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Alexandre Legrand: Ou comment rater une vie quand on a de la chance
Alexandre Legrand: Ou comment rater une vie quand on a de la chance
Alexandre Legrand: Ou comment rater une vie quand on a de la chance
Livre électronique500 pages5 heures

Alexandre Legrand: Ou comment rater une vie quand on a de la chance

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À propos de ce livre électronique

Pris dans les rets d’une existence qu’il n’a pas choisie, Alexandre se résigne par faiblesse à jouer un rôle qui trahit sa nature profonde. Guidé par l’idéal d’un amour sincère transmis par ses maîtres à penser, il cherche désespérément un sentiment véritable. Mais son chemin est semé d’embûches : l’emprise d’une mère manipulatrice, l’attrait toxique de femmes prédatrices, et une liberté sans cesse ajournée. Propulsé malgré lui vers une réussite sociale inattendue, fruit d’un hasard presque cynique, il demeure émotionnellement naufragé. Alors qu’un semblant d’équilibre semble enfin émerger, le destin – ou peut-être le Karma – frappe à nouveau. Alexandre parviendra-t-il à se libérer de ses chaînes intérieures, ou verra-t-il, une fois encore, le bonheur lui glisser entre les doigts ?

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Joseph Brasseur a grandi dans la solitude, d’abord en Afrique, puis en s’immergeant dans les œuvres de philosophes et de romanciers tels que Simenon, Dard, Cohen, Wilde, Poe et Dostoïevski. Dans ce premier roman, il partage une histoire singulière, nourrie à la fois par ses lectures et par l’expérience de sa propre vie.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie16 juil. 2025
ISBN9791042276331
Alexandre Legrand: Ou comment rater une vie quand on a de la chance

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    Aperçu du livre

    Alexandre Legrand - Joseph Brasseur

    I

    La classe était lourde de silence feutré, on percevait aisément le bruissement des feuilles de manguiers agitées par la brise matinale. Sœur Marie Paule, alias Sœur Petit Bouton à cause de la verrue placée sur son nez épaté, alias Sœur Canard pour sa démarche de cane arthritique, était penchée sur les dictées et les élèves se concentraient sur les tables de multiplication. La chaleur et les œillades de la Sœur décourageaient les bavards.

    Avant qu’il ne fût audible, le ronflement caractéristique des moteurs du DC3 venant de Kolwezi fut perçu par Alex dont l’ouïe défiait celle des fausses teignes ; Sœur Marie Paule n’avait pas entendu l’avion et il dut attendre que ce dernier passât sur la ville pour lever le doigt.

    « Ma sœur, je peux y aller ? L’avion arrive et mon papa a besoin que je l’aide pour faire les papiers du vol suivant. »

    C’était insensé, bien sûr et Sœur Marie Paule n’était pas dupe, mais elle laissa sortir le garçon.

    « On dit : A besoin de moi pour… Tu reviendras dès que l’avion sera reparti, n’est-ce pas ? »

    « Oui ma Sœur, mais l’avion ne repartira qu’après dîner. »

    Espérant que Sœur Marie-Paule oublie que l’on était samedi et qu’il n’y avait pas école l’après-midi, Alex enfourcha son vélo Peugeot et arriva le premier à l’aérodrome, suivi de papa Ambroise, le commis de son père, chargé des communications télégraphiques au bureau des PTT¹ de Kamina-Ville.

    Ambroise n’avait que dix-sept ans et cinquante kilos pour un mètre cinquante-deux, mais son cerveau de pygmée orphelin élevé par les Cisterciennes compensait sa taille par un esprit d’initiative peu commun dans la colonie.

    Il laissa Alex se poster sur l’aire de stationnement, à l’endroit où se trouvait habituellement son père pour diriger l’avion vers la position idéale ; ayant appris la signification des signaux à envoyer au pilote, il fit pivoter l’avion et le pilote suivit aimablement les instructions du gamin de neuf ans et demi.

    M. Legrand était percepteur principal en charge du district du Haut Lomami et depuis le début de la sécession Katangaise, Directeur de l’aérodrome de Kamina-Ville et Chef d’escale d’Air Katanga. Il devait ce poste à son voisin et ami, l’honorable Rémy Mwamba, ministre des Communications du gouvernement de Moïse Tschombé.

