À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTRICE
En parallèle à son métier de critique d’art, Laurence Chauvy a publié une douzaine de récits, recueils de nouvelles, chroniques et romans ("L’île des transformations", L’Age d’homme, 2013).
Lié à Le sarrau bleu
Livres électroniques liés
Les Impondérables Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationFromont jeune et risler aîné Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationA l'école de la solitude: Témoignage philosophique et psychologique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTamangur: Prix suisse de littérature Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNouvelle Histoire de Mouchette Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUne vie Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5Les malheurs de Sophie Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Mésaventures de mademoiselle Thérèse Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa pépinière des anges Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTrois contes, texte intégral Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5Aline Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Grand Meaulnes: édition intégrale de 1913 revue par Alain-Fournier Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5Aline: Drame passionnel dans la campagne suisse Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation5 histoires pour enquêter Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationContes et historiettes à l'usage des jeunes enfants Qui commencent à savoir lire Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Livre de mon ami Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe rêve d’une vie Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationOeuvres Complètes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Prisonnière Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNouveaux contes à Ninon Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationGrenade: Nouvelles Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBaptiste et ses proies: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes contes interdits - Boucle d'or Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5Textes choisis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Double vie de Théophraste Longuet Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDébuts littéraires: 1883-1890 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe bercail Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Faute de l'abbé Mouret Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUn drame à la chasse Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Misérables: L'Idylle Rue Plumet et l'Épopée Rue Saint-Denis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Vie familiale pour vous
Le Silence d'une Mère Incomprise Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEmprise: Prix Laure Nobels 2021-2022 Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Demain nous Attend Évaluation : 3 sur 5 étoiles3/5LES SOEURS DEBLOIS, TOME 1: Charlotte Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe mystère Valentin: Les enquêtes de ma Grand-Mère Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe souffle de mes ancêtres Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSex&love.com: Petite parodie des sites de rencontres ! Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa naissance du jour Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5La Gouvernante de la Renardière: Un roman historique poignant Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAu fil du chapeau Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationOutre-mère Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationFables et contes de Kabylie: Contes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNani Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Catégories liées
Avis sur Le sarrau bleu
0 notation0 avis
Aperçu du livre
Le sarrau bleu - Laurence Chauvy
Laurence Chauvy
Le sarrau bleu
Pauline
Je crains, murmurait la mère, que ce front têtu lui vaille l’animosité de ses maîtresses et son lot de quolibets. Pauline n’avait pas commencé l’école que déjà les problèmes étaient soulevés. Pour l’instant, elle cachait ce front trop blanc, que la coiffure voulue par la mère mettait singulièrement en valeur, derrière les rideaux qui tombaient comme des rais non de lumière mais d’ombre. D’allure maladroite, la petite était sans cesse où il ne fallait pas. Lorsque la bonne traversait le vestibule pour se rendre aux cuisines, ne devait-elle pas éviter la fillette qui n’avait rien trouvé de mieux que de jouer à la poupée en étalant ses jambes à même le carrelage ? Si la mère pensait s’isoler pour écrire une lettre, assise à son secrétaire dans un angle du salon, ses pieds rencontraient la forme molle de l’enfant, accroupie entre les pattes arquées du petit meuble. On la pensait endormie, on la trouvait aux cabinets, le nez levé. Que regardes-tu, Pauline ? Une petite araignée !
Par les fenêtres, derrière les vitres embuées, on apercevait comme un arbre secoué par les rafales et qui ne cesserait de perdre ses dernières feuilles : c’était la neige, si régulière qu’on aurait dit les hachures d’une gravure sépia. Peut-être, rêvait la mère, aurais-je mieux fait de l’appeler Valentine. En effet, le choix du prénom lui était revenu, en l’absence du mari disparu avant la naissance. Elle avait d’abord songé à un prénom indéfini, comme Camille ou Dominique. Puis s’était ravisée. Paulina lui avait semblé bien. Ou Pauline. Ou Paul. Dans son esprit, l’enfant était doté des cheveux clairs de l’aimé. Il se fondrait dans le décor. Or il, ou plutôt elle, était née coiffée de cheveux qui, si fins qu’ils fussent, lui faisaient un casque d’acier, ou une coque de noix.
