Sept

Terroristes de province

Nazhat Shaheen a connu deux fois la douleur de perdre son fils. La première, il venait de naître. Peu après que Nazhat eut accouché dans son Pakistan natal, sa belle- famille lui a enlevé son fils, Nassim, au cours du difficile divorce qui l’opposait à son époux. Ses propres parents l’ont alors envoyée aux Etats-Unis pour qu’elle y commence une nouvelle vie. La seconde, Nassim était un jeune homme qui venait de rejoindre les Etats-Unis et de renouer les liens avec sa mère. Mais Nazhat Shaheen a peu à peu compris qu’on ne pouvait lui faire confiance et, après quelques mois, son fils a quitté leur maison du Midwest pour la côte Ouest. Sans disparaître de sa vie, toutefois.

Peu après le 11 septembre 2001, Nassim a été recruté par le FBI pour espionner une mosquée en Californie, et il est devenu le témoin vedette du gouvernement lors du procès de Hamid Hayat, un infortuné conditionneur de cerises accusé d’appartenir à une cellule dormante d’Al-Qaïda dans l’Amérique profonde. Lorsque la mère de Nassim a découvert ce rôle d’informateur, elle a écrit à l’avocat de Hamid pour l’avertir que son fils était un «sac à mensonges». Nazhat ne s’est jamais exprimée publiquement au sujet de son fils et de son rôle crucial dans l’un des plus fameux procès pour terrorisme postérieurs au 11 septembre, mais elle a accepté il y a peu de me parler. Nous nous sommes rencontrées chez elle et, comme les membres de sa communauté ne connaissent pas l’implication de son fils dans le dossier et qu’elle a honte du rôle qu’il a joué, j’ai accepté de citer uniquement son nom de jeune fille et de taire celui de la ville où elle réside. «Je suis convaincue que Nassim est un menteur, m’a-t-elle dit. Ce qu’il a fait avec Hamid est tellement malhonnête. C’est une injustice, et j’ai l’impression qu’il a de nouveau trompé une famille en la poussant à lui faire confiance.»

Un informateur du FBI au passé trouble. Un jeune Américain, musulman, accusé de s’être entraîné au terrorisme dans un pays lointain. Le dossier Hayat s’est ouvert au cours des semaines incertaines qui ont suivi le 11 septembre. Un dossier qui a pris une nouvelle dimension après l’élection de Donald Trump en 2016. A peine élu, le nouveau président des Etats-Unis a en effet exigé que les musulmans se surveillent mutuellement, menacé de tuer les familles des terroristes et promis simulation de noyade et torture aux suspects. Le pays a entendu parler pour la première fois de Hamid Hayat en été 2005, quand le FBI a annoncé avoir démantelé une cellule dormante d’Al-Qaïda à Lodi, en Californie. Hamid est le fils d’un marchand de glace ambulant. Sa famille et ses connaissances l’ont souvent décrit comme un jeune homme indolent dont les capacités mentales ont été amoindries par une méningite presque fatale. Son arrestation a attiré immédiatement la presse nationale dans la petite ville, engorgeant de camions de télévision ses rues tranquilles. Un gros titre de CNN tonitruait: «FBI: un possible complot d’Al-Qaïda découvert», et insistait sur le fait que les comploteurs étaient «entraînés à tuer des Américains». C’était l’un des cas de terrorisme les plus alarmants aux Etats-Unis depuis le 11 septembre, et la plupart des médias ont repris les accusations du FBI sans trop d’esprit critique.

Le procès de Hayat s’est engagé au printemps 2006, et le jury y a entendu le témoignage de Nassim Khan, payé pour renseigner le FBI sur la mosquée de Lodi. Le jury a délibéré durant neuf jours avant de reconnaître Hamid coupable de soutien matériel au terrorisme et de déclarations mensongères au FBI. Lors d’une conférence de presse, le procureur général McGregor Scott a salué le verdict en brandissant le poing en l’air, ont rapporté les médias locaux. Un juge fédéral a condamné le 10 septembre 2007 Hamid à 24 ans de prison. Il avait 25 ans. Son dossier a servi de test dans le cadre d’une nouvelle et controversée stratégie du gouvernement consistant à opérer des poursuites préventives – à savoir payer des informateurs pour qu’ils poussent de présumés terroristes à s’exprimer sur ce qu’ils feraient peut-être un jour –, et l’expérience s’est avérée sérieusement viciée.

Dès que la condamnation a cessé de faire les grands titres, le dossier a commencé à s’effondrer. Deux jours après le verdict, une jurée a déclaré sous serment que d’autres jurés l’avaient rudoyée pour qu’elle condamne Hamid, lui mettant une telle pression qu’elle avait dû être traitée pour migraines au cours du procès. Elle a indiqué que le président du jury avait prononcé des «insultes raciales», disant notamment des musulmans que «si on les met dans le même costume, ils se ressemblent tous». Elle a ajouté que le second jour du procès, le président avait mimé un geste de bourreau, comme s’il se passait une corde au cou, puis qu’il avait lâché: «Il faut le pendre.» C’était le premier de plusieurs coups de théâtre. Quelques mois plus tard, lors d’un entretien télévisé, le procureur a admis qu’Al-Qaïda n’avait jamais eu de cellule dormante à Lodi. Hamid a fait appel de sa condamnation; elle a été maintenue, mais non sans que l’un des juges d’appel rédige une opinion dissidente cinglante, écrivant que le dossier illustrait les «conséquences déplorables et inquiétantes» de la stratégie antiterroriste du gouvernement. L’avocat de Hamid en appel a en outre accusé sa première avocate d’avoir failli à son client: le cas Hayat avait été son premier dossier criminel, sa première affaire devant un jury, et elle avait dû, pour la première fois, réaliser un contre-interrogatoire de témoins devant une cour fédérale de district, tâche notoirement ardue. Plus surprenant, aux yeux des experts en droit et même du juge au procès, l’avocate de Hayat n’a jamais demandé d’habilitation de sécurité nationale, ce qui l’a empêchée d’avoir accès aux éléments de preuve classifiés retenus contre son client. Par conséquent, le procureur et le juge ont décidé seuls des éléments de preuve classifiés qui pouvaient être transmis au jury. Lequel n’a donc pas eu connaissance de certaines informations contenues dans une note classifiée qui m’a été transmise sur la base de la loi sur l’accès à l’information, note qui mine le dossier du gouvernement contre Hayat.

Mes recherches sur ce dossier, initiées en 2014 pour l’Investigative Reporting Program (programme de bourse postdoctorale en journalisme d’investigation de l’Université de Berkeley, ) et pour , m’ont conduite à accumuler les raisons de douter que Hayat ait eu un procès équitable. Le problème principal est celui posé par l’informateur, Nassim Khan, décrit par sa propre mère comme peu fiable. Le dossier du gouvernement s’est lourdement appuyé sur le témoignage de Khan et sur les conversations qu’il a enregistrées, même si son intégrité était discutable et qu’il avait été encouragé financièrement à trouver ou à indiquer quelque chose qui pourrait être utilisé contre Hamid. D’autres questionnements ont ensuite émergé sur un point crucial, au cœur du dossier: Hamid

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