Diapason

LES 120 CRITIQUES

NOS COTATIONS

CARL PHILIPP EMANUEL BACH

1714-1788

Six symphonies

« de Hambourg » Wq 182.

Orchestre du XVIIIe siècle.

Glossa. Ø 2021-2022. TT : 1 h 05’.

 TECHNIQUE : 3/5

« De l’audace ! » Le mot de Danton pourrait s’appliquer aux symphonies composées en 1773 par Carl Philipp Emanuel Bach à la demande du baron Gottfried Van Swieten. Le célèbre diplomate mélomane n’avait fixé aucune contrainte au musicien. Bien que limitées aux seules cordes, ces six œuvres « de Hambourg » se présentent comme un festival d’excentricités formant une sorte de catalogue des possibilités offertes par le style « sensible » (Empfindsamer Stil) : de l’emporté, du tendre, voire du bizarre, toujours électrisés par un courant d’imprévisibilité qu’illustrent à merveille, dans le Wq 182/1, les bifurcations tonales et rythmiques de l’Allegro di molto.

Cette audace, on la cherchera ici en vain. L’Orchestre du XVIIIe siècle propose une lecture certes propre, réfléchie, mais dépourvue de rebond, d’angles saillants, défaut renforcé par une captation trop globale. L’auditeur ne sursaute pas lorsque déboule le Presto final de la Wq 182/2, pris avec une telle prudence qu’il tourne en rond. L’humour parcourant la Wq 182/6, notamment le sautillant Allegro spiritoso conclusif, échappe lui aussi à la formation amstellodamoise. La comparaison avec l’Akademie für Alte Musik (HM, 1997), alerte, tendue, est sans appel. Pour savourer les ambiguïtés subtiles de la Wq 182/5 en si mineur, dont nous n’entendons ici qu’un pâle reflet assagi, il faudra retourner au Giardino Armonico (Naïve, 2005). Honnête mais sans éclat, le présent album nous rend surtout impatient : l’Akademie berlinoise doit bientôt retrouver ces pages dont elle sait si bien épouser l’esprit aventureux.

Jean-Christophe Pucek

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

Lieder spirituels extraits du Schemellis Gesangbuch BWV 439, 440, 443, 449, 452, 453, 462, 466, 468, 469, 470, 471, 478, 479, 480, 484, 487, 492, 494, 498, 502, 505, 511, 514. Pièces d’orgue BWV 588, 590, 683, 691, 1092 et 1095.

Klaus Mertens (basse), Ton Koopman (orgue).

Challenge. Ø 2023. TT : 1 h 01’.

TECHNIQUE : 4/5

Klaus Mertens et Ton Koopman sont de vieux complices. Le premier a participé à l’intégrale des cantates de Bach dirigée par le second à partir de 1995. Le chef néerlandais souhaitait enregistrer l’orgue de chambre construit en 1762 par Teschenmacher; son projet s’est élargi à une sélection de lieder spirituels tirés du Gesangbuch publié par Georg Christian Schemelli (Leipzig, 1736) auquel Bach prit une part active. Sur les soixante-neuf pièces portées à son catalogue (BWV 439-507), seules trois (BWV 452, 478, 505) sont authentifiées avec certitude. Sobres, elles s’appuient sur des mélodies simples, faciles à mémoriser comme à chanter, dans lesquelles l’attention se focalise sur la piété véhiculée par le texte.

Koopman leur insuffle souplesse et variété sans jamais en faire trop ou tirer la couverture à lui. Son interprétation des pièces pour orgue atteste la même tempérance. Point d’exubérance excessive dans la Gigue de la Pastorale BWV 590, nulle surcharge ornementale dans la Canzona BWV 588 : le musicien s’est adapté au caractère de l’instrument, modeste mais chaleureux.

La prestation de Mertens laisse plus mitigé. Instable dès que les sollicitations (tempo, agilité) se font plus pressantes, la voix est aussi fatiguée dans le haut de la tessiture (BWV 439). Le sens aigu du mot, lui, demeure intact. A ce disque en demi-teintes, on préférera la vaste anthologie où Mertens était rejoint par Barbara Schlick et Bob Van Asperen (CPO, 1998).

Jean-Christophe Pucek

6 Partitas pour clavecin

BWV 825-830.

Giulia Nuti (clavecin).

