Diapason

Ça chante!

L’étonnante Ouverture dépeint les « Voeux de la nation », le « tocsin » (avec coups de canon, dit la partition), puis un « feu d’artifice » et une « fanfare »: c’est que l’oeuvre, créée en 1751, fêtait la naissance du duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin. Cet Acanthe et Céphise était le dernier opéra de Rameau absent au disque – Brüggen n’enregistrait en 1996 qu’une enthousiasmante sélection de pages instrumentales. C’est dire si cette intégrale avec – enfin! – les parties chantées était attendue.

L’écriture foisonne, oscillant entre petites formes d’allure préclassique (les menuets de l’acte II) et grandes séquences à la dramaturgie virtuose – la scène 2 de l’acte III vaut à elle seule le détour, pour ses oppositions entre les deux amants et la masse chorale, l’inventivité de son harmonie et de sa palette orchestrale. Les récitatifs accompagnés par les cordes ou les vents, l’importance donnée à ces derniers (dont des clarinettes encore assez nouvelles en France) font oublier un livret assez faible s’achevant dans la propagande royaliste la plus outrée « Vive la race de nos rois »…) – prima la musica!

Rigueur musicologique

Pour mener à bien cette résurrection, l’équipe – rassemblant, outre solistes, choeur, orchestre et chef, l’Atelier lyrique de Tourcoing et le Centre de musique baroque de Versailles – est allée très loin dans la mise en pratique des connaissances musicologiques: voici pour la première fois au disque « l’effectif exact de l’orchestre de l’Opéra de Paris dans les années 1750 », avec des clarinettes à un diapason bas (avec un la autour 400 Hz) fabriquées spécialement. Le continuo se tait dans les danses, les récitatifs sont accompagnés, en plus du clavecin, par trois violoncelles et la contrebasse comme l’attestent les parties séparées anciennes – ce qui modifie sensiblement leur équilibre, imposant une basse très présente. Et même si le disque ne permet sans doute pas d’en mesurer l’impact réel, l’orchestre est disposé comme dans la fosse de l’Académie royale de musique à l’époque de Rameau.

Ce qui frappe d’abord, c’est la force de cet orchestre rayonnant qui rend véritablement justice à la profusion de l’écriture ramiste. Quelle variété de couleurs entre les excellents pupitres de vents, des cordes charnues! L’enthousiasme est palpable, qui n’empêche pas Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie de ciseler les rythmes de l’Air pour les Génies et les Fées. Ecoutez la déchirante Plainte qui clôt l’acte II! Malgré le caractère décousu de l’instrumentation, l’orchestre y conserve toute la cohésion attendue.

La direction souple d’Alexis Kossenko évite partout les effets outrés tout en ménageant l’intérêt. Sans copier Brüggen, il renouvelle le miracle du touchant Menuet « un peu lent » au III.

La distribution se hisse aux mêmes hauteurs, à commencer par une Sabine Devieilhe dont on ne loue plus la maîtrise – la dentelle de l’ariette « Lance tes feux »! On apprécie son engagement et sa déclamation soignée. Le rôle tendre d’Acanthe convient bien au ténor doux de Cyrille Dubois, et David Witczak campe un méchant très convaincant, non dénué de subtilité. Judith Van Wanroij déploie son timbre capiteux en Zirphile.

On passe aisément sur telle brève intervention soliste ratée. Avec plus de peine sur une prise de son trop réverbérée, aux curieux effets de focus. Pas de quoi, toutefois, nous détourner de cette résurrection majeure et bien souvent jubilatoire.

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

SUPERBE Osez-le!

RECOMMANDABLE Ne déparera pas votre discothèque

MOYEN Pour fanas avant tout.

DÉCONSEILLÉ A quoi bon ce disque?

EXÉCRABLE Évitez le piège!

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une oeuvre inédite ou d’un talent à suivre.

SEBASTIAN AGUILERA DE HEREDIA

1561-1627

OEuvres pour orgue.

Miguel del Barco Diaz (orgue anonyme/Amador el Joven/Gerard de Graaf [XVIe siècle/1677/1990] de Santa Maria de la Consolacion à Garrovillas de Alcometar).

Brilliant Classics. Ø 2019.

TT: 1 h 15’.

TECHNIQUE: ⅖

Sebastian Aguilera de Heredia fait le lien entre Antonio de Cabezon et Francesco Correa de Arauxo, continuant la tradition du tiento mais en exploitant une nouveauté essentielle: la séparation du clavier en deux demi-registres qui permet d’isoler un solo de dessus ou de basse.

