Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Des Saisons en demi-teinte: Drame dans les vendanges
Des Saisons en demi-teinte: Drame dans les vendanges
Des Saisons en demi-teinte: Drame dans les vendanges
Livre électronique457 pages6 heures

Des Saisons en demi-teinte: Drame dans les vendanges

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Après une récente tragédie, la vie de Jean a complètement basculé...

Il lui faut tout recommencer. Ou du moins, tout remettre d'aplomb. C'est ce qu'il pensait faire en se mariant avec Lydie. Malheureusement, cette union va droit à l'échec. Il se réfugie alors dans son travail et ses initiatives tant viticoles que commerciales connaissent de retentissants succès. Et voilà qu'Isidore fait irruption sur la propriété. Personnage surprenant, attachant et quelque peu mystérieux, ce jeune agronome ivoirien va devenir un ami, un collaborateur, et un soutien discret et sage. Tout aussi imprévue que bienvenue est l'arrivée d'Anita pour les vendanges. Les sentiments se frayant des chemins inattendus, ces rencontres pourraient guérir bien des blessures.

Alain Laborieux nous montre qu'il n'y a pas de meilleures histoires, ni de plus tristes, que celle des vies parties de travers et des désirs inassouvis.

EXTRAIT

Dans le rayon de lumière de la porte d’entrée un instant entrebâillée, il était hasardeux d’accorder un âge à celui qui tournait la tête vers l’est où des nuages diaphanes s’étiraient dans la première aube. Tout en refermant le massif battant de chêne de la résidence cossue à la façade nouvellement ravalée,
ce lève-tôt fit du regard un tour d’horizon complet. Puis, apparemment satisfait d’une observation qui, à voir son expression, semblait tout aussi poétique que météorologique, il reprit le sac de voyage posé à ses pieds, descendit lentement les quatre marches du perron, et gagna le terre-plein qui s’élargissait devant l’entrée de l’élégante demeure postée juste au-dessous du sommet d’un vallonnement des costières du Gard.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste, photographe et auteur, Alain Laborieux est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs du passé et du folklore, des coutumes et des mythes du Languedoc-Roussillon et de la Provence. Il a signé Des siècles de Bouvine, une histoire de la tauromachie camarguaise (Espace Sud, 2002), devenu un ouvrage de référence, mais également Le Sud entre histoire et légendes (La Mirandole, 2004), récompensé par le prix Claude Seignolle 2005.
Dans ses romans, il marie avec finesse et harmonie traditions régionales et intrigues.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie9 mars 2018
ISBN9782848866871
Des Saisons en demi-teinte: Drame dans les vendanges

Lié à Des Saisons en demi-teinte

Livres électroniques liés

Fiction littéraire pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Des Saisons en demi-teinte

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Des Saisons en demi-teinte - Alain Laborieux

    Dans le rayon de lumière de la porte d’entrée un instant entrebâillée, il était hasardeux d’accorder un âge à celui qui tournait la tête vers l’est où des nuages diaphanes s’étiraient dans la première aube. Tout en refermant le massif battant de chêne de la résidence cossue à la façade nouvellement ravalée, ce lève-tôt fit du regard un tour d’horizon complet. Puis, apparemment satisfait d’une observation qui, à voir son expression, semblait tout aussi poétique que météorologique, il reprit le sac de voyage posé à ses pieds, descendit lentement les quatre marches du perron, et gagna le terre-plein qui s’élargissait devant l’entrée de l’élégante demeure postée juste au-dessous du sommet d’un vallonnement des costières du Gard. Le lieu était ainsi préservé des brutales lubies du mistral et de la tramontane. Devant ce belvédère, le panorama s’étalait amplement, depuis l’ouest et les premiers mamelons du faible relief, jusqu’à la plaine qui sommeillait dans un levant teinté de rose, là-bas, en direction du petit bras du Rhône et de la Camargue. Face à l’observateur qui dominait cette étendue, les étangs du Charnier, du Grey, du Scamandre, de même que, plus bas, moins distincts, mais profus, ceux au voisinage d’Aigues-Mortes éclairaient un peu la basse plaine légèrement ouatée par une brume qui se dissipait déjà. Toute la campagne reposait, encore imprégnée de la paix nocturne. L’air stagnait, sans la moindre velléité de brise, mais portait cependant des effluves d’une fraîche discrétion où se mêlaient aux fenouils et aux résineux des vallonnements, de lointaines odeurs de marécages.

