Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Un grand blanc sur la carte: Une mémorable exploration du Karakoram
Un grand blanc sur la carte: Une mémorable exploration du Karakoram
Un grand blanc sur la carte: Une mémorable exploration du Karakoram
Livre électronique331 pages4 heures

Un grand blanc sur la carte: Une mémorable exploration du Karakoram

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

En 1937, les célèbres alpinistes britanniques Eric Shipton et Bill Tilman se lancent dans l’exploration d’une vaste région inconnue de l’Himalaya. Accompagnés de cartographes et de quelques Sherpas, ils sillonnent pendant des mois vallées et glaciers autour du K2, la seconde plus haute montagne au monde.

Cette expédition fut leur plus fameuse aventure. Elle a marqué les annales de l’alpinisme en Himalaya, ouvrant la voie à des générations d’alpinistes rêvant de magnifiques ascensions. Pour Shipton et Tilman, l’exploration était l’essence même de leur approche de la montagne, la conquête d’un sommet n’étant souvent que secondaire.

Avec un don de l’observation et un humour tout britannique, Shipton relate le parcours de l’expédition au cœur des montagnes et vallées inconnues du Karakoram chinois, remontant d’impénétrables gorges, traversant des rivières en furie et parcourant d’immenses champs de neige. Un classique de la littérature d’exploration et de montagne enfin traduit en français.




À PROPOS DE L'AUTEUR




Eric Shipton (1907-1977) est un alpiniste et explorateur anglais qui a parcouru les montagnes du monde, de l’Himalaya à la Patagonie, de l’Afrique à l’Asie centrale. Un temps consul à Kachgar, au Xinjiang, il a mené de nombreuses expéditions, dont plusieurs en reconnaissance à l’Everest.

LangueFrançais
ÉditeurNevicata
Date de sortie24 avr. 2024
ISBN9782512013174
Un grand blanc sur la carte: Une mémorable exploration du Karakoram

Auteurs associés

Lié à Un grand blanc sur la carte

Livres électroniques liés

Plein air pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Un grand blanc sur la carte

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Un grand blanc sur la carte - Eric Shipton

    LES PRÉPARATIFS

    Image 10

    « Toute expérience, cependant, s’ouvre comme une arche d’où

    Luit le monde inexploré, sa frontière

    À jamais et toujours, recule devant moi. »

    Ulysses, Alfred, Lord Tennyson

    1

    Genèse d’une expédition

    Imaginer dans les moindres détails les préparatifs d’une expédition dans une région inexplorée constitue pour moi un fascinant passe-temps. Qu’il y ait fort peu de chances de voir l’ébauche prendre corps, n’importe guère. Ces projets chimériques peuvent être envisagés en tout lieu du globe. J’en ai conçu dans les montagnes interdites du Népal, parmi les sommets balayés par le vent de la Terre de Feu et à travers le continent Antarctique.

    Lors de la campagne à l’Everest de 1936, pendant les heures fastidieuses écoulées dans mon sac de couchage à écouter souffler la tempête sur le glacier est de Rongbuk⁴, j’ai esquissé un de ces voyages avec Noel Humphreys. Je pensais alors explorer la chaîne enneigée et isolée qui s’élève au-dessus des denses forêts torrides du centre de la Nouvelle-Guinée. Notre plan était d’affréter un boutre à partir d’un port néerlandais sur la côte sud et de naviguer jusqu’à l’extrémité méridionale de l’île, puis de débarquer avec suffisamment de nourriture et d’équipement dans l’idée de tenir un an et demi. Ensuite il faudrait se relayer sur 500 kilomètres en portant les charges le long d’une crête, bien au-dessus des marais enfiévrés. Nous espérions ainsi atteindre la chaîne enneigée. Afin d’amener le matériel à l’intérieur des terres et de nous aider à vivre dans ce pays hostile, nous évoquions l’idée d’engager une douzaine de Sherpas. Voire de leur proposer de participer à l’ascension. De peur qu’ils aient le mal du pays en se trouvant si loin de chez eux pendant une si longue durée, nous avions même imaginé les autoriser à emmener leurs épouses. Nous avions aussi évoqué la possibilité de planter des cultures dans les contreforts de la montagne, ce qui aurait pu nous aider à survivre une fois à l’intérieur des terres.