    Lors de l’indépendance du Katanga soutenue par la Société Générale et l’Union Minière, les puissances occidentales, USA, URSS et la France avides de prendre le contrôle de la mine de Shinkolobwe et son uranium, firent dépêcher des troupes de l’ONU avec mission de faire rentrer cette province renégate dans le bercail congolais.

    Des troupes onusiennes occupaient la base aérienne de Kamina et M. Mwamba avait chargé Paul Legrand d’agrandir l’aérodrome de Kamina-Ville de façon à y accueillir les avions que la Sabena louait à Air Katanga ; La Force Aérienne belge avait prêté aux Forces Armées Katangaises des avions de transport et deux avions d’écolage de type Potez CM 170 Fouga Magister armés de deux mitrailleuses, huit roquettes et quatre bombettes ;La Sabena avait détaché des jeunes pilotes friands d’aventures et l’armée belge tolérait la désertion de quelques pilotes.

    Paul Legrand qui n’avait pas trente ans gérait la poste et l’aérodrome avec la dextérité d’un jongleur de cirque. Sa chevelure couleur maïs mûr, sa fine moustache de proxénète et sa voix de crooner mielleux inspiraient la confiance de ses supérieurs, le respect de ses employés et les convoitises de nombreuses dames, sans distinction de couleurs de peau ou de cheveux ou même d’état civil, convoitises que monsieur Legrand satisfaisait sans état d’âme.

    Afin de permettre l’atterrissage et le décollage des gros porteurs, il avait mobilisé les compétences d’ingénieurs belges en poste à Kamina ; ils conçurent les plans d’allongement de la piste, la construction de l’aire de stationnement et du dépôt de carburant ; le Grand Chef Kasongo Niembo, roi coutumier du peuple Luba, avait gracieusement fourni la main-d’œuvre d’une cinquantaine d’ouvriers qui effectuèrent les travaux sous la direction des Belges.

    L’avion garé, moteurs coupés, le pilote lui montra deux mains ouvertes, indiquant qu’il fallait servir cinq bidons de deux cents litres dans chaque aile, soit deux mille litres. Ambroise avait vu le geste et envoya les travailleurs chercher les fûts.

    Quand le pilote descendit de l’avion, Alex était déjà perché sur l’aile gauche et faisait travailler les hommes maniant la pompe à main.

    « Salut, Kett, ton père est en retard aujourd’hui ! on devait dîner ensemble. »

    « Bonjour, M. Hage, il va arriver ! Ma mère est à E’ville alors il a beaucoup à faire à la maison. »

    Cause toujours ! Malgré ses neuf ans et demi, Alex savait que son père profitait de l’absence de sa femme pour passer du temps chez Mlle Herpicom, l’institutrice de l’école gardienne. Il savait aussi que sa mère n’était pas en reste puisqu’il connaissait tous les messieurs que Jeanine Legrand, née Van Deurne, rencontrait à E’Ville lorsqu’elle y allait faire des courses.

    « Je vais l’attendre dans le hangar, il y a de la bière dans le frigo ? »

    « Je crois qu’il reste quelques bouteilles de Simba et une ou deux Tembo ; est-ce qu’il faut de l’huile dans les moteurs ? »

    « Comme d’habitude. »

    « Alors, quinze litres dans chaque moteur. »

    Quand M. Legrand arriva, Alex avait terminé l’aile gauche et grimpait sur la droite avec le pistolet de remplissage ; les hommes plaçaient la pompe dans un fût en s’amusant des acrobaties du Mutoto².

    « Quand tu auras fini de jouer avec cet avion, va à la maison te débarbouiller et te changer, puis rejoins-moi au Welcome. »

    « Je pourrai manger une brochette au pili-pili ? »

    « Oui. Si tu te dépêches, après dîner tu pars chez maman à E’ville avec Karl. »

    Karl Hage était un Bruxellois de pure souche dont l’accent molenbeekois contrastait avec son allure de Gentleman londonien aux yeux bleu clair et un nez tellement camus qu’il faisait de l’ombre à sa moustache en guidon de vélo ; ancien pilote militaire converti à la Sabena, il avait retrouvé au Katanga le souvenir de l’époque où il était élève pilote. Le DC3 était l’avion sur lequel les pilotes de la Sabena faisaient les premières heures de vol comme commandant de bord ; au Katanga, ces doux dingues pilotaient l’avion sans l’assistance d’un co-pilote. Malgré son expérience militaire, à la Sabena Karl Hage était un bleu qui n’allait cependant pas tarder à être promu sur long courrier.

