Les salins de la haine: Roman historique
Par Anne Barthel
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À propos de ce livre électronique
La Compagnie des Salins du Midi lance à l'été 1893 le recrutement des ouvriers pour le battage et le levage du sel. L'embauche est en réduction en raison de la crise économique que connaît l'Europe alors que la perspective de trouver un emploi saisonnier a attiré, cette année-là, un plus grand nombre d'ouvriers. Ceux-ci se partagent en trois catégories surnommées - les « Ardéchois », paysans, pas forcément originaires d'Ardèche, qui laissent leur terre le temps de la saison, - les « Piémontais » composés d'Italiens originaires de tout le nord de l’Italie et recrutés sur place par des chefs d'équipe, les chefs de colle, - les « trimards » composés en partie de vagabonds. Livio quittera son Italie natale, dans l'espoir d'une "autre"vie, sans misère. Les recruteurs sont venus dans son village. Comme beaucoup d'autres, il suivra...
Au travers du récit de la vie de Livio, découvrez l'histoire des ouvriers de la Compagnie des Salins du midi dans un roman historique complet et surprenant.
EXTRAIT
Livio avait quitté Montaionne au lever du jour alors que le soleil commençait sa course là-bas derrière les cyprès qui barraient l’horizon. La casquette enfoncée sur le front, les coudes sur la barre d’appui de la fenêtre, il suivait des yeux la silhouette des arbres semblables aux quilles de bois sur le sable poussiéreux de la placette de son village, quand, les jours de fête, il les fusillait de loin avec la boule de buis patiné qui les couchait au sol avec un bruit mat. Il n’y avait pas de travail pour lui là-haut sur la colline. Tous les hommes étaient au chômage, et seuls, les vieux entretenaient leurs terres et parvenaient encore à nourrir les femmes et les enfants.
Marcello, son cousin, l’avait précédé de quelques jours dans le sud de la France, où il s’était engagé pour le battage du sel aux salins d’Aigues-Mortes. Il avait promis à Livio de le faire embaucher dès qu’il aurait rencontré le chef de bricole chargé du recrutement de son équipe. Pour les équipes italiennes, il était italien et pour les françaises, c’était un français. On ne se mélangeait jamais, une compétition enragée régnait entre les deux communautés. Appelés aussi chefs de cole, ces chefs d’équipe intransigeants menaient les hommes au maximum de leur rendement. Ce n’était pas la première campagne de Marcello. Voilà trois ans qu’il partait ainsi pour un mois ou deux faire la récolte du sel et les vendanges dans le sud de la France, et qu’il ramenait assez de sous pour faire vivre chichement sa famille jusqu’au prochain été. Le travail était pénible, mais bien payé, et même si les Italiens n’étaient pas les bienvenus, ils étaient travailleurs, avaient peu d’exigences, contrairement aux journaliers français noyautés par des agitateurs.
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Aperçu du livre
Les salins de la haine - Anne Barthel
d’Azur
Chapitre 1
Livio avait quitté Montaionne au lever du jour alors que le soleil commençait sa course là-bas derrière les cyprès qui barraient l’horizon. La casquette enfoncée sur le front, les coudes sur la barre d’appui de la fenêtre, il suivait des yeux la silhouette des arbres semblables aux quilles de bois sur le sable poussiéreux de la placette de son village, quand, les jours de fête, il les fusillait de loin avec la boule de buis patiné qui les couchait au sol avec un bruit mat. Il n’y avait pas de travail pour lui là-haut sur la colline. Tous les hommes étaient au chômage, et seuls, les vieux entretenaient leurs terres et parvenaient encore à nourrir les femmes et les enfants.
Marcello, son cousin, l’avait précédé de quelques jours dans le sud de la France, où il s’était engagé pour le battage du sel aux salins d’Aigues-Mortes. Il avait promis à Livio de le faire embaucher dès qu’il aurait rencontré le chef de bricole chargé du recrutement de son équipe. Pour les équipes italiennes, il était italien et pour les françaises, c’était un français. On ne se mélangeait jamais, une compétition enragée régnait entre les deux communautés. Appelés aussi chefs de cole, ces chefs d’équipe intransigeants menaient les hommes au maximum de leur rendement. Ce n’était pas la première campagne de Marcello. Voilà trois ans qu’il partait ainsi pour un mois ou deux faire la récolte du sel et les vendanges dans le sud de la France, et qu’il ramenait assez de sous pour faire vivre chichement sa famille jusqu’au prochain été. Le travail était pénible, mais bien payé, et même si les Italiens n’étaient pas les bienvenus, ils étaient travailleurs, avaient peu d’exigences, contrairement aux journaliers français noyautés par des agitateurs.