    Papier et crayon en main, je m’amuse souvent à dresser une liste théorique, par ordre de préférence, de ces expéditions. Parfois l’une se trouve en tête de mon énumération, parfois une autre prend la place. Dans mon esprit, il y a toujours une entreprise prioritaire, jusqu’à ce que les circonstances déterminent laquelle doive finalement être privilégiée.

    Devisant ainsi avec John Morris sur le chemin du retour du camp de base à Rongbuk, à la fin de l’expédition à l’Everest, il m’a demandé si j’avais déjà envisagé un périple depuis la vallée de la Hunza jusqu’à Leh en passant par la rivière Shaksgam – son plan favori. Pendant la longue marche à travers le Tibet, nous passâmes beaucoup de temps à spéculer sur nos chances de réussite. Lorsque nous atteignîmes l’Inde, ce plan était placé si haut en tête de ma liste qu’il excluait tout autre objectif.

    La rivière Shaksgam se trouve quelque part sur les frontières non délimitées du Turkestan chinois, de la Hunza et du Cachemire. Conduire un groupe dans cette partie du monde impliquait obligatoirement d’obtenir l’aval du gouvernement des Indes.

    Fin juillet 1936, je me suis donc rendu à Simla⁵ afin de détailler mon entreprise aux autorités. Quelques mois plus tard, l’autorisation m’était accordée. En août, en attendant le début d’une expédition de reconnaissance dans le bassin de la Nanda Devi, j’ai séjourné avec Bunty et Norman Odling dans leur charmante maison à Kalimpong⁶ – refuge tout confort pour de nombreux voyageurs. Durant cet agréable intermède, à l’aide de toutes les cartes existantes du Karakoram, je me suis familiarisé avec la géographie des territoires envisagés, étudiant les divers itinéraires, les coûts impliqués et les complications inhérentes à chaque plan d’approche. Finalement, j’ai estimé qu’au lieu de faire le voyage suggéré par John Morris, il serait plus utile d’établir un camp de base au milieu du bassin de la rivière Shaksgam, avec suffisamment de nourriture afin de tenir trois mois et demi. De là, il serait facile d’aller explorer dans toutes les directions.

    À ce stade, mes projets étaient nécessairement vagues, mais j’étais fasciné à l’idée de pénétrer les espaces méconnus du Karakoram. À force d’étudier les cartes, un point en particulier enflamma mon imagination. Les crêtes et les vallées qui se dressent au-dessus du Baltistan deviennent de plus en plus hautes et escarpées à mesure qu’elles se fondent dans le labyrinthe des sommets et des glaciers du Karakoram, et se terminent soudainement sur un vaste espace blanc sur la carte. Au milieu de ce vide figurait un mot stimulant : « Inexploré ». Ici le K2, seconde plus haute montagne du monde, règne en monarque absolu.

    Le versant méridional de cette chaîne a été foulé par de nombreux explorateurs et alpinistes qui ont partiellement arpenté ses vastes glaciers. Mais le versant septentrional de cet immense bassin fluvial se montre difficile d’accès. Le terrain, inhospitalier et inhabité, empêche tout voyageur de séjourner longtemps dans ses vallées profondes et reculées, lesquelles présentent d’abruptes parois rocheuses. Pendant les mois d’été, lors de la fonte glaciaire, les rivières débordent et le niveau d’eau atteint des hauteurs considérables. Sans ponts, elles deviennent vraiment infranchissables.