Prêtre, organiste des cathédrales de Huesca puis de Saragosse, sa notoriété s’étend au-delà des frontières de l’Aragon, tandis qu’il compose une oeuvre importante pour les voix et surtout l’orgue. Coincée entre deux monuments, celle-ci semble vouée aux anthologies, n’ayant fait l’objet que d’une seule intégrale récente, par Jean-Charles Ablitzer (Musique et Mémoire Productions, 2012). Il y a de quoi s’en étonner car l’invention s’y révèle permanente, notamment sur le plan rythmique.

Le petit orgue de Garrovillas possède plusieurs jeux vénérables remontant à sa construction au milieu du XVIe siècle. Si les timbres en semblent fort beaux, la prise de son ne les laisse absolument pas respirer – seule la magnifique flûte 4 sonne avec naturel. Ce manque d’espace « pixélise » le jeu de l’organiste: il met à nu ses articulations, et attire exagérément l’attention sur la fausseté des aigus.

Il faut donc faire quelques efforts pour reconstituer mentalement ce qui aurait pu être un très bel enregistrement. La faconde d’Aguilera de Heredia et ses rythmes déhanchés suffisent heureusement à maintenir l’intérêt.

Vincent Genvrin

LOUIS ANDRIESSEN

1939-2021

The Only One.

Nora Fischer (soprano), Los Angeles Philharmonic, Esa-Pekka Salonen.

Nonesuch. Ø 2019. TT: 20’.

TECHNIQUE: 3,5/5

La mort de Louis Andr ies sen, quelques semaines après la publication de cet enregistrement, pare The Only One (2019), cycle de songs pour soprano et orchestre, d’un voile testamentaire. Très proche du courant minimaliste américain, le compositeur néerlandais trouve dans les rangs du Los Angeles Philharmonic et de son conductor laureate Esa-Pekka Salonen les ambassadeurs idoines pour une « nouvelle musique » toujours plus ouverte et éclectique, aux marges du domaine savant.

Au bestiaire scabreux et fantomatique imaginé par la poétesse flamande Delphine Lecompte (née en 1978), Nora Fischer prête un chant attentif à toutes les sensations et situations, entre voix lyrique, de musical, de pop nordique façon Björk et de gouaille de cabaret berlinois à la manière d’un Kurt Weill. Andriessen ne s’est pas contenté de mettre en musique les cinq chansons, il leur a adjoint une introduction et deux interludes pour un orchestre hérissé de guitares (électrique et basse) comme à son habitude, de fanfares (avec un clin d’oeil au motif grégorien du Dies irae) et d’une section de percussions profuse (dont le glockenspiel), mais aussi orné de clarinettes en guirlandes et d’une harpe, tissé de cordes larmoyantes… Métier intact qui s’illustre dans un bel artisanat de la miniature: vingt minutes (en tout et pour tout!) en guise d’ultime inspiration et de dernier souffle.

Benoît Fauchet

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

L’Art de la fugue BWV 1080.

Samuel Kummer (orgue Hildebrandt de St. Wenzel de Naumburg).

Aeolus (2 SACD). Ø 2020.

TT: 1 h 46’.

TECHNIQUE: ⅘

TECHNIQUE SACD: ⅘

Eloïse Bella Kohn (piano).

Hänssler (2 CD). Ø 2021.

TT: 1 h 21’.

TECHNIQUE: ⅗

Filippo Gorini (piano).

Alpha (2 CD). Ø 2020. TT: 1 h 37’.

TECHNIQUE: ⅘

Nulle réserve sur l’orgue adopté par Samuel Kummer pour son Art de la fugue: somptuosissime instrument de Naumburg, dont Altnickol fut le premier organiste. La restauration d’Eule a résolu les problèmes d’« égalité » et d’« intonation » qu’avait relevés Bach en 1746 (et en français), et les timbres des détails (principaux et gambes des Contrepoints I, III et V) comme des ensembles sont à couper le souffle. Kummer se repose un peu trop sur l’adaptation de Helmut Walcha, en recourant quasi systématiquement à la pédale; mais la virtuosité de l’organiste de Dresde ferait presque oublier les lourdeurs qui en découlent: ainsi s’offre-t-il le tour de force de jouer en trio les fugues à trois voix. Sans éclipser ses grands prédécesseurs, son sens du style et du discours, les couleurs et les articulations audacieuses (Contrepoint X) imposent une voix bien à lui, somme toute assez nouvelle.

