G&H : Tout jeune sous-lieutenant, vous débarquez du SS Jamaïque en Indochine. Quelle est votre première impression ?
Pierre Latanne : Je suis affecté au 3e bataillon de parachutistes coloniaux (BPC), sur les hauts plateaux du centre de l’Annam, dans la région de Pleiku et An Khê. À mon arrivée, on me présente les sergents, le radio, l’infirmier et la vingtaine d’hommes de troupe qui constituent ma section. Tous de bonnes têtes – dont certaines plutôt fortes, d’ailleurs. Il y a là de vieux briscards – certains vivent leur deuxième séjour en Indochine –, ainsi qu’un sous-officier qui a effectué une partie de la guerre de 39-45. À 23 ans, je me sens bien jeunot pour commander des soldats aussi expérimentés. J’essaierai de faire au mieux et surtout de ne pas la ramener. Les Vietnamiens m’appellent « Ong Mot » – c’est-à-dire « Monsieur Un », en référence à ma barrette de sous-lieutenant. Un lieutenant, c’est « Monsieur Deux », ou « Ong Hai ».
Quel est votre quotidien dans les hauts plateaux ?
Je commence par une opération déclenchée dans le triangle An Khê-Quinon-Pleiku qui dure jusqu’en mars 1953: une routine sans dégâts, des miniaccrochages tout au plus. On découvre quantité de campements viets avec des traces toutes récentes – braises encore chaudes, litières fraîches. J’apprends directement sur le terrain toutes les ruses perverses que les Viets emploient contre nous. Par exemple, il est de règle de ne jamais emprunter des pistes ou sentiers bien tracés et de marcher en observant alternativement le sol, les arbres et la végétation environnante. Si on n’y prend pas garde, on peut mettre le pied dans un piège atroce: un trou camouflé par un léger treillage de fines tiges de bambou entrelacées et de terre, profond de 50 centimètres de profondeur, au fond duquel est placée une grosse planche hérissée de harpons affûtés, aux pointes parfois empoisonnées. Il y a aussi les mines, ou encore les grenades piégées actionnées par un fil tendu au ras du sol.
Votre bataillon est choisi dans le cadre du « jaunissement » (voir encadré ci-dessous). Que signifie précisément ce mot pour votre unité ?
En fait, la 3e CIP [compagnie indochinoise parachutiste, NDLR] était déjà « jaunie », c’est-à-dire qu’il y avait une majorité de Vietnamiens dans cette unité au sein du bataillon. Mais dans le courant de l’été 1953, le 3e BPC est dissous pour donner naissance au 5e BPVN, le « 5e Bawan », composé cette fois de 80 % de Vietnamiens, y compris des officiers.
Quels souvenirs gardezvous de ces recrues ?
Ils étaient bien sympathiques et d’une mentalité un peu infantile, mais que j’aimais bien. Ils ne se plaignaient jamais, s’accommodaient de », et « ». Quand ils disaient « », alors on pouvait leur faire confiance, mais si c’était « », il ne fallait pas insister. Je me souviens comme ça d’un épisode du siège de Diên Biên Phu, sur un point d’appui où nous étions privés d’eau et de nourriture. Un Vietnamien passe un jour dans la tranchée et me dit, en me tendant une boîte de conserve: « ». Surpris, je lui demande ce qu’il compte faire avec ça. « ». Je lui demande alors s’il plaisante, mais il répond « ». Je lui explique donc que je ne participerai pas et je refuse poliment l’invitation à cette collation.