    Ce n’était pas la première fois qu’Alex partait à E’ville, seul dans le poste avec le pilote qui le plaçait à sa droite, comme un mini-copilote ; pendant le vol, pour contempler le paysage tout en examinant les instruments Alex s’agenouillait sur le siège. Il interrogeait le pilote à propos de ce qu’il observait. Tous les pilotes d’Air Katanga et de la Force Aérienne Katangaise connaissaient Paul Legrand, et sa famille. Tous avaient emmené des Legrand de Kamina à Élisabethville, sauf le fils cadet qui à cinq ans, avait fait le tour du Katanga en passager clandestin.

    Lors de l’escale d’un avion, il arrivait à Legrand d’emmener le petit Stanislas à l’aérodrome ; pendant que l’aîné s’activait autour de l’appareil, le bambin jouait à cache-cache avec son mupenzi³) imaginaire dans la cabine de l’avion. Or un jour que l’escale avait dû être prolongée, le galapiat s’était endormi dans le compartiment à bagages situé derrière le poste de pilotage. Le pilote s’aperçut de sa présence lorsque le gamin s’éveilla pendant l’atterrissage. Chez les Legrand, on ne s’inquiétait pas de son absence, car il était fréquent que des enfants disparaissent pendant la journée et soient surveillés chez leurs copains par les parents ou les serviteurs ; les Congolais des environs connaissaient et protégeaient tous les enfants de blancs. À la nuit tombée, personne n’avait aperçu le petit Legrand et la ville fut mise sens dessus dessous pour le retrouver, jusqu’à ce qu’un commis vienne informer le Bwana Mukubwa⁴ qu’on l’appelait au téléphone de Kolwezi.

    « Paul ne t’inquiète pas pour ton gamin, je n’avais pas remarqué qu’il était dans la garde-robe de l’avion quand je suis monté à bord. »

    « Tu me rassures, ça ne t’ennuie pas de me l’envoyer sur le vol demain ? »

    « Je préfère le garder avec moi jusqu’à ma prochaine rotation chez vous, ça vous fera des vacances, et puis cet histrion me fait bien rigoler. »

    « Bon, Jeanne va râler, elle ne supporte pas d’être séparée de son petit dieu. »

    Pour Alex, tous les pilotes étaient des rigolos qui ne s’inquiétaient jamais, même lorsqu’un moteur tombait en panne ou lorsqu’il fallait contourner ou traverser des orages.

    Après avoir dévoré sa brochette et dégluti son verre de Mamba⁵ Alex retourna à l’aérodrome avec une mallette contenant deux caleçons, deux paires de chaussettes, une brosse à dents, un livre d’histoire, un cahier et un crayon pour faire croire à sa mère qu’il avait l’intention de faire ses devoirs. Dans le poste de l’avion, il s’installa dans le siège de droite et fit l’inventaire habituel des leviers, boutons, interrupteurs, cadrans et lampes en se demandant s’il serait capable de manipuler tout ça sans se tromper ; les pilotes qu’il avait accompagnés dans le poste lui avaient expliqué les fonctions des manettes et des instruments, mais il lui était difficile de se rappeler tous les mots en anglais. Il décida de scier les côtes de sa mère jusqu’à ce qu’elle lui achète un livre pour apprendre cette langue.

    « Allez, on y va… Toi t’es déjà prêt, je vois ! »

    Le commandant entrait dans le poste précédé d’une haleine par laquelle Alex put reconstituer le menu du Welcome : Moambe, patates douces, ail et plus d’une Simba.

    Karl Hage était un homme de grande et fière allure, dont la sveltesse était affaiblie par une bedaine de moine brasseur ; il avait le regard malicieux et ses yeux brillaient quand il se préparait à zwanzer⁶ sous l’effet de la Simba.

    Alex savait que le voyage allait être cocasse, les pommettes rouges et la moustache broussailleuse où étaient piégés des morceaux de poulet confirmaient l’haleine du pilote.