La mère regardait sa tête ronde avec une tendre dérision. Et se souvenait d’une grossesse éperdue, dont les soucis s’étaient reportés sur ce choix délicat. Agathe, pour la dureté de la pierre, mais Pauline, pour l’aspect si tendre, la fragilité de l’enfant, sa peau blanche, où couverait le feu. Ce fut un jeu de définir ainsi l’enfant. Mais un jeu à la vie à la mort. Le crâne douloureux, le front plissé : premiers soucis. Et si c’était un garçon ? Ce serait Pierre. Paul. Jean. Mais si c’était une fille ce serait Pauline. Ou Valentine. La future mère se couchait, enroulait sa tresse autour de sa tête qui s’enfonçait dans l’oreiller, et aussitôt baissait ses lourdes paupières, ces mêmes paupières qu’elle transmettrait à sa fille.
Aujourd’hui, derrière la vitre de son visage, cette dernière retournait de mystérieuses pensées, très pures. Les enfants ne sont-ils pas de l’étoffe des saints ? Mais ils ne sont pas des saints en devenir, plutôt des saints fragiles, en voie de s’éloigner de cet état, de cette grâce. Las, on ne fait guère attention à l’expression d’un enfant, on esquive ses pensées sans même les remarquer, du geste indifférent du balayeur qui ne voit plus les brindilles qu’accroche son balai, à moins que le vent les ait emportées avant le passage des crins rugueux, blessants même. Ainsi en était-il des pensées de Pauline, contenues dans sa caboche semblable à un grelot. Les enfants tendent certes vers le haut, où les entraîne leur croissance. Leurs pensées, toutefois, sont fantasques, elles valsent de-ci de-là comme les feuilles mortes. Il en est bien autrement des adultes, qui quoi qu’ils en pensent n’ont plus de direction ; il leur reste le désir insatiable de découvrir à leur vie, à la vie en général, un sens caché. Mais leurs pensées sont si rigides. Cette maladie s’attrape à l’adolescence, et Pauline était encore épargnée.
Demain, lui a dit sa mère, un monsieur viendra, il faudra être sage. C’est pour toi qu’il viendra, il fera ton portrait. Mon quoi ? a demandé Pauline, rêveuse. Sa mère lui a prêté le grand livre de la peinture, serré parmi d’autres ouvrages au bas de la bibliothèque. Pendant qu’il sera là, est-ce que je pourrai regarder un livre ? a encore demandé Pauline. Je ne le pense pas, a répondu la mère. Il faudra garder les yeux levés. Sans le dire, elle pensait : si elle baissait le front, on ne verrait que lui.
Pauline a emporté le livre sous la table, dont elle s’est fait une maison. Il n’y avait guère de lumière, mais ça suffisait. Les dorures, les parties blondes, par exemple les champs de blé, les auréoles autour des têtes, l’éclat d’un œil, d’une dent, telles étaient ses petites lampes. Elle a essayé de s’imaginer à la place des modèles, sous le regard du peintre. Au bout d’un moment, et imperceptiblement, elle a glissé dans les images, vêtue de blanc elle porte une fourrure d’une indicible douceur sur ses épaules nues, ou bien elle rit aux éclats et le teint, un peu bleu, de son visage, sous les atours d’une enfance heureuse, trahit l’émergence d’une intéressante mélancolie. Derrière elle s’étend un paysage vallonné.
Un choc contre le pied de table la fit sursauter, elle retint un cri. La bonne bougonnait, elle avait heurté le meuble et la vaisselle tremblait encore entre ses mains. Toute la maison tremblait, et la fillette se faisait toute petite. Le livre était resté ouvert à ses côtés. Les enfants riaient en silence. Elle tourna la page. Un jeune garçon brun la regardait ; d’une main il caressait un lapin blanc.