    Le premier explorateur à parcourir en partie le Karakoram fut Sir Francis Younghusband, alors lieutenant dans les Dragons. En 1887, au terme de son grand voyage à travers l’Asie, de Pékin à l’Inde, il franchit la chaîne d’Aghil, empruntant ce qu’on appelle depuis le col d’Aghil. Cette chaîne se situe au nord du Karakoram. Sur le versant sud du col, il découvrit une rivière que ses hommes appelèrent la Shaksgam. De là, il remonta les pentes du glacier de Sarpo Laggo et traversa la chaîne principale du Karakoram par le col de Mustagh. Le récit de cet exploit émérite sera cité ultérieurement.

    Deux ans plus tard, en 1889, il traversa de nouveau le col d’Aghil pour atteindre le cours de la rivière Shaksgam et la suivre vers l’amont sur une grande distance. Il fit ensuite une tentative pour pénétrer le massif montagneux s’étirant au sud-ouest. Échouant à remonter un glacier – qu’il nomma le « Crevasse glacier »⁷ – il suivit, à la fin de l’automne, le cours inférieur de la Shaksgam et atteignit ainsi le col de Shimshal, à l’extrémité nord-ouest de cette zone.

    Depuis lors, d’autres voyageurs ont, à leur tour, parcouru ces massifs. En 1926, le colonel Kenneth Mason dirigea, sur la Shaksgam, une expédition financée par le Survey of India. Son objectif était de franchir le col du Karakoram⁸, à l’extrémité orientale de la chaîne d’Aghil, et de rejoindre le bassin collecteur de la Shaksgam. De là, il avait l’intention de progresser vers l’aval afin de rejoindre la route de Younghusband et d’établir les positions géographiques respectives de la rivière Shaksgam et du col d’Aghil. Un grand glacier, descendant des pentes nord de la chaîne du Teram Kangri et recouvrant la rivière Shaksgam, lui a barré le chemin. La glace brisée formait un chaos incontournable. Mason a nommé cet obstacle : glacier de Kyagar. Sa caravane s’est alors tournée vers la chaîne d’Aghil afin d’en explorer la partie orientale. En août, ils ont atteint les rives d’un autre grand cours d’eau, d’abord suspecté être la Shaksgam. L’énorme volume d’eau s’engouffrant dans la gorge a bloqué leur progression vers l’aval. Mais en amont, ils ont pu gagner suffisamment de terrain et se rendre compte qu’il ne s’agissait pas de la Shaksgam. Mason a nommé ce cours d’eau la Zug Shaksgam, ou fausse Shaksgam. La saison tardive mit un terme à ses recherches. En 1929, un groupe de l’expédition de Son Altesse Sérénissime le duc de Spolète traversa le col de Mustagh vers la vallée de la Shaksgam et suivit la rivière jusqu’au glacier de Kyagar. Nous détaillerons ultérieurement leur parcours.

    En 1935, le Dr Visser et sa femme – auteurs de trois expéditions notables dans le Karakoram – ont repris la route de Mason. Ils sont parvenus à traverser le Kyagar et à cartographier les grands glaciers descendant des Gasherbrum, mais ont dû interrompre leurs travaux en raison des crues estivales.

    À l’ouest et au nord-ouest des régions visitées par ces explorateurs, il reste encore de vastes étendues inconnues, d’un intérêt exceptionnel tant pour l’alpiniste que pour le géographe. L’exploration d’une partie de ces terrae incognitae allait être l’objet principal de mon expédition.