    « Je peux rester sur mes genoux pour mieux voir, M’sieu ? »

    « Oué Kett, mais attache quand même ta ceinture. »

    L’avion décolla en direction de la ville ; le Kett s’apprêtait à identifier les maisons survolées qui rapetissaient lentement ; il aperçut son école :

    « Là, M’sieu, je vois mon école et les sœurs dans la cour de récré ! »

    Karl mit l’avion en pallier, réduisit le régime des moteurs et vira vers à gauche :

    « On va aller chez toi, dire au revoir à ton père. »

    « Je crois que papa n’est pas à la maison, M’sieu, faut aller au-dessus de chez Mlle Herpicom pour lui dire au revoir. »

    « Comment tu sais ça toi ? Allez alors, on va chez la miss. »

    Maintenant l’altitude, Karl renversa le virage et pointa le nez de l’avion vers la villa de l’institutrice, survola toute la ville à basse altitude en variant le régime des moteurs en guise de salut puis il reprit la navigation vers E’ville. Alex exultait :

    « Ouaah, j’ai bien vu la maison et j’ai même vu la Jeep de mon père devant la maison. »

    Le pilote souriait en regardant le gamin qui avait collé son nez sur le plexiglass du hublot.

    À l’altitude de croisière, Karl engagea le pilote automatique et ajusta le régime moteur. Alex observait tous ses gestes sans poser de question, on lui avait déjà commenté des procédures, mais il ne comprenait pas pourquoi l’indication de la vitesse ni celle de l’altitude ne correspondait à ce qu’annonçait le pilote : 330 kilomètres heures alors que l’indicateur de vitesse indiquait 140, l’altitude 2600 mètres, mais l’altimètre montrait 8500. « Il croit que je suis idiot, mais je vois bien que ce n’est pas comme il dit », pensa Alex qui ignorait les différences d’unités de mesure en aviation. Il confronta le menteur :

    « Pourquoi vous dites qu’on vole à 330 km/h et l’indicateur de vitesse dit 140, et vous dites que l’altitude est 2600 mètres, mais je vois bien que l’altimètre montre 8 sur la petite aiguille et 5 sur la grande, ça fait 8500, on m’a déjà expliqué ! »

    Karl lui fit un sourire bienveillant ; il appréciait l’audacieuse curiosité du gamin.

    « C’est bien Kett, tu fais attention. Dans les avions, on mesure la vitesse comme sur les bateaux, avec des milles marins par heure qu’on appelle des nœuds. »

    « Comme pour les lacets de mes chaussures ? »

    « Non, comme les cordes que tu grimpes dans la salle de gym. »

    « Pour quoi on dit nœuds et pas de milles marins par heure ? »

    « C’est de la politique ! »

    « Et l’altitude alors ? C’est aussi de la politique avec des trucs qui veulent rien dire ? »

    « Un peu oui. Les Américains et les Anglais ne mesurent pas les distances et les hauteurs comme nous, on a des mètres et des centimètres comme tu as appris à l’école, eux, ils ont des yards, des pouces et des pieds. »

    « Des pieds ? Comme nous à la récré, quand on mesure les lignes en mettant un pied devant l’autre ; mais ça ne marche pas si on a pas la même pointure. »

    « Exactement, alors ils se sont mis d’accord pour une pointure 47 parce que les Américains sont plus grands que nous en général et une pointure 47 ça fait 30 centimètres et demi. »

    « Et pour les nœuds, il y en a combien pour les kilomètres heures ? »

    « Un nœud, ça fait presque deux kilomètres par heure, un virgule huit cent cinquante-deux exactement. »

    Alex sortit le cahier et le crayon de sa mallette et se mit à faire des multiplications.

    « 140 nœuds, ça fait 259 kilomètres par heure, pas 330 ! C’est encore de la politique ? »

    La conversation avec le garnement ravissait le pilote qui s’amusait à lui enseigner des notions d’aviation.

