graves. Le finale, en revanche, se divise en deux sections: un prélude recueilli (adagio) que dominent les cordes, puis une vaste fugue couronnée d’un puissant choral de cuivres (« où que j’aille, je vais vers la mort »), aux échos brucknériens.

A la tête de son orchestre berlinois (le fameux RIAS de jadis), le chef polonais en creuse les contrastes, imposant le ton de saga de l’Andante et construisant avec autorité la grande fugue finale. La version de Svetlanov (Musica Sveciae) étant inaccessible, la nouvelle venue offre une belle alternative aux réussites de Neeme Järvi dont l’intégrale (Bis, reprise par Brilliant en un coffret économique) fait figure de référence.

Rhapsodie suédoise no 3 créée en 1932, la « Rhapsodie dalécarlienne » déroule une rêverie mélancolique. Elle s’achève dans le calme, même si Alfven a aussi prévu une conclusion plus brillante (et bruyante) ici proposée en bonus. Järvi père, soulignant davantage son charme folklorique, la rapprochait avec pertinence de Grieg. Il garde l’avantage sur Borowicz, qui convainc nettement plus que Willen (Naxos).

Jean-Claude Hulot

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

Cantates BWV 35 et 169.

Toccata, Adagio et Fugue BWV 564.

Alex Potter (contre-ténor), Leo Van Doeselaar (orgue), Il Gardellino.

Passacaille. Ø 2020. TT: 1 h 07’.

TECHNIQUE: 3/5

Après Iestyn Davies (cf. no 712), Alex Potter se mesure à son tour aux Cantates BWV 35 et 169 de Bach, dont les généreuses parties dévolues à l’orgue émancipent ce dernier de son rôle d’accompagnateur. Cet enregistrement a l’excellente idée de recourir à l’instrument construit à Grauhof par Christoph Treutmann en 1734. Première déconvenue: la captation, lointaine, restitue son ampleur mais estompe ses couleurs, y compris dans le vaste triptyque BWV 564, bien tenu mais sans caractère affirmé. Pour autant, les micros n’avantagent pas non plus Il Gardellino, dont l’identité, les nuances se voient dissoutes dans l’atmosphère.

Potter est aujourd’hui un des contre-ténors les plus demandés pour interpréter les œuvres du Cantor. Certes, la diction est immaculée, les intentions perceptibles, « Stirb in mir », dans la BWV 169, pouvant même toucher par sa pudeur. Mais quand il s’agit de sortir du confort ouaté de la demi-teinte, il ne se passe plus grand-chose: le soliste reste à la surface, bien lisse, dans la première aria de la BWV 35 (dont les vocalises manquent d’aisance), et on guettera en vain l’exaltation qui devrait emporter « Gott hat alles wohlgemacht ». Les notes s’égrènent ici dans une joliesse souriante qui ne raconte rien. Retour à la luminosité active d’Andreas Scholl pour la BWV 35 (HM, 1998), à l’engagement de Damien Guillon pour la BWV 169 (Zig-Zag Territoires, 2019).

Jean-Christophe Pucek

Concertos pour clavecin Vol. II: BWV 1054, 1055, 1057, 1058.

Masato Suzuki (clavecin et direction), Bach Collegium Japan.

Bis. Ø 2019. TT: 1 h.

TECHNIQUE: 4/5

Le deuxième volume des concertos pour clavecin de Bach par Masato Suzuki ne s’impose pas davantage que le précédent (cf. no 692) dans une discographie abondante. Il ne saurait être question de nier la finesse, la lisibilité polyphonique de l’ensemble (renforcée par le choix d’un effectif à un par partie), ni la mesure qui prévaut à la réalisation de l’ornementation: en témoignent l’Allegro initial du BWV 1055, par la limpidité animée des dialogues entre les pupitres, la distinction avenante du finale du BWV 1054. Mais faut-il pour autant que les mouvements médians se retiennent à ce point de s’épancher, comme l’Andante du BWV 1057, sans abîmes? Là où on espérait l’emportement ne souffle qu’une tiédeur aimable – l’Allegro assai final du BWV 1058, à la scansion timide, presque empruntée.

La mise en place est soignée, les membres du Bach Collegium Japan maîtrisent leur sujet, mais quelques fluctuations de tempo dans le premier mouvement du BWV 1054 font malgré tout hausser le sourcil. D’aucuns pourront certes apprécier cette ligne claire, ce regard apaisé sur les œuvres, sans poses ni extravagances. L’écoute des propositions d’Aapo Häkkinen (Aeolus), avec une distribution similaire, montre cependant qu’il est possible de conjuguer rectitude du style, esprit pétillant et engagement émotionnel.

Jean-Christophe Pucek

L’œuvre pour clavier, Vol. VII: Orgelbüchlein BWV 599-644.