Déjà rêveuse de nature, seule enfant entourée d’adultes, et de femmes seulement, elle se prit à rêver davantage. Ce peuple – cette famille – de personnages dont on avait fait le portrait, hier, voici un siècle ou davantage, elle l’intégrerait. Elle serait, elle aussi, « celle dont on a fait le portrait » ; plus tard, dans dix ans, dans cent ans, un enfant ouvrirait un album et ses traits lui apparaîtraient. Elle se ferait ainsi beaucoup d’amis. Tout excitée, elle eut des gestes incontrôlés, sauta un petit peu trop haut, écarta un petit peu trop les bras, heurtant à son tour la table, d’en dessous, et, entre le chantonnement et le sifflotement, elle produisait une sorte de gazouillis dont la bonne devait être bien surprise. Mais celle-ci était repartie, la pièce était déserte, hormis la fillette, dans l’ombre.
À quatre pattes elle sortit, tirant le lourd album. Si doux un moment auparavant, le regard du jeune garçon semblait maintenant moqueur, elle en fut peinée. Abandonnant l’ouvrage sur le tapis, elle se traîna vers la fenêtre, adopta sa tenue de camouflage, dans l’embrasure : les rideaux comme des catogans, aussi sombres que ses propres cheveux, et son minois aussi gris, à cette heure, que la lumière extérieure. Le cœur brûlant, elle attendit.
Ce qu’elle voyait de la fenêtre ne portait pas à l’espérance. Une carriole abandonnée reposait de guingois sur son brancard, la route grise semblait soulignée d’un maquillage épais, un chat errant se faufilait de porche en porche, et lorsqu’elle regarda mieux elle vit que ce n’était pas un chat. (Ce que c’était, elle ne tenait pas à le savoir ; une goule ? cette créature existe, dans les contes.) La rue, la maison même semblaient aussi abandonnées, et déséquilibrées, que la charrette. Pauline eut l’impression de tomber, elle se retint au rideau, elle y enfouit le visage et huma la poussière. Comment maman pouvait-elle l’abandonner, à l’heure où le crépuscule vous cerne et vous enferme dans ce qu’elle ne savait pas encore désigner comme de l’angoisse ? C’est l’angoisse du soir, quoi que promette le lendemain.
Telle une feuille de papier, une entité flotte de-ci de-là poussée par les souffles nocturnes dans les étages en silence. Aux souffles s’infiltrant par les interstices des volets, les fentes du bois, les trous de souris, se mêle l’haleine des dormeuses. J’ai foi en toi, ces mots rayonnant dans la nuit – en lettres d’or – au matin resteront. J’ai foi en toi. Aussi mince qu’une feuille de papier la séparation entre la nuit et le jour, un jour et le suivant. On se réveille, la maison se reconstruit, et la maison, c’est sa propre vie. Et ce qui passe dans la maison, y pénétrant par les interstices, les fenêtres, c’est la clarté du jour. Et la première pensée diurne, après cette résurgence de la nuit, cette promesse, j’ai foi en toi, c’est : le peintre viendra faire mon portrait, aujourd’hui !
Intimidée, Pauline tournait sa tête ronde, encore et encore, sur l’oreiller, encore. Un chat en boule, telle était sa tête. Mais le chat dormait à ses pieds. Il était sombre comme sa chevelure. Fourrure noire en haut, fourrure noire aux pieds. Et le souffle du jour sur la joue : réveille-toi ! Puis les images banales s’imposaient, le lait dans la tasse blanche, la robe à collerette, la tache sur l’étoffe bleue, la petite déchirure. Le lit tout petit encore placé dans l’angle, dans la partie ombrée. En fait, se disait-elle, chaque matin on plonge dans le futur. Elle en avait le vertige. Elle ne réfléchissait pas davantage, parce qu’elle était limitée par son âge et que l’ignorance est un obstacle solide. Même si elle savait, par exemple, qu’un peintre viendrait pour elle, cette certitude était une grande inconnue, et en tant que telle ne laissait pas de susciter le malaise.