    « Ouille ouille non, cette fois, c’est de la physique. »

    « C’est ça ! mon père dit que Mademoiselle Herpicom a un beau physique, pas une belle physique ! »

    « Rien à voir avec la Miss. La physique, c’est comme la science naturelle que tu apprends à l’école. En altitude, la vitesse sur l’instrument montre toujours la vitesse qu’on aurait en volant tout près du sol, mais en haut, on va plus vite parce qu’il y a moins d’air, et l’instrument ne le sait pas, c’est pour ça la différence. »

    « Et comment vous savez que ça fait 330 et pas 259 ? »

    « Avec ce petit truc pour calculer », il montra sa règle à calcul circulaire.

    « On met la vitesse qu’on lit sur l’instrument de l’avion dans cette petite fenêtre en face de l’altitude et de l’autre côté, on lit la vitesse qu’on a à cette altitude. »

    Alex n’était pas satisfait ; il se dit qu’il valait mieux demander des explication à un pilote qui n’avait pas dîné au Welcome avant de conduire l’avion, surtout pour le coup du petit jouet à calcul qui transformait 259 en 330 !

    Il se désintéressa du vol, se colla le nez à la vitre et se laissa hypnotiser par le défilement du sol rouge parsemé de toupillons verts et bruns ; il sursautait chaque fois qu’il apercevait une famille d’éléphants, les seuls animaux, avec les girafes qu’il identifiait clairement depuis l’avion en vol.

    L’avion s’approchait du sol comme s’il avait perdu de l’altitude ; en réalité, c’était le terrain qui montait vers l’avion en approchant le plateau de Biano où il était allé en colonie de vacances, il reconnut la ville survolée.

    « M’sieu, on est bien au-dessus de Lubudi maintenant ? »

    Karl n’en revenait pas.

    « Exactement. Awel Kett, on dirait que tu connais bien le Katanga. »

    « On a habité ici avant les grandes vacances, j’ai vu la carrière de la Cimenkat. »

    « Si tu le dis. »

    Karl n’était jamais allé à Lubudi, mais le nom des villes survolées devenait soudain le cadet de ses soucis, car les Simbas qu’il avait bues pour diluer la Moambe avaient transité les reins et lui gonflaient la vessie en même temps que le pili-pili de la Moambe en avait accéléré la digestion.

    « Dis mon Garçon, on dirait que tu sais presque piloter, et moi je dois aller faire des trucs derrière. Je vais te laisser cinq minutes tout seul ici, tu crois que tu pourras surveiller l’avion pendant ce temps ? »

    « Je dois faire quelque chose ? »

    Alex fut partagé entre l’envie de conduire l’avion et la peur de faire des bêtises si quelque chose d’inhabituel se passait pendant l’absence du pilote.

    « Non, tu fais simplement attention à tout et quand je reviens, tu me racontes ce qui s’est passé ; tu peux mettre les mains sur le volant, mais ne touche pas aux autres manettes. »

    Alex s’assit, laissa pendre ses jambes et mit les mains sur le demi-volant que le pilote manipulait pour décoller, monter, descendre et atterrir ; en croisière, ce volant était animé de légères oscillations alors que le pilote automatique était enclenché ; Alex le savait et fut soulagé.

    Quand Karl sortit, il sentit la sueur couler sur les tempes et dans le dos ; il s’appliqua à guetter le moindre changement d’indication sur chaque instrument. Il y eut de légères secousses quand l’avion traversa un nuage, ce qui fit bouger le volant et la colonne arquée sur laquelle était fixé le timon ; l’aiguille de l’indicateur de vitesse oscilla pendant deux secondes. Alex avait les mains plus moites que quand Sœur Canard lui faisait réciter le corbeau et le renard.

    Lorsque Karl revint dans le poste, Alex lui fit un rapport complet que le pilote écouta avec une attention bienveillante.

    « On est presque au-dessus de Jadoville M’sieu, je le vois d’ici parce que derrière, il y a la grande route qui va tout droit sur E’ville ; la direction là (il montra le gyroscope de direction) a tourné un peu, le 14 est allé un peu à droite et puis est revenu ; la vitesse a bougé aussi quand on est passé dans un nuage, l’aiguille est passée à 145 puis est revenue à 140. L’altitude est restée tout le temps à 8500, mais le volant bougeait en avant et en arrière. »

    Il allait continuer en montrant chaque instrument, mais le pilote l’interrompit :

    « C’est bien Kett ; t’as fait du bon boulot. »

    « Je peux aller maintenant, M’sieu, je dois faire pipi et ça presse ! »

    La nuit tombait lorsque l’avion se posa sur la piste asphaltée de la Luano ; Karl emmena le gamin vers la sortie où l’attendait sa mère. Alex aperçut la Citroën DS19 beige à toit marron de monsieur Roland, l’ingénieur d’Elakat qui habitait seul à E’ville. Sa mère l’attendait dans l’auto et lui fit signe d’embarquer ; elle détourna le regard pour éviter de croiser celui de Karl.