    Nous avions trois centres d’intérêt. En premier, la section qui se situe entre la vallée du Sarpo Laggo et le col de Shimshal, délimitée au nord par la rivière Shaksgam. Soit une superficie d’environ 1 500 km². Younghusband avait effleuré cette contrée lors de sa tentative le long du glacier de Skamri. En second, le système glaciaire situé au nord et au nord-ouest du K2. Enfin, dernièrement, la partie de la chaîne d’Aghil, à l’ouest de celle explorée par l’expédition de Mason. Les deux problèmes demeurés en suspens dans ces lieux consistaient d’une part à trouver et identifier le cours inférieur et l’exutoire de la rivière Zug Shaksgam ; d’autre part à fixer la position géographique du col d’Aghil. 1937 marquait le cinquantième anniversaire du célèbre voyage de Sir Francis Younghusband : une incitation supplémentaire à visiter ce col. À notre connaissance, aucun Européen ne s’y était rendu depuis la seconde traversée de Younghusband en 1889.

    La principale question à résoudre était le problème de l’accès à la Shaksgam. En plus de tenter de l’atteindre depuis la Chine, trois alternatives s’offraient à nous : premièrement, traverser le col du Karakoram jusqu’au bassin collecteur de la Shaksgam et surmonter les difficiles sections glaciaires, principaux obstacles rencontrés par Mason en 1926. Deuxièmement, traverser le col de Shimshal tôt au printemps et forcer notre route dans la gorge inférieure de la Shaksgam avant que la rivière ne soit en crue. Troisièmement, traverser la chaîne principale du Karakoram depuis le glacier du Baltoro. Les deux premières alternatives auraient probablement entraîné des ennuis considérables avec la rivière même au printemps, et les crues estivales auraient ensuite menacé de couper notre chemin jusqu’à la fin de l’automne. En outre, le trajet, soit vers Shimshal soit vers le col du Karakoram, est long, surtout en début d’année lorsque les routes ne sont pas officiellement ouvertes, et très onéreux. La troisième alternative, la traversée de la chaîne principale du Karakoram, présentait elle, des risques purement alpins. En dépit de la lourde tâche de faire transiter, en début d’année, plusieurs tonnes de provisions et d’équipements sur un rude col glaciaire, j’ai opté en faveur de ce dernier itinéraire.

    Notre plan de campagne approximatif était celui-ci : atteindre le Baltoro à la fin mai ; traverser la ligne de partage des eaux avec suffisamment de nourriture afin de tenir cent jours après avoir atteint le front du Sarpo Laggo ; y laisser un dépôt, traverser la Shaksgam, passer le plus de temps possible dans la chaîne d’Aghil et revenir avant les crues estivales. Puis retourner au Sarpo Laggo vers la mi-juillet et passer les deux mois restants à explorer nos deux autres objectifs : les zones du glacier de Skamri et celle s’étendant au nord du K2.

    La première difficulté à surmonter dans la préparation de l’expédition était de devoir envisager, une fois franchie la chaîne principale du Karakoram, une autonomie complète pendant trois mois et demi. Ce paramètre, ajouté aux importantes dépenses à prévoir pour le transport de toutes les charges jusqu’au camp de base, impliquait d’exclure le moindre gramme d’équipement dont on pouvait éventuellement se passer. Un rationnement méticuleux et la suppression de toutes friandises interférant avec un régime alimentaire équilibré se devaient également d’être appliqués.

    La question suivante à trancher concernait la composition de l’équipe. J’avais demandé à H. W. Tilman de me rejoindre dans le voyage initialement envisagé de la vallée de la Hunza à Leh via la Shaksgam. Une expédition réduite à deux membres, avec quatre ou cinq porteurs Sherpas, me paraissait la formule idéale. Tilman et moi partageons la même approche ascétique. Au cours de nos voyages en Afrique orientale et centrale, mais aussi en Himalaya, nous avons mis au point une discipline adaptée au voyage léger qui a rencontré un succès certain.

    Mais comme, au lieu de réaliser le voyage tel que prévu, j’ai retenu l’option d’établir un camp de base à partir duquel rayonner, il est devenu évident qu’en augmentant la taille du groupe, je pourrais récolter davantage de résultats. J’ai donc choisi de nous adjoindre un géomètre-arpenteur capable d’exécuter des relevés précis, complétés par nos propres observations. Un seul point fixe, le K2, serait visible en permanence, et il pourrait s’avérer nécessaire de déterminer astronomiquement la position de la carte.