    Tout cela annonçait une paisible journée de fin d’été. On vivait un dernier temps d’attente avant la vendange ; non pas un épisode de farniente et de loisir, mais tout de même des heures de tranquillité de l’âme où l’on se satisfait du travail accompli au long des mois écoulés, où l’on remercie la nature d’avoir prodigué ses largesses et le ciel d’avoir été clément.

    L’homme matinal fit quelques pas, ce qui révéla une sensible boiterie de sa jambe gauche, due à la raideur du genou. Il se tourna une dernière fois vers la façade, juste à temps pour voir, sur le haut de la porte, l’imposte à l’opulente ferronnerie s’assombrir. À l’intérieur, tout retournerait au sommeil pour une bonne heure ou plus encore.

    Dehors il se sentait déjà comme à des centaines de lieues de l’écrin trop douillet et hermétique qui, peu à peu, était devenu son quotidien… Un étroit sourire lamina ses lèvres et disparut aussitôt. Il se dirigea vers les vastes dépendances, et deux grands bergers allemands, surgis d’un angle des bâtiments, vinrent alors à sa rencontre. Il n’aimait pas ces chiens imposants et pleins d’arrogance qu’on ne laissait libres que la nuit, car nul ne savait s’ils n’useraient pas, un jour ou l’autre, de la dent avec des visiteurs. Et le souvenir de Tarasque, le bon vieux gardien de l’autre mas, mort l’année précédente et remplacé par Derviche, lui revint en mémoire.

    Il prépara rapidement leur nourriture et, sans caresses ni paroles, en fit déborder les écuelles que les deux impatients carnivores commençaient à bousculer. Puis, ignorant les grognements de satisfaction et les crissements de crocs, il brossa du revers de la main les quelques poils que les bêtes avaient laissés sur son pantalon et alla ouvrir la porte du grand hangar tout proche. À l’intérieur, les trois voitures de la maison s’alignaient sur la droite : le tout récent cabriolet italien de Lydie, la puissante limousine allemande de Samuel Lavillette, et sa très française DS qu’il considérait comme le triomphe de l’automobile. Toutes trois reluisantes, elles offraient un net contraste avec les tracteurs et les machines agricoles rangés, un peu au hasard, contre le mur d’en face.

    La veste de son costume et sa cravate lui devinrent soudain insupportables ; dès qu’il eut sorti sa voiture et refermé les larges vantaux de bois clair, il se débarrassa de ces effets trop contraignants pour les poser sur la banquette arrière, près de son sac et des serviettes, classeurs, enveloppes et des liasses de documents publicitaires qui attendaient là depuis la veille. Il poussa le tout, comme désintéressé des dossiers d’enseignes commerciales de la grande distribution et des chemises où figurait l’en-tête de la raison sociale avec son nom au-dessous :

    VINS DE PRESTIGE LA CADÈNE JEAN ROUSSES

    Il devait parcourir près de trois cents kilomètres dans un premier temps pour gagner Toulouse, et plus de deux cents autres ensuite pour rejoindre Bordeaux. Avant de prendre le volant, il fit quelques pas et inspira profondément l’air matinal en tournant une fois encore les yeux vers la plaine et les étangs.

    Le soleil était maintenant en partie au-dessus de l’horizon et, dans le bosquet, derrière les bâtiments, les oiseaux semblaient plus nombreux et chantaient avec entrain. Très haut dans le ciel, un avion de ligne laissait une courte traînée neigeuse sans que l’on pût entendre ses réacteurs. Puis, du bas du vallonnement, une pétarade d’antique moteur monta d’un lieu assez proche : un jour sur deux, grâce à son vieux pot, pot, pot, Japy, Élie Saruste arrosait ses tomates, ses salades et ses aubergines ou binait ses artichauts et ses cardes, et cela aux aurores, bien qu’il eût devant lui toute son existence de retraité.

    Jean Rousses passait régulièrement quelques minutes avec ce sage qui professait que la liberté ne peut fleurir dans toute sa splendeur qu’entre quelques ceps de raisin muscat et deux rangs de petits pois, d’aubergines et de tomates. Il coupa le moteur de sa voiture et gagna, pas très loin de là, un point plus élevé d’où il put découvrir, quelques centaines de mètres plus bas, le jardinet et son propriétaire. Il tâcherait de garder en mémoire, comme dérivatif, cette image paisible pendant les trois jours où il allait démarcher d’éventuels acheteurs pour ses vins.