    « Tu as fait bon voyage ? » demanda-t-elle sans même embrasser son fils.

    « Bof, comme d’habitude… c’est long. »

    * * *

    II

    Alex venait de terminer la troisième année en latin-grec ; il s’orienta vers les humanités modernes où le curriculum délaissait le grec et le latin pour laisser place aux mathématiques, aux sciences et aux langues vivantes. Sans informer ses parents, il s’inscrivit en section Scientifique A, Math Physique. Depuis longtemps déçu du cours obligatoire de Religion catholique, il s’était inscrit au cours de religion juive que suivait son copain David, où le Rabin Simon Telushkin, sympathique et tolérant, enseignait la Torah avec humour et bienveillance ; il accueillit Alex sans lui demander s’il avait l’intention de se convertir ni pourquoi il désirait assister à ses cours.

    Ses parents n’étaient pas au courant de ces changements d’orientation, et c’était bien ainsi puisqu’ils ne s’occupaient que de très loin de l’éducation et de l’instruction de leur fils aîné ; sa mère parce qu’elle était trop occupée à morigéner son mari, celui-ci parce qu’il était rarement attentif quand les membres de sa famille lui parlaient, à l’exception de Stanislas, le second dans la ligne de succession, mais le premier dans le cœur des vieux Legrand. L’enfant-dieu, seul des trois fils conçus délibérément, faisait le bonheur de ses parents ; il foirait jovialement tout ce qu’il entreprenait, le football, la trompette, l’école, mais il commentait avec pertinence les courses cyclistes en été, le foutte en hiver, conversant savamment de ces choses avec son père qui lui pardonnait le reste. Mieux encore, il ressemblait comme une copie carbone à Paul Legrand, ce qui rassurait la mère ; Alex ressemblait physiquement à sa mère sans aucun trait des Legrand. Madame Legrand avait lieu de s’inquiéter du fait qu’Alex avait un visage plus méditerranéen que ses frères, avec une mèche de cheveux blancs au-dessus de la nuque et une fossette au menton, empreintes génétiques de ses égarements juvéniles prémaritaux.

    Le benjamin n’en était qu’au stade où tout ce qu’il proférait était spirituel, ravissant, désopilant, et parfois astucieux. Dès sa conception fortuite, Joachim avait passé les six premières semaines de son évolution comme fibrome utérin jusqu’à ce que le remplaçant du médecin de famille habituel se rende compte que Jeanne Legrand était enceinte et que l’hystérectomie initialement prescrite n’était plus préconisée. Cela avait bouleversé le plan familial des Legrand qui déménagèrent vers un quartier meilleur marché dans un appartement plus spacieux. Depuis, Jeanne Legrand considérait Joachim comme un malencontreux développement de son fibrome. Ne pouvant s’en débarrasser comme elle l’aurait souhaité, elle se résolut à nourrir une bouche supplémentaire et recalcula les budgets familiaux, se tournant contre l’aîné qu’elle encouragea à trouver une activité de vacances bon marché ou un travail d’étudiant à la SNCB, n’importe quoi qui l’éloignerait.

    « Toi qui aimes tant te balader en train, ça devrait te plaire. »

    Alex utilisait l’allocation annuelle de billets de son père pour parcourir le Royaume chaque fois qu’il en avait l’occasion. S’enfermer pendant les vacances dans un bureau d’une direction régionale, servir de coursier ou de bonne à tout faire ne l’intéressait que modérément.

    Son cousin Jules, le garçon qui savait tout sur tout et saisissait toute occasion pour le faire savoir, prodiguant des conseils de voyages intéressants, d’études adéquates, de loisirs exquis et de cuisine à la crème fraîche, bref, à propos de tout ce qu’il était incapable d’accomplir.