Arcana (2 CD). Ø 2021. TT : 2 h 40’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Giulia Nuti a coutume de retenir des instruments typés pour servir ses projets. Elle a choisi d’enregistrer les Partitas sur la copie d’un clavecin Hemsch (1751) par Christian Kuhlmann aux sonorités amples et élégantes. Ses précédents disques avaient montré la musicienne à son avantage aussi bien dans le registre de la théâtralité (« Les Sauvages », Diapason Découverte, cf. no 628) que de la concentration (« Le Cœur et l’oreille », cf. no 662) voire de la confidence (« The Fall of the Leaf », cf. no 718). Toutes qualités qui se déploient ici et soutiennent un discours articulé avec clarté, sans systématisme ni sécheresse.

Le Cantor, on le sait, confère un poids particulier au prélude qui ouvre chacune de ses six Partitas : Nuti s’attache à exalter leur caractère, comme l’attestent la solennité de l’Ouverture à la française dans la BWV 828, et les traits propres au stylus phantasticus qui fusent dans la Toccata de la BWV 830. Les danses sont rendues avec le même soin : la Sarabande de la BWV 825 émeut par un lyrisme totalement limpide malgré l’ornementation foisonnante; la Burlesca et le Scherzo de la BWV 827 pétillent avec un humour pince-sans-rire; l’Allemande de la BWV 828, tendre comme rarement, avec des inflexions presque couperiniennes, esquisse une vaste rêverie. La conclusion de la BWV 829 est pleine d’esprit : le Tempo di Minuetta (sic) puis le Passepied accumulent une énergie qui se libère dans l’envoi d’une Gigue enlevée, parfois taquine, espiègle comme un éclat de rire. Alliant rigueur et fantaisie, sens de l’architecture et enthousiasme épris de liberté, Nuti anime chaque Partita d’une intense vie, et n’est pas loin de rejoindre au sommet de la discographie Gustav Leonhardt (DHM, 1963-1970 puis Emi, 1987), Scott Ross (Erato, 1989) ou Pascal Dubreuil (Ramée, 2008).

Jean-Christophe Pucek

Six sonates pour clavecin et violon BWV 1014-1019.

Sirkka-Liisa Kaakinen-Pilch (violon), Tuija Hakkila (pianoforte d’après Silbermann).

Ondine (2 CD). Ø 2022. TT : 1 h 34’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Plusieurs enregistrements ont rappelé les liens qui unissaient le Cantor de Leipzig au pianoforte de Gottfried Silbermann. Tuija Hakkila a choisi la copie d’un modèle de 1749, et c’est bien lui qui pique ici notre curiosité. Commencez par la fin : malgré quelques scories, la BWV 1019 en sol majeur semble voir les astres s’aligner. La complémentarité des deux instruments y est presque idéale, les sonorités diverses du Silbermann colorant les mouvements avec esprit – c’est la sonate la plus réussie de la nouvelle gravure.

Ailleurs, on est souvent gêné par le jeu de Sirkka-Liisa Kaakinen-Pilch qu’entachent des approximations tant du côté de l’intonation que de la maîtrise de l’archet – écoutez par exemple le finale de la BWV 1014 en si mineur : les doubles croches sont bousculées, le grave de la mesure 30 est asséné trop fort, comme du reste beaucoup de premiers temps accentués sans ménagement au fil du double album. Si d’autres pages sonnent moins rédhibitoires, telle la BWV 1016 malgré toujours quelques emportements inconsidérés, la violoniste affiche généralement une certaine fragilité. Dans certains mouvements l’équilibre avec le clavier se réalise (Alle gro de la BWV 1015 ou finale de la BWV 1016, par exemple); toutefois, les deux interprètes ont parfois l’air de ne pas se rencontrer (Ada gio de la BWV 1016 en mi mineur), et l’archet prend fréquemment le premier plan au détriment du dialogue avec le clavier – Andante de la BWV 1014 en si mineur !

Dommage pour le jeu de Hakkila bien phrasé, mariant subtilité et piquant, empreint d’une délicate agogique (le début, au seul pianoforte, du premier Allegro de la BWV 1016) ou de gestes évocateurs (premier Allegro de la BWV 1017). Et quelle magnifique ambiance la musicienne sait créer dans l’Adagio central de la BWV 1018 où le violon l’accompagne sans tirer la couverture à soi ! Voilà qui laisse l’impression d’une occasion manquée…

Loïc Chahine

RÉFÉRENCES avec clavecin : Schayegh/Halubek (Glossa), Degand/Cochard (NoMadMusic).

Les six Suites pour violoncelle seul. BIBER : Passacaille (arr. Skalka).