    Ses vins… Il pouvait désormais considérer la production du vignoble de la Cadène et quasiment le vignoble lui-même comme siens, bien qu’il ne se soit pas encore habitué à penser ainsi… bien qu’il ne soit héritier qu’en puissance, du moins pour ce qui relevait du foncier. Par contre, le prestige des vins ne tenait qu’à lui, et son beau-père, qui l’avait bien compris, lui avait demandé de ne faire figurer que son seul nom sur les étiquettes. Pour le reste, c’est-à-dire le patrimoine, Anna et Samuel Lavillette voyaient les choses tout autrement.

    Maintenant, dans la jeune lumière, sa façon d’observer les couleurs du ciel et le proche paysage pouvait laisser planer le doute sur l’évaluation de son âge : entre trente et trente-cinq ans… très près de trente sans doute… Tout comme son visage marqué par le hâle, les quelques ridules, à peine perceptibles à l’angle extérieur des yeux, témoignaient plus d’une habitude de vie au grand air et à la grande lumière, que d’un nombre avéré d’années. Mais l’expression de son regard pouvait tromper beaucoup plus, car on découvrait, dans ces yeux dont le bleu s’irisait parfois de reflets verts, la pondération que confère une solide expérience de la vie ou, plus subtilement, la réflexion d’un esprit aguerri aux aléas de l’existence et aux caprices du sort.

    Un coup d’œil à sa montre le décida à retourner vers sa voiture et, quelques minutes plus tard, après avoir parcouru à petite vitesse le chemin poussiéreux qui raccordait le domaine de la Cadène à la route nationale qui, vers l’ouest, conduisait à Vauvert et à l’opposé, vers Saint-Gilles, il déboucha sur celle-ci. Il ne prit de la vitesse qu’ensuite, après avoir ralenti encore au niveau du jardin d’Élie Saruste pour saluer, d’un amical coup de klaxon, l’homme courbé sur ses rangs de légumes. À cette heure matinale, il avait toute la largeur de la chaussée pour lui et, comme la vitesse était l’un de ses plaisirs, une demi-heure plus tard, il laissait Montpellier derrière lui, en ayant emprunté le contournement offert, depuis quelques années seulement, par un tronçon de l’autoroute A9 en construction.

    Au cours des premiers kilomètres, il balaya les ondes sur l’autoradio, à la recherche d’un éventuel rythme de jazz, puis, lassé de brèves informations ressassées, il se laissa aller aux réflexions. Quelques jours plus tôt, une idée pour la promotion de ses vins l’avait effleuré et il l’affinait peu à peu. Bien joli, le Domaine la Cadène, mais on connaissait tant de Domaine Truc-Machin ou, dans un registre plus huppé, de Château Quelque-Chose ! Le vin relevait pour lui d’un tout autre intérêt que la satisfaction d’une prometteuse étiquette sur une bouteille. Son vin était certes le fruit de son travail, de son expérience et de son savoir, mais surtout la réjouissante éclosion d’une impénétrable alchimie qui s’opérait depuis les noueuses racines pour enfin accéder avec la sève jusqu’aux pampres et aux grappes. Et, plus encore, il saisissait les arcanes de ses arômes complexes, de ses saveurs exclusives, dans les subtilités d’un microclimat et la chimie d’un sol. Alors, il avait décidé de mettre en valeur la terre tout autant que le vin. Commercialement, cela lui paraissait excellent. Il avait tourné et retourné le problème : le vocable Costières du Gard semblait bien rabâché et l’appellation du même nom déjà solidement établie… Le village de Gallician, tout proche, s’enorgueillissait depuis plus de vingt ans de sa « cave pilote » aux remarquables possibilités de vinification. D’autres producteurs vantaient la touche gustative de pierre à feu due, selon eux, aux plutôt rares galets de silex… Et l’idée lui vint tout à coup. Il appellerait ses prochaines cuvées Galets du Quaternaire ; quitte à donner, sur la contre-étiquette, les raisons géologiques avec celles, plus personnelles, de l’appellation.