    L’arrogance de ce pédant blondinet au visage bouffi et au regard torve énervait son entourage dont Alex qui s’en voulait de ne pouvoir le gifler à chaque rencontre. Pour une fois, il éveilla l’attention d’Alex avec un conseil avisé :

    « Tu devrais t’inscrire aux cadets de l’air, j’ai un copain qui y est et il voyage constamment à l’étranger dans les avions de l’armée. »

    « Ah bon ? Et ça paie bien ? »

    « Non, il faut payer une cotisation de mille francs par an. »

    « Ma mère ne voudra jamais débourser cette somme ; déjà qu’elle s’énerve chaque fois qu’elle doit décaisser pour acheter les bouquins et le matériel scolaire ! »

    « Mille francs par an ça ne fait que vingt francs par semaine, tu pourrais payer la cotisation avec les dimanches que Bobonne Mila te file chaque dimanche. »

    Jules confirmait son ignorance de l’arithmétique élémentaire, à moins qu’il ne considérât que cinquante semaines par an.

    « Sans doute, mais quelles sont les activités de ces cadets de l’air ? Ce sont des boy-scouts où des fils de famille s’envoient en l’air, littéralement ? »

    « C’est une organisation civile encadrée par la Force Aérienne belge qui permet à des étudiants du secondaire de voler en planeur et d’accompagner les pilotes du transport militaires lors de leurs voyages. »

    « La Force Aérienne, ce n’est pas un truc de l’armée ça ? »

    « Je crois bien oui. La Force Navale encadre aussi des cadets, mais les activités se déroulent à Zeebrugge. »

    « Pour ramer sur des barques dans le port et sur l’Yser sans doute ; ils voyagent aussi sur les navires de l’armée, ces cadets ? »

    « Je ne sais pas ; les cadets de l’air, ça t’intéresse ? »

    « Parles-en à ma mère, tu pourras la convaincre mieux que moi. En attendant, est-ce que je dois écrire au ministère de la Défense pour m’inscrire ? »

    « Non, va à la Maison des Ailes rue Montoyer, c’est la rue qui commence avenue des Arts, en face du palais des académies, ils te renseigneront. »

    Alex n’était pas enthousiasmé par l’idée de s’embrigader dans une organisation militaire ; il était réfractaire à tout ce qui concernait une appartenance, fût-ce à une religion, l’armée, les boy-scouts, un syndicat d’étudiant ou un mouvement de jeunesses de parti politique ; c’était bien assez d’appartenir à une famille qu’il n’avait pas choisie.

    Cependant, la perspective de passer des vacances et des fins de semaines loin de l’ambiance déprimante qui flottait chez ses parents (il ne disait jamais « chez moi ») l’encouragea à se renseigner sur place à la Maison des Ailes. Il en exprima l’intention à son père en mentionnant le coût de l’activité. Paul Legrand jeta un œil en direction de la cuisine où sa femme bavardait avec la voisine et répondit d’une voix à peine perceptible :

    « Si tu penses que ça te sera utile, grand bien te fasse. »

    « Tu es d’accord de payer l’inscription et les cotisations ? »

    « Je dois d’abord en parler à ta mère puis on verra. »

    « Je pense que maman est déjà au courant, car Jules lui a expliqué de quoi il s’agit. »

    C’était une affirmation risquée, car il ne savait pas si sa mère avait répondu favorablement à la plaidoirie de son cousin, mais comme il n’avait rien à perdre…

    À la maison des ailes, il chercha le bureau des Cadets de l’Air de Belgique parmi les associations, club, amicales et fonds de soutiens divers ; les Cadets de l’Air de Belgique ne figuraient pas au tableau renseignant les organisations qui louaient des bureaux dans ce bâtiment cossu à l’architecture moderniste des années trente. Il y avait un bar où des hommes en uniforme bleu, d’autre en costume de ville aux manières de présidents honoraires, palabraient à propos d’importantes inanités devant des serveurs en vestes blanches élimées. Il s’adressa au barman qui lui indiqua le bureau de l’Aéro-club Royal de Belgique, au troisième étage.

    Une dame d’un âge lui méritant la retraite l’accueillit froidement :

    « Que désirez-vous jeune homme ? »

    « Désolé de vous déranger madame, je cherche le bureau des Cadets de l’Air

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