    Entreprendre un voyage de reconnaissance de cette envergure allait être une tâche ardue. Mais réduire les charges contenant le matériel d’arpentage à un volume acceptable allait exiger de l’ingéniosité.

    Michael Spender était l’homme idéal pour ce poste. Il avait acquis ses compétences en Suisse et en Allemagne avant d’être le géomètre-arpenteur attitré de l’expédition sur la barrière de corail en 1928-1929. Il avait ensuite participé à deux expéditions danoises au Groenland. Enfin, nous étions ensemble, lui en tant que topographe, lors de la reconnaissance au mont Everest en 1935. Opérateur rapide et précis, il est capable de s’adapter à des circonstances imprévues.

    Image 11

    Le jour du départ : Eric Shipton, John Auden, Michael Spender et Bill Tilman.

    J’ai également invité John Auden, du Geological Survey of India, à rejoindre notre équipe, pour participer aux travaux d’exploration et effectuer autant de recherches géologiques que possible. Auden avait déjà réalisé de nombreuses ascensions en Europe et moult voyages dans l’Himalaya. En 1933, il a participé à une expédition sur le glacier de Biafo, au-delà d’Askole⁹. Sa connaissance des populations et de l’itinéraire allait s’avérer d’un grand secours. Un précieux atout dans notre caravane.

    Il fut aussi décidé de recruter sept porteurs Sherpas venus de Darjeeling¹⁰. C’était dispendieux, car non seulement nous devions payer leurs salaires durant toute la durée de leur absence loin de chez eux, qu’ils travaillent ou pas, mais encore fallait-il payer leur acheminement en train à travers l’Inde, de Darjeeling jusqu’à Srinagar au Cachemire. Le budget afférent à leur participation s’élevait au cinquième du coût total de l’expédition. Mais cela en valait la peine. Ils ont plus que justifié cette dépense et sans leur soutien, peu de choses auraient pu être accomplies. J’ai souvent regretté, au cours de l’expédition, de n’avoir pas engagé le double de Sherpas.

    À l’égal de tout autre peuple, il y a de bons et de mauvais Sherpas, et les bons sont peu nombreux. Il est donc indispensable de sélectionner avec le plus grand soin ces hommes dont le rôle est primordial, au risque d’être fort déçu. Si l’on parvient à recruter un Sherpa au jugement très fiable, mieux vaut lui confier la responsabilité de choisir ses propres compagnons, car personne ne peut connaître les Sherpas aussi bien qu’ils se connaissent eux-mêmes.

    J’ai eu la chance d’avoir un tel homme en la personne d’Ang Tharkay, mon compagnon lors de mes cinq expéditions himalayennes précédentes. Comme d’habitude, il justifia entièrement ma confiance en lui. Il arriva avec un groupe d’hommes aussi durs au travail, loyaux et pleins d’humour que lui. Nous avons aussi pu engager quatre hommes du Baltistan pendant toute la durée du voyage. Ce qui porta notre nombre à quinze : quatre Européens, sept Sherpas et, plus tard, quatre Baltis.

    J’ai évalué le coût de l’expédition, inclus trois billets de bateau aller-retour vers l’Inde (Auden devait nous rejoindre depuis Calcutta), à 855£¹¹. Disposant de peu de fonds propres à titre privé, il a fallu s’appuyer sur le soutien financier des sociétés savantes pour réunir cette somme. La Royal Society, la Royal Geographical Society et le Survey of India¹² se sont intéressés à nos recherches et ont généreusement contribué aux fonds.

    Tout bien considéré, le coût total de l’expédition a été inférieur de quelques livres à mon estimation.


