“J’essayais de sauver ma putain de vie”
HÉRISSÉ DE DEUX MÂTS ET LONG DE VINGT-DEUX MÈTRES, LE MAYAN CLAPOTE DANS LES EAUX DU PORT DE SAUSALITO, une bourgade voisine de San Francisco où de nombreux hippies, en ce début des années soixante-dix, ont élu domicile. Chaque soir, un peu avant minuit, une silhouette hirsute rejoint son pont en acajou et s’engouffre dans la cabine, depuis laquelle se répandent bientôt les échos d’une musique étrange, emplie de voix célestes. Plongé dans l’écoute d’une cassette ramenée du studio où il enregistre un album, l’homme envisage des variations dans les harmonies vocales, des notes à essayer, une partie de guitare à refaire, et tandis qu’il se concentre sur ces paysages sonores auxquels il tente de donner vie, il s’éloigne, pour quelques heures, des gouffres qui le cernent de toutes parts depuis des mois.
Le 3 novembre 1970
Un an et demi plus tôt, David Crosby arpentait le toit du monde. Après s’être fait un nom au sein des Byrds, ainsi qu’une réputation d’arriviste arrogant, il a rejoint le groupe le plus en vue du pays: le premier album qu’il a enregistré avec le Texan Stephen Stills et l’Anglais Graham Nash s’est écoulé par millions, et le renfort du Canadien ténébreux Neil Young a décuplé, dira Crosby au Los Angeles Times en mars 2021. Il traverse les sessions de “Déjà Vu”, l’album de CSN&Y, en zombie, ajoute la cocaïne à la marijuana qu’il consomme en quantité prodigieuse depuis des années, l’héroïne ne tardant pas à s’ajouter au tableau. Puis il s’en va vivre sur le Mayan, le voilier qu’il a ramené de Floride, acquis grâce à un prêt de deux cent cinquante mille dollars du bassiste des Monkees, Peter Tork. Le seul autre endroit où il a l’impression de ne pas perdre pied est le studio, et c’est dans celui de Wally Heider, situé dans le quartier du Tenderloin, à San Francisco, qu’il entame les sessions de son premier album solo, le 3 novembre 1970.