Difficile d’imaginer contraste plus flagrant qu’entre les deux versions pianistiques qui nous arrivent en parallèle. Filippo Gorini, d’un côté, s’abîme dans les éthers avec la révérence pusillanime de qui touche au sacré: chaque plage ou presque débute dans un pianissimo qui, sans doute, se veut mystique, quitte à procéder ensuite à une construction en crescendo comme les organistes traitaient naguère les fugues par principe. Derrière se lit un autre cliché: l’oeuvre testamentaire. La fugue inachevée s’effiloche comme l’ultime méditation du grand homme qui s’apprête à la poursuivre devant son créateur – pour rappel, il se pourrait bien qu’elle fût antérieure au reste de l’oeuvre, à laquelle elle n’appartient probablement même pas.

De son côté, Eloïse Bella Kohn surjoue l’autorité, le geste rhétorique, les petits rubatos, l’agrémentation ostentatoire. On s’ennuie moins, certes: les Fugues VIII à X ont incontestablement de l’abattage et la fin proposée par Thierry Escaich ne dépare pas. Cependant, les finitions laissent à désirer; notamment, les articulations s’avèrent souvent incohérentes entre le legato des énoncés et un lié par deux qui s’impose au bout du compte presque partout, avec un toucher et un instrument passablement disgracieux.

Paul de Louit

Le Clavier bien tempéré, Livre I.

Cristiano Holtz (clavecin).

Ramée (2 CD). Ø 2019. TT: 2 h 03’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Les possibilités qu’offre un clavecin doté d’un jeu de 16 pieds semblent stimuler les interprètes du Clavier bien tempéré. Après la réussite de Vincent Bernhardt (Calliope, cf. no 694), Cristiano Holtz tente à son tour l’aventure. Outre l’usage d’instruments similaires (copie, par Matthias Kramer, d’un clavecin hambourgeois de Christian Zell daté 1728), les deux propositions se rejoignent par la recherche d’une assise solide et d’une sonorité ample. Leur différence de manière est toutefois frappante. Le tranchant, la vélocité de la première, manifeste dès le fameux Prélude BWV 846, fait place chez Holtz à une recherche de pondération, voire de noblesse tout aussi convaincante lorsqu’elle se garde de la tentation du pesante (la Fugue BWV 857 en devient presque écrasante).

Le Prélude et Fugue BWV 861, d’une fierté presque cassante, la fureur sombre virant au piétinement obsessif du BWV 864, le flux torrentiel puis la nudité du BWV 847, la douceur chaleureuse du BWV 852, l’insouciance du BWV 856 (qu’on rêverait plus souriante) sont représentatifs d’une approche qui cherche à caractériser chaque page, tel le peintre Charles Le Brun dans ses têtes d’expression. Jouant en expert, avec parfois un rien de systématisme, des variations de masse sonore et des résonances que son instrument autorise (avec un plaisir palpable à tenir la note finale), Holtz propose du Livre I une vision riche en contrastes, à laquelle ne manque qu’un soupçon de souplesse, de détente, pour s’imposer. Preuve est faite que l’emploi de ce type de clavecin est pertinent; souhaitons qu’un éventuel Livre II soit moins préoccupé de démonstration et davantage de liberté.

Jean-Christophe Pucek

Suites anglaises nos 1 à 3.

Concerto pour clavecin BWV 1052.

Vladimir Ashkenazy (piano), London Symphony Orchestra, David Zinman.

Decca (2 CD). Ø 1965 et 2019.

TT: 1 h 33’.

TECHNIQUE: ⅘

Il y a quelques mois, Vladimir Ashkenazy annonçait, via son agent, sa décision de prendre sa retraite. Hélas, cette décision aurait dû s’étendre à l’édition de ce disque, fût-il enregistré au préalable. Lorsqu’à quatre-vingts ans passés Ashkenazy livrait des Suites françaises, ce piano spartiate, sec comme un coup de trique, aux arêtes tranchantes, aux lignes accidentées, pouvait être pris pour un parti esthétique. Avec les Anglaises, plus exigeantes sur le plan technique, le doute n’est plus permis: les doigts déclarent forfait.