    4 Le grand glacier qui s’écoule au pied du versant tibétain de l’Everest.

    5 La capitale d’été du gouvernement impérial anglais de Delhi, sur les contreforts de l’Himalaya.

    6 Dans le Bengale occidental, au nord de Kolkata, à proximité de Darjeeling.

    7 Ce glacier, extrêmement crevassé, porte désormais sur les cartes le nom de glacier de Skamri.

    8 Le col du Karakoram a longtemps été utilisé par les caravanes de la Route de la Soie entre Leh, capitale du Ladakh, et l’oasis de Yarkand dans le Turkestan chinois (aujourd’hui la province du Xinjiang). Une route militaire, interdite au tourisme, a remplacé l’antique chemin des caravanes, qui traverse des plateaux arides et désolés.

    9 Askole, maintenant au Pakistan, est le point de départ du trekking du camp de base du K2.

    10 Le Népal n’a ouvert ses portes aux Occidentaux qu’au tout début des années cinquante. Avant cela, les Sherpas embauchés par les expéditions venaient du petit royaume du Sikkim, alors indépendant, situé à l’est de la chaîne himalayenne. Darjeeling, au Bengale occidental, est la ville d’où partait la ligne ferroviaire.

    11 Soit l’équivalent de 2500 euros pour l’époque.

    12 La Royal Society, fondée en 1660, a pour rôle de promouvoir la science au sens large. La Royal Geographical Society, fondée en 1830, œuvre pour l’avancement des sciences géographiques. Le Survey of India, fondé en 1767, était chargé à l’époque de la cartographie et de l’arpentage des territoires des Indes britanniques.

    2

    Des mérites profonds de l’alpinisme

    Toutes ces journées passées à Londres, avant même d’avoir bouclé nos sacs à dos, ont été éprouvantes. Il fallait obtenir les autorisations indispensables, acquérir l’équipement, réserver les billets de la traversée en bateau et s’occuper d’infinis détails ayant peu de rapport avec la vie austère que nous mènerions dans les montagnes. Tous ces efforts se justifiaient-ils ? Pourquoi se rendre si loin vivre une vie d’inconfort et de privations ? Je suis convaincu que cela en vaut la peine, car chaque fois que je pars en expédition, il me semble retrouver un mode de vie maintenant disparu.

    Avec une nostalgie certaine, teintée je crois de sentimentalisme romantique, je pense aux jours paisibles d’autrefois, avant que la vie ne soit si trépidante, avant que les grands espaces ne soient spoliés par la multitude et que leur splendeur ne soit exploitée à des fins commerciales. Il est vrai que le simple acte de regarder en arrière teinte d’or le passé. Le « bon vieux temps » était probablement difficile et inconfortable ; au moins encourageait-il les efforts individuels. La vie avait alors une saveur particulière, actuellement oubliée. Nous sommes tellement habitués à une vie facile que toute notre énergie se concentre désormais dans la recherche de sensations fortes. Tous nous courons, esclaves de nos émotions, dirigés par des idées préconçues propagées par une presse superficielle.

    Si tant d’activités humaines ont perdu leur pouvoir attractif, c’est parce que nous tendons à faire les choses avec des motivations déplorables : devenir célèbre, céder au sensationnalisme, devenir riche ou juste suivre la mode. Attitude erronée, basée sur un sens irréel des valeurs, qui nous pollue tout autant que les aspects les plus triviaux de la vie quotidienne. Dans la vie comme dans le sport, seule devrait compter la pleine conscience. Toute autre motivation détourne notre esprit et nous prive de la joie de vivre nos actes en toute lucidité.

    Un homme épris de voile est d’abord attiré par la mer en raison de son immensité, malgré tous ses dangers et ses écueils. Naviguer lui apprend l’art de vivre au cœur de cet environnement. Il acquiert une vision d’ensemble sur les obstacles qu’il se doit d’affronter et prend ainsi totalement conscience de la valeur de la vie. Le skieur de randonnée prend plaisir à s’immerger au cœur des montagnes enneigées, à se fondre dans la nature où il trouve un isolement impossible à obtenir dans l’atmosphère fébrile des stations de sports d’hiver. À moins de se rendre au fin fond des Alpes ou de la Scandinavie. Il en va tout autant pour les fanatiques de pêche en rivière, le chasseur de gros gibier au cœur de la jungle ou l’alpiniste.