Les bruits étaient assourdis, leur pouvoir de nuisance amorti par plusieurs couches de mur et de plancher, qui leur donnaient une résonance grave. Pauline écoutait les murs, percevait des chocs, comme si une masse frappait la base de la demeure, boum, boum, elle savait que ce n’étaient que les chaises remuées, le pot de lait choqué sur la table et les sabots de la bonne. Puis des voix, des voix de femmes muées en gravité, des voix ténébreuses, qui parlaient de l’autre bord, l’autre monde. Mais la fillette souriait, elle avait l’habitude, et l’habitude est le meilleur ami du matin. C’est pour elle qu’on se lève, en dépit des incertitudes.
Parce qu’il remet rarement en question les décisions de sa mère le concernant, l’enfant ne demande pas « pourquoi ? » lorsqu’elle lui intime une tâche ou lui assigne une place. La mère de Pauline avait convoqué le peintre, et si Pauline se posait des questions, cela ne regardait que la personne du peintre, sa propre attitude, et bien sûr le résultat. Maman voulait un portrait d’elle ? Elle se prêterait à l’exercice, avait-elle le choix ? Cette question même (ai-je le choix ?) ne l’effleurait pas. Pauline savait que la séance de pose aurait lieu au salon, où la lumière pénétrant par de gros verres dépolis formait des vagues et des tourbillons, et s’enchevêtrait à l’ombre. Tout l’art du portraitiste, avait dit la mère, consiste à s’aider des ombres pour modeler le visage, et à les opposer subtilement à la lumière. Pauline songeait à cet homme qui examinerait ses traits, et le sang affluait à ses joues. Seul un glacis pourrait restituer la magie de cette roseur dans la transparence des joues. Ce coloris, qu’il s’agirait de doser avec une délicatesse infinie, était en effet inclus dans le visage de porcelaine de la fillette et lui donnait un charme touchant. Sous le couvert de la sévérité et de l’indifférence, la mère en était émue.
L’expression n’est donc qu’un jeu d’ombres, et Pauline, devant la glace tavelée accrochée un peu trop haut, regardait ces ombres passer, semblables à des fantômes. Quelle expression dois-je prendre, maman ? Sois toi-même ! répondit la mère. Pour ça, elle pouvait avoir confiance : Pauline ne pouvait être que Pauline, la vie ne lui avait pas encore appris le déguisement.
Ce n’est pas qu’elle fût dénuée de pensées. Celles-ci, semblant se matérialiser, formaient autour de sa tête un fin cercle d’or. Je me demande, songeait la mère, si le peintre saura rendre non le contenu des pensées de ma fille, mais cette clarté presque sombre qui émane de son regard pensif. Dans son cas, celui-ci est réellement la porte de l’âme. Quelle force tranquille, associée à une grande vulnérabilité ! Quel pouvoir souverain, qui de la conscience diffuse de sa souveraineté ne tire nulle gloire !
Ce qui avait décidé la mère à favoriser et même organiser ce face-à-face, qui se prolongerait de semaine en semaine, sur une durée indéterminée, jusqu’à l’achèvement du portrait, c’était la grâce entraperçue, et difficile à retenir dans les filets de la mémoire, sur les traits de sa fille. Ces divines apparitions, fugaces comme il se doit, et impromptues, ne sauraient se renouveler indéfiniment. Un artiste saurait-il faire mieux que ne le peuvent l’amour et la mémoire ? Pas sûr !
Néanmoins, et quoi qu’il en soit, il fallait essayer. Si on est généralement déçu, dans un premier temps, du résultat de cette entreprise mystérieuse qu’est la duplication des traits d’un visage, à défaut de l’être cher lui-même, par la suite, toutefois, le cœur s’habitue. La reconnaissance n’est pas immédiate. Ce qui est vrai de la reconnaissance d’un artiste, toujours en avance sur son temps, l’est aussi de la reconnaissance d’un visage, d’autant plus que nous est proche la personne à qui il appartient.
Le modèle, la mère l’avait sous les yeux. Mais l’enfant changeait si vite : la grâce qui l’habitait n’était-elle pas vouée à disparaître, un jour, une fois pour toutes ? Car l’une des raisons, oui, de la décision consistant à soumettre Pauline à ces séances de pose était le scepticisme de la mère concernant l’évolution de sa fille, selon ses observations portant sur les enfants qu’elle avait vus grandir. Et ce qu’on pourrait désigner comme un manque de confiance, cette attitude somme toute négative vis-à-vis d’elle, Pauline le ressentait, sans pouvoir mettre des mots sur son sentiment, avec une certaine crainte et une vague amertume.
