LA JEÛNE PHOTOGRAPHIE
En regardant en arrière, je me suis rendue compte que j’avais jeûné ; un jeûne de spatialisation, de déambulation.
C’est souvent ce qu’on a juste en face de soi qu’on ne voit plus. Chaque jour la tête plongée dans les dossiers de presse, les nouvelles publications, les expositions, les manifestations annulées ou maintenues, il a fallu que je lise le post Facebook d’une connaissance qui montrait des photos de sa visite dans un musée accompagnées de “Ah, ce que encourageant la documentation et la création d’images au Maroc pendant le confinement, un jeûne où j’ai pu dialoguer avec des artistes par Skype et créer des expositions virtuelles, mais un jeûne de spatialisation, de déambulation. Le jeûne, paraît-il, serait bon pour la santé. C’est devenu follement tendance – alors que, dans ma folle jeunesse du temps des dinosaures d’avant l’an 2000, il n’y avait bien que les mannequins et Yannick Noah pour jeûner et faire des cures de jus de légumes (oui oui, ce qu’on boit tous goulûment aujourd’hui sous le nom de ). C’est, finalement, du hacking à la lettre : face au jeûne, l’organisme doit compenser la perte d’apports énergétiques en utilisant alternativement ses différentes réserves de carburants : le glucose circulant dans le sang ou stocké dans le foie, puis les réserves de protéines, puis quand les tiroirs sont vides, il lance la production de corps cétoniques pour remplacer le glucose. Je ne sais pas si cela lave plus blanc, guérit les jambes cassées et fait une peau de bébé, mais on se force, dans l’état d’urgence, à penser aux solutions alternatives à un fonctionnement qu’on n’a jamais remis en question auparavant. Ce que je sais, c’est que les expositions en tant que telles ne m’ont pas manqué. Mon ami Yassine, pendant le confinement, me disait à quel point la harira ou les tajines lui manquaient. “Ça ne te manque pas un bon tajine, Carine?”. Aucun tajine ne m’a manqué. Mais les gens avec qui le manger, oui. Les bonnes expositions, qui font sens, menées par des gens que j’aime et que je respecte, qui me touchent, m’ont manqué. J’accueille ce désir et j’attends de le nourrir en guettant les infos de tel lieu d’exposition et de tel éditeur sur lesquels j’ai bien branché mes câbles ces derniers temps, en faisant le point sur mes envies : que font Max Pinckers, Viviane Sassen, Wolfgang Tillmans et Alex Majoli ? Que va t’il se passer au Wiels, au Bal, au Jeu de Paume, au C/O de Berlin? J’observe comme les corps cétoniques font leur travail, et je sais que je savourerai comme jamais la prochaine bonne expo, attendue et dévorée avec voracité, comme la meilleure barquette de frites de la ville.