    Heureux d’avoir trouvé une formule d’une conception assurément inédite, il ne s’occupa plus que de la route et se laissa griser par une conduite devenue soudain plus nerveuse et plus rapide.

    Trois heures plus tard, à nouveau strictement vêtu et cravaté, Jean Rousses arrivait à son premier rendez-vous de la journée. Il avait déjà rencontré plusieurs fois le directeur commercial d’une grande surface de la périphérie toulousaine qui serait inaugurée le mois suivant. Les grands espaces de vente surgissaient un peu partout dans le paysage périurbain, le terme supermarché revenait maintenant à chaque instant sur les lèvres des ménagères. Le mode de vie, les mœurs, les esprits, tout changeait. Et ce fameux mai 68, vécu de très loin par Jean, sur divers lits d’hôpital ou en institut de rééducation, n’en était pas la seule cause. Il avait aussitôt perçu les avantages qui pouvaient découler de ce type de circuit commercial. Au départ, son beau-père ne semblait pas du tout du même avis. Samuel Lavillette vivait avec le souvenir d’une époque où l’on traitait avec des négociants, des courtiers, des grossistes, mais surtout au sein d’un cercle de connaissances de longue date où, si l’on ne se faisait pas de cadeaux, on s’accordait mutuellement confiance, on se respectait et on n’avait qu’une parole. Et, surtout, grâce aux liens familiaux étendus en Bordelais, en Suisse et dans quelques autres régions, prendre de nouvelles et minuscules parts de marché paraissait superflu. On vendait chaque année sa production, en vrac, aux mêmes acheteurs et toujours de la même façon, sans se préoccuper de ce qu’elle devenait par la suite.

    Jean avait fait changer les choses, avec doigté, mais assez rapidement tout de même. D’abord, il avait décidé d’embouteiller une petite partie des meilleures cuvées. La première fois, tout juste cinq mille bouteilles qu’il alla proposer aux bons restaurants et à quelques grandes épiceries de la région. Combien de temps consacré à cela ! Mais l’expérience s’était révélée convaincante et, comptes à l’appui, il lui fut ensuite facile de rallier à ses projets un vieil homme d’affaires aussi précautionneux que son beau-père. Ainsi, l’année suivante, lors de la foire internationale de la vigne et du vin de Montpellier, le Domaine la Cadène présentait sur son stand de dégustation, des crus qui furent unanimement appréciés.

    Quatre ans après ce radical changement de méthode de vente, Jean Rousses passait presque autant de temps à la recherche de nouveaux débouchés qu’au cœur de ses deux vignobles : le fort estimé Domaine la Cadène que Samuel Lavillette possédait toujours, mais dont Lydie hériterait, et de celui de la basse plaine, le mas des Rousses ; théâtre de ses premiers contacts avec la vigne et, plus tard, celui d’espoirs et de déconvenues, de satisfactions, et de peines. Pourtant cette évolution et la nouvelle façon de vivre qu’elle impliquait représentaient bien peu dans tout ce qu’il avait connu de bouleversements au cours des années précédentes… Depuis le jour où celui qui allait devenir son beau-père lui avait confié la gestion de la Cadène, il s’était investi avec un véritable acharnement dans la seule grande passion qui restait vivace en lui, intacte après un épouvantable enchaînement de malheurs. Mais, malgré un dérivatif occupant tous les instants de sa vie, il savait qu’il est des souvenirs qu’on ne peut jamais chasser de ses pensées…

    Dans ce même temps où tout semblait s’accélérer, lui aussi avait beaucoup changé. Il n’était plus le jeune homme qui fuyait ses admirateurs et qui, à la sortie des arènes où il faisait se dresser quelques instants plus tôt des milliers de personnes, tâchait de passer inaperçu et évitait les congratulations et les cordialités. Pour promouvoir et vendre ses vins, il avait dû lutter contre une personnalité peu démonstrative qu’il devait tenir en grande partie de son père ; celui que l’on connaissait à Pontviel d’Obilion sous le surnom du Loup.