Benjamin Alard (orgue Blumenroeder du temple du Foyer de l’Ame à Paris), Maîtrise de Notre-Dame de Paris, Chœur d’enfants, Emilie Fleury, Ensemble vocal Bergamasque, Marine Fribourg. Harmonia Mundi (2 CD).

Ø 2019 et 2021. TT: 1 h 45’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Cette nouvelle version du Petit Livre d’orgue met le chant au cœur de son projet. Chœur d’enfants ou ensemble vocal adulte entonnent à l’unisson le choral comme le ferait une assemblée (et avec des attaques parfois aussi incertaines: Helft mir Gotts Güte preisen). Quant au prélude pour orgue, il calque son allure sur la pulsation vocale, d’où des tempos inhabituellement rapides mais, la plupart du temps, étonnamment naturels jusque dans la virtuosité (Vom Himmel kam der Engel Schar). Même les pièces ornées (Der alte Jahr vergangen ist) n’y échappent pas; quoique, par bonheur, O Mensch bewein et Wenn wir in Höchsten Nöten sein prennent davantage leurs aises. A l’occasion, le prélude devient lui-même accompagnement dans les canons que chanteront deux pupitres (In dulci jubilo, Alle Menschen müssen sterben).

Dans le soutien des voix, Benjamin Alard est étincelant, à la fois attentif, directif et inventif; grâce à lui, le choral trouve son caractère spirituel autant que musical. Les préludes en solo, quant à eux, interrogent davantage, notamment dans le rapport entre registration et articulation. Le choix fréquent de forts jeux d’anches se voit comme contredit par une recherche systématique de souplesse, un rubato/hésitation et une attaque qui reste en surface du clavier, y compris à la pédale, occasionnant confusions (Christ ist erstanden) et effets jambe-en-l’air parfois troublants (Wir Christenleut). Malgré le talent d’harmoniste de Quentin Blumenroeder, les tuyaux ne peuvent toujours suivre les sollicitations d’un toucher dont le modèle paraît être uniformément le coup d’archet d’une viole de gambe.

Doit-on chercher dans cette intégrale une interprétation de référence de pièces déjà surenregistrées? Bien plutôt un éclairage décalé qui renouvelle notre écoute. Avec brio et séduction, la démonstration, en l’occurrence, s’avère concluante: le recueil de Bach voit mis à jour comme jamais son intention liturgique avant même que pédagogique.

Paul de Louit

JOSÉ DE BAQUEDANO

1642-1711

« Musique pour la cathédrale de Saint-Jacques  de-Compostelle. » Assumpta est Maria. Senex Puerum. Interveniat pro nobis. Domine ne in furore. O crux, ave spes. Lamentations I et III du jeudi saint. Miserere. Laudate Dominum. Viri Galilaei.

La Grande Chapelle, Albert Recasens.

Lauda. Ø 2021. TT: 1 h 07’.

TECHNIQUE: 4,5/5

Eclipsé par Juan Hidalgo et Sebastian Duron, plus célèbres que lui, José de Baquedano était néanmoins suffisamment renommé pour avoir été réclamé au poste de maître de chapelle de Saint-Jacques-de-Compostelle, cathédrale où il officia de 1681 à sa mort. Messes, lamentations, psaumes, motets, cantiques constituent l’essentiel de la production religieuse de ce frère trinitaire natif de la Navarre, qui laisse aussi une cinquantaine de villancicos et une sonate instrumentale.

Albert Recasens se penche ici sur les compositions destinées à ladite cathédrale. Les motets sont à simple, double ou triple chœur, avec continuo ou instruments solistes (Lamen tations III du jeudi saint à six voix et deux violes), l’écriture homophone ou contrapuntique, parfois en alternatim (Miserere). De prime abord, la musique peut sembler sévère, ses tempos modérés un rien uniformes: Baquedano privilégie textes doloristes et longues mélodies héritées du plain-chant.

Une écoute attentive permettra toutefois de déceler une palette de contrastes dessinant un délicat clair-obscur et une rhétorique raffinée. Simples figuralismes (As sumpta est Maria, Laudate Domi num), intervalles disjoints (Interveniat pro nobis), lignes dépressives (Miserere), dissonances expressives (Lamentations I) côtoient de subtiles « mises en scènes discursives », telles les lignes contradictoires évoquant le vieillard et l’enfant (Senex puerum) ou le dessin de la croix (O crux).

Les musiciens de La Grande Chapelle excellent à ce jeu, qu’ils secondent d’une étoffe instrumentale inventive, respectueuse des équilibres: lignes étirées et motifs brefs n’occultent jamais la perception du texte, dont la prononciation hispanisante est finement restituée. Saluons

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