Avant hier, le facteur avait commencé à gravir le raidillon en brandissant dans la direction de Livio une lettre venue de France. Il espérait qu’en l’apercevant de loin le jeune homme lui éviterait de grimper la côte.
Un beau garçon que Livio ! Beau gaillard aux cheveux et aux yeux noirs d’ébène, il venait d’avoir vingt ans. En voyant le postier gesticuler, il dévala la pente pour venir à sa rencontre. L’autre, profitant de l’ombre providentielle d’un gros rocher qui marquait la limite du village attendait que le garçon parvint à sa hauteur pour lui donner la lettre qu’il espérait depuis plusieurs jours. Livio reconnut tout de suite l’écriture de son cousin Marcello sur l’enveloppe grise que lui tendait le facteur en s’épongeant le visage et en déboutonnant sa vareuse verte aux boutonnières prêtes à éclater sur son ventre enfin libéré. Avec impatience, le jeune homme déchira l’enveloppe et en sortit le court billet que son cousin avait maladroitement tracé au crayon à la mine de plomb sur une page de cahier d’écolier.
— C’est le cousin Marcello, cria Livio. Santa Maria ! Je suis embauché ! O Dio Mio ! Grazzie mille !
Et sans plus attendre, il remonta la pente en courant, l’enveloppe à la main, traversa la place sans s’arrêter, passa devant les vieux assis à l’ombre des platanes, et entra en trombe dans la cuisine où sa mère préparait la « pastasciutta » pour la marmaille. Il fut sur elle avant qu’elle n’ait eu le temps de s’essuyer les mains à son tablier, et la serra contre lui presque à l’étouffer en criant.
— Ça y est Mama, je vais faire le sel avec Marcello, je vais gagner des sous, tu auras plus à t’inquiéter pour les petits.
Il la saisit par la taille et l’entraîna dans une danse endiablée autour de la table en chantant à tue-tête :
— Sul campo di grano che dirvi non so, un di paperina col babo passo…
Une vieille rengaine qu’il connaissait depuis qu’il était enfant sans en comprendre vraiment le sens.
— Basta, basta ! Supplia sa mère tout essoufflée en se jetant sur une chaise qui gémit sous le poids.
Depuis que le père, bûcheron, était mort écrasé par le tronc d’un châtaignier centenaire qui s’était vengé en basculant du mauvais côté, Livio se louait à la journée dans les fermes autour de Montaionne, où la population appauvrie pouvait rarement payer plus d’une journée, et c’était un emploi si irrégulier et si précaire, qu’il envisageait son travail en France avec un espoir démesuré. Le lendemain matin, levée avant lui, sa mère prépara une grande musette où elle mit du linge de rechange, une paire de sabots, et sur le dessus, roulés dans un torchon de lin de couleur bise, des provisions pour les deux jours complets que durerait le voyage. Il devait rejoindre sans tarder la ville d’Aigues-Mortes s’il voulait avoir une possibilité d’embauche aux Salins du Midi pour la récolte du sel. La saison durait un peu plus de trois semaines et avec du courage et un peu de chance, il pourrait à la fin août se louer pour les vendanges du mois de septembre.
Livio n’était pas un fainéant. Aîné de six enfants, il avait dès ses quatorze ans aidé son père dans les forêts autour de Montaionne et même plus loin au pied des monts où le bois abondait. Mais depuis l’accident survenu à son père, il n’avait plus jamais voulu retourner là-bas malgré l’offre du propriétaire de l’embaucher à son tour. C’était la coutume. Une sorte d’obligation sociale presque toujours respectée. Quelque chose comme un pacte moral qui liait au-delà de la mort ouvriers et patrons. Il aurait été très mal vu que la tradition ne fût pas respectée. Livio qui ne pouvait oublier le visage et le corps de son père méconnaissables quand on avait fait rouler le tronc qui l’avait broyé, avait refusé de retourner sur le chantier, et depuis, il vivotait de petits travaux des champs que des voisins lui confiaient un peu par besoin, mais aussi par solidarité villageoise.
