Scènes de la vie russe
Par Ligaran et M. Legrain
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Scènes de la vie russe - Ligaran
Maroucia
I
Par une belle après-midi d’automne, un vieillard de mise antique et soignée, se promenait une canne sous le bras, dans un petit sentier longeant la rivière de K…
Sa course avait été longue, car ses vieilles bottines démodées étaient couvertes de poussière.
Il allait lentement, soucieux, préoccupé, comme un savant absorbé dans la recherche d’un problème, ou par l’entrevue de la réalisation possible d’une grande idée.
Ses yeux noirs, grands et beaux, ou tout le feu de sa jeunesse scintillait encore, contrastaient singulièrement avec ses cheveux blancs de neige.
Il regardait parfois autour de lui, et vers la ville de Moscou, s’étendant là-bas, invisible, éclairée par les derniers rayons du soleil couchant.
Très connu, sans doute, car tous le saluaient respectueusement !
Un étranger aurait été attiré par son regard perçant ; et quelque chose d’invincible l’aurait forcé à se retourner.
Arrivé devant la grille d’un jardin d’une maison de construction récente ; il jeta un dernier regard dans la campagne et entra.
Au bruit de la porte, le rideau d’une fenêtre se leva et le visage parcheminé d’une vieille femme apparat.
– Pas de lumière ! dit-il d’un accent triste… La vieille toujours silencieuse laissa retomber le rideau.
Le sexagénaire traversa une première grande pièce, d’où il pénétra dans une petite chambre calme et mystérieuse.
Les murs étaient cachés par de grandes ardoises, des étagères garnies de livres, des tableaux et des portraits.
Au milieu, sur une grande table couverte d’un tapis vert, s’éparpillaient en désordre des paperasses, des cahiers ; puis un cadre de peluche bleu pâle, contenant une photographie, constituait le seul objet de luxe dans ce cabinet de travail.
Ayant déposé méthodiquement sa canne, son chapeau, son manteau sur une chaise ; il vint s’asseoir dans l’unique fauteuil, où il resta inerte les mains sur ses genoux.
Rêvait-il ?… Dormait-il ?… Se reposait-il simplement de sa longue course ?
… La lune étant levée, ses rayons glissaient sur les murs, sur les tableaux et tout lentement vinrent éclairer le portrait que le vieillard fixait dans l’obscurité.
La photographie, petite, ressortait charmante de son cadre de peluche.
… Maroucia !… dit-il lentement.
II
Une vieille dame de bonne noblesse, mais ruinée, habitait le village de P…, non loin de Moscou.
Les petites rentes restées de l’opulence passée, lui permettaient de vivre bien simplement avec sa fille Maroucia qui savait du passé, ce que sa mère avait bien voulu lui confier dans ses moments d’expansion. Ils étaient rares, car elle souffrait cruellement de voir sa fille grandir, vieillir sans avenir, sans espoir.
Épuisée par les soucis et les chagrins, elle tomba malade.
Le médecin dut venir, chose fort coûteuse dans les petits villages éloignés de tout.
Maroucia, âme douce et bonne se prêtait aux exigences de l’intérieur de leur maisonnette de village. Jamais elle ne se plaignait et toute la gaieté de ses dix-huit ans brillait, étincelait dans ses beaux yeux bleus tout en vaquant à ses travaux.
Quoique peu gâtée par sa mère aigrie par le malheur ; Maroucia l’adorait et ne la questionnait jamais sur le passé afin de ne pas lui rappeler ce qu’elle nommait : ses beaux jours.
Quelle ne fut pas son chagrin quand elle la vit alitée et toujours plus souffrante. Sa gaieté s’envola, et triste ne la quitta plus.
Cependant le mal s’aggrava et le médecin à sa dernière visite, recommanda que les médicaments fussent pris le plus vite possible, car un retard pouvait entraver la guérison.
Maroucia perdait la tête, que faire ! Personne pour aller en ville. Le curé du village n’était pas à même de lui procurer ces médicaments.
Tout le monde aux champs !
Courageuse, elle dit à sa mère :
– Personne n’ira plus vite que moi les chercher. La distance pour aller à la ville ne m’effraie pas ; je trouverai bien un pharmacien.
Ma chère enfant ! que d’inquiétudes pour moi de le savoir seule, si loin. Tu ne connais pas Moscou… Il est si grand !
– Tranquillisez-vous, ma mère, je serai bien vite de retour. Je vais vous envoyer Olga pour rester près de vous. Elle l’embrassa avec effusion, et sa mère la bénissait en disant :
Que Dieu te protège mon enfant !
Vivement Maroucia mit un vieux chapeau de paille noire, un fichu de laine tricoté par elle, et partit sans regarder son miroir… La coquetterie lui était inconnue, et elle ne pensait qu’à sa mère malade, bien malade pour que ces remèdes fussent si pressés.
Elle prit par le chemin le plus court à travers champs. Tous les paysans la saluèrent avec respect quoiqu’elle ne fit attention à personne. Pour eux tous, c’était barichnia du village ! Quoiqu’ils l’aimassent, son titre de noblesse les tenait à l’écart.
Ils entraient dans la chaumière de Barichnia avec le même cérémonial qu’au temps de sa grandeur.
Son grand air leur en imposait et ils oubliaient que la grande dame était presque aussi pauvre qu’eux… paysans.
Ils vénéraient Madame de Koslef et sa fille, car elles possédaient une noblesse de cœur inconnue à ces gens rudes, mais bons au fond.