Nous voici au-delà d’un toucher vilain, détonant chez celui qui fut un magicien des sonorités, d’une agressivité toujours sous tension (Préludes des Suites nos 2 et 3) chez ce prince des demi-brumes: fautes de texte, mains jamais ensemble, tenues lâchées, ornements et tempos à vau-l’eau… comment reconnaître ici l’un des plus grands pianistes du XXe siècle?

Decca joint en bonus un Concerto en ré mineur de 1965, qui oblige à une comparaison bien cruelle. Même refus de la séduction, certes, mais une rigueur sans dureté – et quelle conduite des lignes, quelle élégance du son, quel calcul au micropoil du poids de la main gauche ou des tenues de main droite!

Expérience quasi proustienne, de vagues effluves de ce grand art planent au-dessus de quelques mesures des sarabandes, notamment de celle en la mineur: ils ne rendent que plus amères les gigues qui s’ensuivent.

Paul de Louit

Variations Goldberg BWV 988 (arr. Busoni). Chaconne BWV 1004 (arr. Busoni).

BUSONI: Sonatine no 4.

WONG: Inversion.

Chiyan Wong (piano).

Linn. Ø 2019-2020. TT: 57’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Vous posez un CD Bach/Busoni, vous appuyez sur play, et vous vous demandez: alors, plutôt Bach ou plutôt Busoni? Ici, ni l’un, ni l’autre: vous entendez du Gould. Bien la peine d’aller chercher une relecture de 1915, passionnante et romantique, pour en faire une simple version de plus des Goldberg, certes tronquée et modifiée mais au fond banalement mainstream!

Ferruccio Busoni, en effet, assigne à son adaptation de la Clavierübung IV deux objectifs: primo, rapprocher l’oeuvre du piano, quitte à carrément réécrire les passages où les deux claviers du clavecin paraissent le plus indispensables; secundo, la rendre accessible au public des concerts, en l’abrégeant. Du primo, Chiyan Wong conserve les réécritures mais élimine nombre d’octaviations: il conserve, en somme, le piano mais en supprime la dimension symphonique. Du secundo, il garde l’idée de supprimer les canons mais la vide de tout son sens. Si Busoni ampute l’oeuvre, c’est pour mieux la restructurer comme un parcours initiatique en trois paliers, allant de la « variété dans l’unité » au « recueillement » puis du recueillement à « l’élévation extérieure ». Or, la compression du spectre et de la dynamique pianistiques qu’opère Wong contredit l’essence de ce projet busonien. Ainsi le retour final de l’Aria, voulu comme une apothéose en forme d’hymne, est-il privé de ses basses profondes et de sa nuance forte. La célébrissime Chaconne étant elle aussi réduite aux demi-teintes et l’oeuvrette de l’interprète n’étant guère plus qu’un exercice de contrepoint oulipien, c’est la Sonatine no 4 « In diem Nativitatis Christi MCMXVII » qui nous convainc le plus. Un peu court pour justifier l’achat de cet album.

Paul de Louit

FRANZ IGNAZ BECK

1734-1809

L’Ile déserte.

Ana Maria Labin (Constance), Samantha Gaul (Laurette), Theodore Browne (Dorval), Fabian Kelly (Sainville), La Stagione Frankfurt, Michael Schneider.

CPO. Ø 2019. TT: 55’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Né à Mannheim, parti en Italie, c’est à Bordeaux que Franz Ignaz Beck s’installa au début des années 1760 pour y devenir, durablement, un acteur central de la vie musicale, notamment comme chef au Grand Théâtre inauguré en 1780. En janvier 1779 advint cette Ile déserte, opéra-comique adapté par le comte d’Ossun de L’isola disabitata de Métastase – la version de Haydn est exactement contemporaine. Contrairement à d’autres opéras du compositeur, la partition en a été conservée mais pas le livret (adieu donc les dialogues parlés).

L’Ouverture, résolument Sturm und Drang, évoquant la tempête précédant le naufrage, a grande allure. Toute la partition illustre la superbe alliance de l’esthétique française de l’opéra-comique, d’une éloquence instrumentale venue d’Allemagne, et de l’empreinte du Gluck tragique régnant alors à Paris. On retrouve cette dernière dans les pages dévolues à Constance (ostinato obsédant, sauts de registre pathétiques, accompagnato funèbre et saisissant), et le quatuor final fait écho à celui du dénouement d’Iphigénie en Aulide avant de verser dans un ton de comédie.

Le chef possède à la fois la précision et le sens crucial de la couleur et des climats, les vents constamment sollicités (hautbois et cors

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