Pas très grand, bien charpenté, il avait hérité de sa mère des yeux rieurs et un sourire éclatant qui illuminait son visage d’argile cuite par le soleil de la campagne. Malgré la frugalité dans laquelle vivait la famille de génération en génération, les enfants, élevés simplement ne manquaient que du superflu. Leur mère, après la mort du père, avait pourvu au nécessaire, n’hésitant pas à accepter des travaux de couture pour faire face à l’achat de ce qu’elle ne produisait pas sur le lopin de terre hérité de ses parents. Quelques volailles, quelques lapins, trois chèvres et un potager lui suffisaient à peine à nourrir les enfants, mais depuis que Livio était en âge de se louer, elle arrivait à boucler son budget. Si le garçon était embauché aux Salins, elle pourrait envisager l’hiver prochain avec sérénité. Le grand-père Luigi, avait donné à son petit fils l’argent économisé en vue de son enterrement pour payer le billet de train, et il n’était pas question de revenir bredouille. La compagnie des Salins prenait à sa charge les frais du voyage, mais officiellement, Livio, n’était pas encore embauché, même si son cousin habitué à la pénibilité de la tâche était sûr que plusieurs renonceraient dès le second jour libérant pour lui un emploi. Quand Livio avait parlé de son projet à son grand-père, le vieil homme au visage parcheminé assis devant sa maison prenait le soleil sur le banc de pierre et n’avait pas hésité un instant.
— Tu me le rendras à ton retour quand tu seras riche, j’attendrai bien encore un peu pour passer l’arme à gauche !
En fin d’après-midi, sans regret, trop excité par son voyage du lendemain, Livio fit un rapide détour par la ferme des Botti pour serrer dans ses bras Caterina, leur fille aînée avec qui il avait eu un petit flirt au bal du quinze août, qui, tous les ans, succédait au passage inévitable à l’église en l’honneur de l’assomption de la Vierge Marie.
Chapitre 2
Le lendemain, après des adieux bruyants à toute la famille rassemblée sur le quai de la gare d’Empoli, Livio, dont c’était le premier voyage, penché à la fenêtre du compartiment identifia avec peine les villages et les paysages qui se succédaient devant lui sous un angle inhabituel, découvrant d’un œil nouveau la campagne toscane qu’il croyait pourtant bien connaître parce qu’il y était né. A l’approche de Florence, ébloui, il assista avec émerveillement au défilé des monuments de marbre blanc qui étincelaient au soleil levant, sitôt entrevus, sitôt disparus à l’allure d’un cheval au galop. Depuis peu, le chemin de fer reliait la France à l’Italie.
Livio, transiterait par Vintimille, Draguignan et Marseille et, après un changement, le train poursuivrait sa route jusqu’à Arles, et Nîmes.
Depuis son départ, une journée et une nuit s’étaient écoulées et une barbe drue assombrissait ses joues sur son visage poudré de suie grasse. La frontière franchie, les passagers en grande partie français regardaient ces étrangers sans aménité. Avec crainte les femmes serraient contre elles leurs enfants effrayés par ces hommes en noir dont ils ne comprenaient pas la langue.
A Vintimille, Livio s’était joint à un groupe de travailleurs piémontais, qui, comme lui, partaient en France dans l’espoir d’y trouver un emploi. Parmi eux, des pères de famille ou des jeunes sans travail. Il se sentait moins seul depuis qu’il les avait rencontrés, et deux d’entre eux se rendaient aussi aux salins d’Aigues-Mortes, espérant s’y faire embaucher. Livio ne dit rien de son cousin Marcello de crainte de compromettre ses propres chances. A Nîmes, tandis qu’ils patientaient en attendant le tortillard qui les mènerait jusqu’aux Salins, il aperçut de loin, un monument semblable au Colisée de Rome, preuve que depuis