Ce fut donc, avec une certaine inquiétude qu’ils virent passer Maroucia allant à grands pas, et ne répondant pas à leurs saluts.
Ils se rapprochèrent, causèrent et tirèrent mauvaise augure du départ de Maroucia pour la ville.
– Mon père Jean, j’irais bien si c’est là que notre demoiselle court, exclama un gars grand, fort et robuste.
– Cours, après la demoiselle et demande-lui de la remplacer dans sa longue marche, répondit le père Jean.
Ivan, quoique de bonne volonté, ne trouva personne capable de conduire sa charrue.
Il resta ne pouvant laisser ses chevaux en plein champ.
Maroucia allait… allait toujours plus vite, on ne la voyait déjà plus et les travailleurs se remirent à leur besogne… tout retomba dans le silence.
Seule par instants, la voix forte de Ivan, troublait le calme de cette belle et immense plaine.
Il tonnait contre ses chevaux, de beaux étalons nouvellement sortis des haras du gouvernement d’Orel.
Ces jeunes bêtes sentaient le printemps et la charrue quoique lourde avec les masses de terre que ses socs enlevaient et tournaient pédestrement restait légère derrière eux… Ivan, sa chemise ouverte sur sa poitrine et ses manches roulées aux coudes, tenait de ses deux mains les guides et son fouet.
Son gros cou rouge et gonflé par tous ses efforts pour les maintenir dans le sillon, sortait formidable du col de sa chemise tombé sur ses épaules.
Les muscles de ses bras ressortaient saillants au-dessus de l’épiderme et sa grosse voix criait mais ne jurait pas… Quand la colère le saisissait aux coups rudes de collier de ses chevaux, des imprécations trouvées par lui s’envolaient comme des foudres, mais le nom de Bog, en était exclu : c’étaient des roulades, des chutes de sons sonores propres à la langue russe.
Depuis l’aurore, il conduisait ses chevaux : allant, venant, toujours même trajet.
Dans ces immenses campagnes rien pour distraire le laboureur ; des semaines se passent sans que le plus petit incident vienne rompre la monotonie du travail quotidien.
Rentré à la ferme, il y avait les jeunes filles et les femmes des amis ; mais Ivan n’était point un paysan ordinaire, il avait des aspirations plus élevées.
Né de la cuisinière du domaine et ayant reçu quelques notions de lecture et d’écriture ; il s’était dit qu’avec du courage, on sort de la misère, et quelquefois de la médiocrité. Malgré son jeune âge, il passait pour savant à la métairie, et les vieux qui n’avaient jamais su lire, lui trouvèrent de l’esprit : les femmes un beau garçon et les jeunes filles un bon parti.
Insensible à toutes les louanges qu’on lui prodiguait ; il ne se laissait point entraîner. Si une femme se mettait en frais de coquetterie : il savait par son attitude sévère prouver son indifférence, et la persuader de son erreur en ne lui laissant rien espérer.
Peu payé, comme tous les domestiques de ferme ; il s’était juré de ne dépenser que le strict nécessaire pour se vêtir convenablement.
Le seul jeu auquel, il se livrât après les offices, fut le jeu de quilles, mais il n’entrait jamais à la traktir.
Logé avec ses chevaux, ses compagnons de labeur et de repos ; il avait peu de place et point de table. Il cachait ses livres d’étude dans les coffres à avoine, et très souvent il y joignait ses maigres économies ne se composant en grande partie que de gros copecks en billon. Qu’ils étaient encombrants et peu faciles à cacher ! Aussi, était-ce le seul souci matériel qu’il connut : son petit trésor !
Dans sa simplicité, il ne savait point encore, comment en disposer pour le mettre en un endroit sûr. Il craignait que son maître sachant qu’il thésaurisait, trouvât qu’il gagnait trop, et alors diminuerait ses gages déjà si minimes.
Pratique en tout, il ne perdait point son temps en études l’éloignant de l’agriculture. Il ne s’occupait en ce moment que de calcul et d’écriture à laquelle sa grosse main était rebelle. Il n’avait pas d’autres livres. Les problèmes les plus difficiles qu’il se posa, furent les bénéfices que son maître pouvait tirer de sa propriété.
De son raisonnement mathématique, il tomba forcément dans les questions pratiques et économiques… Il comprit alors, qu’il ne pouvait rien faire sans posséder les notions élémentaires de l’agriculture.
L’intendant de la ferme, homme pédant, prétentieux, ne participant en rien à la vie des gens qu’il avait à commander ; quoique n’étant reçu, par son seigneur et maître que dans l’antichambre ; n’était point l’homme qui put diriger Ivan dans ses études.
Le jeune paysan avec son flaire de jeune chien, le comprit de suite. Néanmoins il ne se découragea pas ; seul son trésor le tourmenta et il renonça à le cacher dans les coffres à avoine.
Il lui fut bien difficile de se procurer les accessoires utiles à ses travaux intellectuels. La grande ville lui faisait peur, seul le passage de Maroucia pouvait lui donner l’idée d’y aller ; mais pour lui, jamais !
Étant un jeune homme sobre et assidu aux offices, il avait gagné la confiance du pope et naturellement son espoir se tourna vers lui.
Bon homme et érudit comme tous les popes de village, qui doivent ainsi que leurs ouailles labourer leur champ et élever une famille nombreuse, n’ayant pour ressources que les communions