Tout d’abord, une confession qui ne sera pas à mon honneur: avant d’obtenir le prix Albert Londres en 2013, je n’avais jamais lu Albert Londres. Comme pour beaucoup de journalistes, Albert Londres, pour moi, c’était un mythe résumé en quelques maximes: «Porter la plume dans la plaie». Ou encore, «Un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer». Je connaissais quelques bribes de la légende, le bagne à Cayenne, mais c’est tout. Je ne suis jamais allée à Cayenne. Ce n’était pas pour moi, Albert Londres. Déjà, journaliste, c’était une espèce de miracle tant ce métier me semblait inaccessible à moi, fille de parents vietnamiens immigrés. A la maison, on ne lisait ni Le Monde ni le Nouvel Observateur , ce journal qui m’a embauchée en 2003. Le seul journaliste que je connaissais, c’était Tintin. Le journalisme était un univers lointain et fantasmagorique. Je n’ai pas fait d’école de journalisme: c’est sur le tas que j’ai appris le job. Que me sont devenues familières les «légendes» de ce drôle de métier de «flâneur salarié», comme le dit joliment Henri Béraud, ami journaliste d’Albert Londres. Dans le panthéon, tout en haut: Albert Londres. Dont le patronyme chantait déjà l’aventure et les grands chemins (et se confondait, confusément, avec celui de Jack London). Ah, il y en aurait d’autres dans cet Olympe. Par exemple, toute la bande des Américains gonzos , de Tom Wolfe à Gay Talese, ou en France, tout près de moi, puisqu’ils faisaient partie des signatures du Nouvel Obs , des écrivains que j’adore comme Jean-Paul Dubois ou feu mon ami François Caviglioli. Eux, je les lisais. J’aimais et j’aime toujours leur humour, leur sens du détail absurde, leur côté «flâneur salarié» qui jamais ne se prend au sérieux: ils étaient «journalistes» par hasard ou presque. Mais lui, Albert Londres, je n’avais même pas eu idée de le lire. Il était trop mythique. Trop écrasant. Trop journaliste avec un grand J, avec tous les mots sérieux qu’on trouve dans les chartes de déontologie de la presse, Ethique, Objectivité, Indépendance. Surtout, son nom était indissociable du prix Albert Londres, cette espèce de Graal qu’on évoquait entre copains journalistes pour se foutre de notre gueule après un article raté: «Bon, ça sera pas un Albert Londres, celui-là!» Le prix avait été obtenu par de grandes signatures, de celles qu’on évoque religieusement, des écrivains comme Jean Rolin ou Sorj Chalandon. Bref, des Zidane de la plume, quand vous, vous étiez déjà contente d’évoluer en Ligue 2.
Je ne suis pas correspondante de guerre. Des reportages, j’en ai fait beaucoup, néanmoins. J’ai traîné dans des kebabs ou des traiteurs asiatiques à Epinal ou Toulouse, j’ai enchaîné les burgers et nuggets dans le Quick Halal de Roubaix où je m’étais posée pendant une semaine avant des élections, j’ai erré dans des zones commerciales, j’ai pris des RER, des trains et des avions, j’ai rencontré des mini-miss, des fans de Johnny Halliday ou de Britney Spears, des médiums, , des parents en deuil de leurs enfants tués, des salafistes, des terreplatistes, des suprémacistes, des ouvrières chinoises en Moldavie, des ramasseuses de fraises roumaines en Espagne, des nettoyeuses de cheveux dans des usines fabriquant perruques et extensions en Chine, des gourous de yoga en Inde, des cultivateurs se battant contre l’huile de palme à Bornéo, des pêcheurs à Dakar, des migrants échouant aux frontières de l’Europe… J’en oublie beaucoup. Mais je n’ai jamais entendu siffler de grenades à mes oreilles, je n’ai jamais été sur la ligne de front, je n’ai jamais couvert de guerres. Bref, il me semblait que je n’étais pas de la catégorie dont on fabrique les «Albert Londres».