Petr Skalka (violoncelle).

Claves (2 CD). Ø 2020. TT : 2 h 33’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Dans son texte de présentation, aussi musicologique que spirituel, Petr Skalka n’est pas le premier à faire ce constat à propos des Suites pour violoncelle : « Il semble impossible de fixer une interprétation définitive. Elle change de jour en jour. » Et son intégrale, d’une grande originalité, est tout sauf routinière : baroque, en un mot, par son parti pris d’irrégularité, par son goût pour les contrastes et les surprises, mais aussi par son élégance. Travaillée et pensée, cette version d’une parfaite cohérence n’en perd nullement en spontanéité : les coups d’arrêt dramatisent le discours, les préludes sont d’une folle liberté (celui de la Suite no 6 est même véritablement halluciné), les danses rapides fusent, certaines tout à fait irrésistibles (Gigue de la Suite n° 1, Bourrée I de la Suite no 3), et les pages lentes n’ont rien de pesant ou de sentencieux.

Skalka a été à bonne école avec Christophe Coin, auquel il a d’ailleurs succédé comme professeur à la Schola Cantorum de Bâle. Il tire ici le meilleur parti d’un instrument de Guarneri (le « Filius Andreae ») monté en boyau et superbement capté. Quelques embardées de l’archet constituent un prix raisonnable à payer pour cette explosion de couleurs et d’idées. Le premier disque s’ouvre sur une courte improvisation mêlant Bach et Corelli et se clôt avec un splendide arrangement de la Passacaille des Sonates du Rosaire de Biber, transposée de sol mineur à ut mineur.

Simon Corley

Variations Goldberg BWV 988.

Julien Wolfs (clavecin).

Flora. Ø 2020. TT : 1 h 25’.

 TECHNIQUE : 4,5/5

Membre de l’ensemble Les Timbres, Julien Wolfs s’était signalé, en soliste, par un récital Froberger dense mais limpide (Flora, 2017, cf. no 663). Cette clarté se retrouve dans ses Variations Goldberg, dès l’Aria fredonnée sans hâte mais dynamique, qui va sereinement son chemin. C’est que le claveciniste aborde le texte avec franchise et modestie, sans le brusquer ou le sursolliciter : ni précipitation ni fioritures exagérées dans la Variation I, nul claquement de talons dans la XVI.

Là où certains s’évertuent à démontrer, Wolfs, lui, joue. Sans faire écran et sans manières, à l’image de cette Variation VIII toute en glacis transparents. D’aucuns reprocheront à la IV un fractionnement trop prononcé, à la VII une certaine indifférence, à la XV l’oubli qu’elle se fonde sur des syncopes de doubles croches évoquant soupirs et plaintes, à la XXXI de ne pas exhaler la truculence populaire qu’on attend… Mais comment ne pas goûter l’émergence progressive d’un sentiment à mesure plus méditatif, plus esseulé dans la XXV ?

Comparée à l’approche très personnelle, maîtrisée jusque dans le plus infime détail, d’un Pierre Hantaï (Opus 111 puis Mirare), cet effacement devant la musique, cette volonté de retenue peut passer pour un manque de personnalité. Une telle assertion se trouvera démentie par la séquence qui conduit de la Variation XVII à la XXII, remarquable d’aisance dans le toucher et l’enchaînement des idées, ou par la XXX, explosive à souhait. Plutôt que l’immédiateté conquérante ou dérangeante, c’est l’équilibre, la nuance, l’éloquence discrète que Wolfs met au cœur de sa proposition.

 Jean-Christophe Pucek

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Concerto pour violon. Sonate pour violon et piano no 9 « A Kreutzer » (arr. Radulovic).

Nemanja Radulovic (violon et direction), Double Sens.

Warner. Ø 2022. TT : 1 h 24’.

TECHNIQUE : 4/5

Dans l’ (1806) qu’il dirige de l’archet, Nemanja Radulovic adopte un style extraverti et spectaculaire, souvent sans subtilité dans le jeu de tension/détente, mais d’une impressionnante maîtrise technique. Il s’autorise une grande liberté rythmique et déploie une exemplaire palette de nuances dynamiques. En parfaite complicité, l’ensemble Double Sens (fondé par le violoniste en 2008 et augmenté pour la circonstance) rivalise de couleurs et de puissance. Nous sommes à des années-lumière de la vision tout aussi énergique mais autrement aérienne et raffinée de Vilde Frang avec Pekka,

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