    Au sortir de son premier rendez-vous, Jean trouva la ville rose toute souriante sous un ciel lumineux. Il ne connaissait pas Toulouse. Il s’y était rendu en coup de vent, deux mois plus tôt, pour rencontrer ce même homme au regard inquisiteur et aux questions précises qu’il venait enfin de convaincre. Il tenait à cette heure dans son porte-documents un contrat pour deux premières livraisons importantes, avec promesse de continuité si la production de la Cadène plaisait aux consommateurs fidèles au magasin. L’affaire vit sa conclusion en moins de temps que prévu, vraisemblablement grâce aux bouteilles de dégustation offertes lors de la première entrevue, mais aussi à quelques arguments opportunément développés : d’abord le fait qu’outre le métier de viticulteur il possédait de grandes connaissances en œnologie, ou encore que le prochain achat d’une chaîne d’embouteillage allait amoindrir le coût de ce travail pour le moment donné à un entrepreneur. Ainsi le prix de revient, et donc celui de vente, pourrait être légèrement diminué. Et puis, il avait joué sur sa nouvelle manière de promouvoir le terroir tout autant que le vin. Sans doute d’autres suivraient vite son exemple, mais pour l’instant, le coup était bon à jouer… Sans jamais avoir acquis de formation commerciale, un Jean Rousses différent assimilait rapidement les petites ficelles de son nouveau rôle… Il consulta sa montre. L’heure lui permettait de déjeuner sur place et, par la même occasion, de présenter ses vins dans un restaurant apprécié des gourmets et de poser ainsi un jalon supplémentaire pour la suite. Il gagna le centre-ville un peu au hasard des rues et atteignit le boulevard des Minimes. Il put y garer sa voiture sans trop de peine et, toujours au petit bonheur, continua à pied. Il trouva bientôt un restaurant selon ses désirs, proche de la gare et de caractère suffisamment gastronomique sans être trop compassé. Il fut conquis par la qualité des mets et, au moment de l’addition, il alla jusqu’au comptoir, présenta ses vins, son terroir, ses méthodes de vinification et laissa ses tarifs et deux bouteilles pour dégustation. En posant adroitement quelques questions, il sut que le restaurateur connaissait plutôt bien les vignobles du Gard où il comptait des parents proches. Dès lors, il n’eut guère à insister pour prendre une première commande et promit une prochaine visite avant la fin de l’année.

    Lorsqu’il retourna vers sa voiture, il eut soudain la gare Matabiau devant lui et il se souvint que, bien des années auparavant, il avait failli rater là une correspondance pour cause d’agapes entérinant la fin de ses obligations militaires. Instinctivement, il fit demi-tour et pressa le pas. Ce ne fut qu’une dizaine de mètres plus loin qu’il retrouva son allure normale, et il eut aussitôt après une brusque secousse de la tête qui en disait long sur son mécontentement. Pourquoi se comportait-il toujours ainsi quand il s’agissait de se confronter, ne serait-ce que de très loin, au passé ? Quelques minutes plus tard, une autre pensée fâcheuse lui revint. Matabiau ! Le quartier de la gare portait ce nom parce que, quelques siècles plus tôt, au temps des boucheries closes, l’abattoir des bovins se trouvait là. Et les taureaux restaient pour Jean une réminiscence pas très souriante elle non plus…

    Ses rencontres en Bordelais ne furent pas aussi fructueuses que celles faites à Toulouse, bien que son beau-père lui eût indiqué plusieurs personnes influentes dans le monde du vin et auprès desquelles il pouvait se recommander du nom de Lavillette. Malgré l’accueil courtois et l’assurance de l’amitié portée à ce bon Samuel Lavillette, il avait nettement perçu une sorte de suspicion ou de défiance de la part d’un milieu où l’on entendait garder ses prérogatives et protéger ses acquis. En tant que simple producteur de vin, il aurait sans doute été autrement accueilli, mais, commercialisant sa production en bouteilles, il n’était pas réellement le bienvenu et représentait, pour une certaine catégorie de crus loin du grand prestige, une vraie concurrence, dès lors que son vin arrivait ainsi sur le marché. La remarque qui lui fut le plus souvent opposée semblait se teinter de regret :

    — Alors, nous n’aurons plus l’occasion d’acheter en vrac les vins du domaine de la Cadène…

    Comme tout viticulteur, Jean n’ignorait rien des affaires de fraude, vieilles comme le monde, et de coupages illégaux et récents chez plusieurs négociants. On savait depuis longtemps que, dans certaines caves du Languedoc, des camions-citernes venaient s’approvisionner très régulièrement et repartaient vers des chais proches de l’embouchure de la Garonne… La dernière et très importante affaire de coupage de vins de Bordeaux avait été découverte en août 1973 par les services des fraudes, après une dénonciation, et elle avait eu des retentissements un peu partout dans le monde, notamment en Angleterre et au Japon.