Peut-être le peintre, suivant sa personnalité, sa perspicacité et bien sûr son talent, parviendrait-il à dénouer les fils retors de ce conflit, soigneusement camouflé, qui opposait la mère et la fille, l’âge du désabusement et la fraîcheur de l’enfance ? Il lui faudrait beaucoup, beaucoup de talent, du génie même ! Il faudrait que le portrait marie la rouerie et la sincérité, la grâce et le dépit, la lucidité et son contraire, l’amour aveugle !
Il est temps de faire connaissance avec cette perle rare ou, selon la bonne intuition ou au contraire l’erreur monumentale de la mère quant au choix de l’artiste, avec celui qui serait le sujet et la cause d’une énorme déception, l’homme « dont on m’a dit grand bien », et dont elle avait eu l’occasion de découvrir des œuvres (des paysages essentiellement), lesquelles, elle ne s’en cachait pas, l’avaient touchée à un point sensible et de manière personnelle ; dans le petit monde de l’art, on le connaissait sous le pseudonyme de Jean-François Delacouleur.
Jean-François Delacouleur était plus coutumier des sous-bois entachés de lueurs mêlées aux ombres et à la brume, ou des vastes étendues où s’ébouriffaient quelques touffes d’herbe et que traversait, tantôt, quelque lapin, que des formes floues, tantôt avançant, tantôt reculant, et des contours arrondis des visages, l’étoupe grise, ou d’un brun chaud, ou d’une blondeur vénitienne, qui les surmontait, le col blanc, aux pointes nettes, et les épaulettes de velours qui en constituaient la base. Nulle enfant n’avait encore sorti, de sa manche relevée, son bras blanc, tendre et potelé, ou malingre et qu’il faudrait étoffer d’un peu de chair huileuse et colorée, et ne l’avait regardé, de dessous, avec ce semi-sourire qu’ont parfois les enfants ; aucune petite fille, envoyée par sa mère, n’avait pointé le menton vers lui et n’avait fiché dans le sien ce regard qui ne se livre pas…
C’est peu dire que cette confrontation à l’enfance, terre inconnue, le remplissait d’appréhension, lui qui, de surcroît, n’avait connu du « petit peuple » que des neveux et nièces, et des frères et sœur tellement vite grandis qu’il n’avait plus guère le souvenir de leurs premières années de vie. De plus, lui qui avait l’habitude de travailler en atelier (au retour de fructueuses promenades durant lesquelles son carnet se remplissait de croquis, parfois assortis de noms de couleurs, de flèches divergentes et d’essais de structures rendues au moyen de hachures, de frottages et de pointillés) devrait, cette fois, transplanter celui-ci dans un salon bourgeois, qu’il imaginait obscurci de tentures et encombré de fauteuils et de bibelots, et où il ne serait évidemment pas chez lui.
S’il avait choisi son pseudonyme par dérision, car il se moquait bien, du moins le croyait-il, de l’ambition et des prosternations, et des prétentions de ses pairs à l’élégance et au bon goût, Pierre Grandjean, de son vrai nom, n’en restait pas moins subordonné à son sens particulier de la couleur (obsédé par les harmonies chromatiques de ses tableaux en devenir, ce coloriste vivait des jours hantés de lueurs brunes et or, et des nuits bleues semées d’étoiles). Approché par cette mère d’une enfant qu’il espérait tranquille, et d’une certaine race, il n’avait pas hésité longtemps, voyant dans ce nouveau registre apporté à son œuvre un défi, et tout simplement une expérience. Une vague nostalgie avait sans doute contribué à son accord, donné après une nuit de réflexion entrecoupée de rêveries. Il tremperait son pinceau dans les humeurs de l’enfance, peut-être son travail s’en trouverait-il régénéré. Car il arrive un moment où une carrière, aussi établie fût-elle, commence à paraître fastidieuse aux yeux du premier intéressé. Déjà, au cours de cette nuit trop courte, dédiée moins aux hésitations qu’à des plans et des projets, il avait composé des versions possibles de son tableau, dont l’orientation retenue dépendrait toutefois de l’apparence, et de l’essence même, de sa figure angulaire, le modèle.