    L’esprit de compétition s’impose trop souvent. Acclamations, records et trophées prennent une importance supérieure à l’activité en elle-même, acquise au plus vite au détriment d’un patient apprentissage, seul capable de mener vers la connaissance approfondie. La tendance actuelle sacrifie l’être au paraître et privilégie l’artifice à l’authenticité. Le maître mot : aller toujours plus vite et au plus facile.

    Si un individu aisé estime qu’il serait excitant d’aller chasser du gros gibier en Afrique de l’Est, il lui suffit de se rendre dans une agence de voyages et de réserver sa traversée sur un paquebot de luxe. À son arrivée, il engage les services d’un « chasseur blanc » et s’appuie sur sa connaissance de la brousse et son adresse au tir. À son retour, notre prétendu chasseur revient avec un lot innombrable d’anecdotes et moult trophées. Mais il n’a pas pleinement vécu l’expérience de la chasse ; elle ne l’a pas enrichi sur le plan personnel. Il s’est contenté de vivre l’aventure par procuration. L’alpiniste qui part effectuer une saison dans les Alpes, avec comme principale motivation de gravir le plus grand nombre de voies ou de collectionner les itinéraires d’envergure, passe à côté de la valeur intrinsèque de l’expérience. Le véritable but de l’escalade ou de tout autre sport devrait être de transformer son protagoniste, même temporairement, de l’amener à fusionner avec ce milieu naturel en faisant appel à ses qualités les plus intimes.

    Combien de fois, grimpant dans les Alpes, j’ai souhaité les voir à travers les yeux d’Horace Bénédict de Saussure, avant qu’elles ne perdent leur éclat au profit du monde civilisé. Il y a cent cinquante ans, les hommes se rendaient dans les Alpes afin d’étudier les phénomènes scientifiques. Géologie, glaciologie, raréfaction de l’air en altitude… Mais plus encore que ces découvertes scientifiques, de Saussure et ses compagnons appréciaient la paix et la solitude, à l’opposé du monde hostile traditionnellement décrit par les paysans de la vallée à l’évocation de leurs montagnes.

    Tout comme des centaines d’années auparavant les marins avaient appris à aimer la mer, même si elle les confrontait au danger, de même ces pionniers, scientifiques et voyageurs, vinrent à aimer les montagnes malgré, ou peut-être à cause, de leur rigueur. Aujourd’hui, nous leur envions ces jours bénis. Toutefois, les Alpes gardent leur potentiel, pour peu qu’on sache les aborder avec respect et humilité.

    Languir sur le passé est vain. Nous ne pouvons pas remonter dans le temps. Nous ne pouvons guère partir aux côtés de Christophe Colomb et éprouver le frisson de la découverte de l’Amérique ; ni naviguer avec le capitaine Cook à la recherche du mythique continent du Pacifique Sud. Nous ne pouvons pas davantage partager l’excitation croissante des hommes qui, la première fois, franchirent le col qui sépare Breuil de Zermatt et découvrirent l’Italie à leurs pieds avec, au-dessus de leurs têtes, la flèche incurvée du Cervin encore inviolée. De nos jours, qu’on le veuille ou pas, le Cervin est entouré d’hôtels, et si d’aventure nous venons à le gravir, il nous faut avoir recours aux cordes fixes laissées par nos prédécesseurs.

    Mais les plus grandes chaînes de montagnes du monde sont encore étonnamment peu connues. Nos yeux voient l’Himalaya tel qu’il y a cent cinquante ans de Saussure voyait les Alpes. Ses sommets et ses vallées restent à explorer. Ses habitants

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1