    Jean n’obtint que de vagues promesses lors des premiers contacts suggérés par son beau-père. Alors, au cours des deux derniers jours de prospection qu’il avait programmés, plutôt que de continuer ainsi, il préféra visiter quelques grands magasins d’alimentation et des épiceries. Contrairement à ses premières déductions, il découvrit qu’en Médoc ou à Fronsac, on pouvait connaître et apprécier, des vins autres que ceux d’une région où l’on vivait avec l’idée permanente d’une suprématie acquise et pouvant être qualifiée d’écrasante et partisane… Ce ne fut pourtant que dans les dernières heures avant son départ qu’il enregistra son unique commande dans une attrayante épicerie fine dont l’enseigne l’avait plutôt surpris tout près de l’Atlantique : Aux saveurs de Provence. Le maître des lieux arborait la bedaine de Raimu, la gestuelle d’un toréador et l’accent de Tarascon. Cet accent que certains orthographient assent alors qu’il faudrait aquecent pour en exprimer toute la puissance.

    Avant de prospecter davantage hors de sa région, Jean pensa à parcourir les pages jaunes de la rubrique adéquate pour y relever les enseignes fleurant bon la lavande, l’huile d’olive et le littoral du golfe du Lion. Cela le mit de bien meilleure humeur pour le trajet de retour. En chemin, il décida de faire halte à Narbonne pour le repas du soir et pour la nuit. Il repassa la cravate ôtée depuis peu et choisit un des meilleurs hôtels-restaurants de la ville. Quand il laissa sa voiture, il se sentit déjà un peu chez lui, et plus encore lorsqu’il eut longuement parlé de cépages, de saveurs et d’arômes avec le propriétaire de l’établissement. L’heure n’était pas encore celle du coup de feu et le viticulteur avait aussitôt proposé à l’hôtelier de déguster en sa compagnie un convaincant échantillon de sa production. Il ne téléphona qu’ensuite à la Cadène pour annoncer qu’il ne rentrerait que le lendemain et qu’il venait d’enregistrer une quatrième commande.

    Lydie décrocha dès la seconde sonnerie. À croire qu’elle attendait à côté de l’appareil !

    — Bon, on sera quand même ensemble ce week-end. Il doit bien y avoir deux semaines qu’on ne fait que se croiser, et quand on a un peu de temps à passer ensemble, c’est pour s’endormir aussitôt, tellement la fatigue est grande. Jean, il y a des moments où je me demande si j’ai un homme à moi ou un feu follet que je ne fais qu’apercevoir de temps à autre. Arrive vite, Jean… Si on pouvait avoir deux ou trois jours rien qu’à nous…

    Il la laissa continuer ainsi, mais pensait à tout autre chose : aux derniers préparatifs de la vendange, à sa prochaine tournée de prospection commerciale prévue dans la région de Saint-Étienne, à l’aménagement de la future chaîne d’embouteillage ou encore au suivi du laboratoire d’œnologie qu’il supervisait maintenant. Sur ce dernier sujet, il y avait eu, après la mort de Laurent, et il y avait encore de longues discussions à la Cadène. Lydie aurait voulu vendre cette affaire pourtant fort rentable, mais qui l’occupait beaucoup trop en plus de sa pharmacie, tandis que ses parents ne voyaient là que la belle création perpétuant le souvenir de leur fils. Samuel et sa femme prirent l’avis de Jean en tant qu’ami le plus proche de Laurent.

    — Vous qui savez mieux que personne la passion qu’il avait pour le vin, qu’en pensez-vous ?

    Comment répondre ! Il ne souhaitait pas s’opposer à Lydie alors qu’à cette époque, il n’était pas encore son mari, et il se devait par ailleurs de poursuivre dans la voie tracée par Laurent. Finalement, après l’embauche d’un œnologue réputé et avec l’assentiment de tous, Jean prit en main la bonne marche de l’officine en plus de la gestion du domaine des Costières et de celui de la plaine proche de l’étang de l’Or.