Dans les mains de l’enfant il avait placé un livre, dont l’illustration, sur la page visible, sonnerait comme une trompette dans la pénombre de l’œuvre (la tristesse du salon envahi par les gris ne pourrait en effet que déteindre sur la toile, et il se faisait une fête du contraste entre la pâleur, comme éclairée du dedans, du front incliné et l’opacité du décor), il avait assis son modèle sur un antique canapé, petite broutille sur un navire à la dérive. Une autre version posait la mère telle une statue en arrière-plan, sa robe vert foncé tombant rigidement, les mains sur les épaules de sa fille appuyée à elle, figure, celle-ci, de l’ange visitant la nuit de l’humanité (car dire que l’humanité est « éclairée » est un pur non-sens). Au matin, le romantisme de ces visions le fit rougir.
D’abord, il étudierait le visage, son harmonie fondée sur l’équilibre subtil des formes et des masses. Et ce qu’il étudierait le plus, ce serait le regard. Avant de se lancer (en avant les crayons, et le pouce qui mesure !), il apprendrait ce visage – cette douceur – par cœur. Il imaginait la blondeur (encore que la mère soit brune), la candeur, il craignait la joliesse et la fadeur. Serait-il surpris ? Combien il l’espérait !
Il apprécierait du caractère, mais pas de crises, s’il vous plaît. Il était bien conscient du portrait peu flatteur, et surtout bien flou, qu’il se faisait de l’enfance, à charge pour la réalité de l’éclairer sur ce sujet, qui jusqu’à ce jour ne l’avait guère intéressé. Un défi, voilà ce que ce serait. À cela s’ajoutait le fait qu’il serait correctement payé (la commanditaire s’était renseignée sur sa cote, pas très élevée, mais réelle toutefois, et sur les prix pratiqués) et qu’il ne roulait naturellement pas sur l’or. Une commande, en cette période de vaches maigres, c’était du pain bénit !
D’autant plus que les paysages, dont il était un spécialiste qu’il se plaisait à penser compétent, et d’une certaine réputation, ne faisaient habituellement pas l’objet de commandes, et rarement l’objet d’achats. Voir le gain assuré (sauf en cas de mécontentement de la cliente) lui donnait le sentiment de travailler comme un rond-de-cuir, un certain risque en plus. Toutefois, intimement, il faisait confiance à son talent.
Enfin, rien ne l’empêcherait, pour se distancier du portrait et pour se retrouver, en tant qu’artiste, libre par définition et par nécessité intérieure, de continuer de travailler en parallèle à ses paysages, visions grandioses et inspirées révélant la pousse des arbres infinis, pointus comme les sapins, qui vont s’amincissant jusqu’à leur dilution dans le ciel, ou magistralement éployés comme les chênes, ou comme les cèdres du Liban qu’on voit du pied de la colline, au flanc de laquelle ils forment une tache en forme de vague…
Quoi qu’il en soit, il avait accepté la commande. Lorsque la mère lui présenta l’enfant (il avait fallu l’extirper de sous le secrétaire où elle se cachait, et où elle jouait à être elle-même), Pierre Grandjean fut frappé de la placidité qui émanait de cette gamine ébouriffée (on devinait que le désordre était récent et que la mère aurait vite fait d’y remédier) qui, détournant et posant sur son épaule, comme un cygne sous son aile, sa tête trop lourde, qu’elle avait effectivement légèrement surdimensionnée, irradiait une forme de bonheur inaccessible à autrui, en tout cas, se dit-il, à des adultes comme lui. Puis il se dit, dans un coin de son esprit : mais suis-je un adulte comme les autres ? Un artiste (ce n’était pas le moment de mettre en doute son appartenance à ce groupe marginal et néanmoins logé au cœur même de la