    Tout cela n’occupa ses pensées que quelques secondes, mais il lui sembla que Lydie parlait depuis très longtemps, et qu’il en avait perdu le fil de son propos. Il s’en tira en la questionnant sur le courrier et les messages téléphoniques arrivés pendant son absence, puis expliqua qu’avant de rentrer à la Cadène, il aurait encore à passer quelques heures au mas des Rousses où, là aussi, avec l’imminence de la vendange, bien des détails restaient à régler. Au moment de reposer le combiné, il lui promit d’être avec elle dès le lendemain soir et jusqu’au lundi matin.

    — J’arriverai en milieu ou en fin d’après-midi. Il me faut aussi voir comment mon père se débrouille pour préparer la vendange. Mais pour le soir, on peut déjà prévoir d’aller au restaurant. Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, par exemple. Avec la fin de la saison estivale, il doit y avoir moins de touristes et j’ai envie d’une vraie bouillabaisse. Pas toi ?

    — Je t’attends déjà, je t’attends toujours, je t’attends tout le temps…

    — À demain, je t’embrasse.

    — Tu m’embrasses comment ?

    — Très, très fort.

    — Ça peut aller comme ça, mais seulement en patientant.

    ***

    Annonciade Bénézet possédait assurément des facultés de prémonition. Avant que le bruit feutré de la voiture fût perceptible de la cour, elle était sur le seuil, prête à accueillir son neveu. Elle avait pris soin de se coiffer d’un grand chapeau de paille dont l’ombre, sous le soleil plutôt féroce, estompait les fines rides de son visage. Et l’indispensable protection, ajoutée à sa légère robe claire, lui accordait, de loin et malgré l’approche de son soixante-dixième printemps, l’apparence d’une jeune fille d’une autre époque. Elle fit quatre pas en direction de la DS et se trouva devant la portière avant qu’elle fût ouverte.

    — Toi, tu arrives toujours au bon moment et surtout lorsque j’ai préparé un plat que tu aimes. Parce que je compte que tu restes ici à midi, pour mon thon à la catalane et ma salade de fruits au muscat… Mais tu es en nage ; même avec une voiture confortable, il doit faire chaud sur la route ! Tu vas vite prendre une douche. Ton père devrait bientôt rentrer, il est allé voir comment mûrissait la récolte. D’après lui, tout se passe bien et si c’est lui qui le dit, ce doit être vrai…

    Il l’écoutait tout en quittant son siège et, sitôt debout devant elle, il fut happé par ses bras.

    — Ah ! Viens que je t’embrasse, mon petit. Et passons à l’ombre.

    Elle le précéda jusqu’à l’entrée et lui désigna de la main la vieille treille muscate qui s’étalait, à droite, sur une bonne partie de la façade.

    — Moi, malgré tout ce que ton père m’explique, je n’y connais pas grand-chose pour ce qui est des vignes, mais je vois bien que ces grappes sont belles et presque mûres… Allons, va te passer sous l’eau…

    Lorsqu’il eut revêtu un jean fort délavé et un vieux tee-shirt extraits de la maigre garde-robe qu’il possédait toujours au mas des Rousses, Jean retrouva la vaste et calme cuisine, son père revenait de son inspection dans les vignes. Alors qu’il allait atteindre les soixante et onze ans, surprenant tout son monde, François Rousses avait enfin décidé de ne s’occuper que de la surveillance du domaine et ne grimpait plus que très rarement sur le siège d’un tracteur. Selon les conseils de son médecin, il enfourchait par contre un vélo et parcourait les petits chemins entre les parcelles. Il s’arrêtait ici pour vérifier l’état sanitaire d’un cep, ou là pour discuter un moment avec un ouvrier ; pour s’informer du travail, certes, mais aussi d’éventuelles observations à propos d’une compagnie de perdreaux ou du trafic d’un lièvre, ce qui lui faisait perdre son air toujours un peu revêche. En période de chasse, son fusil ne le quittait jamais et son visage était moins souvent rasé qu’à l’habitude. La cave restait aussi pour lui un lieu de prédilection, surtout depuis la décision de Jean de remplacer le matériel qu’il avait plus ou moins bricolé par un appareillage moderne qui transformait l’ancien chai en une vraie petite usine où luisait l’inox des filtres, des vannes et des tuyauteries, et où les tableaux électriques scintillaient de leurs voyants rouge et vert. Le système du tout nouveau pressoir le passionnait, tout comme les perfectionnements hydrauliques et mécaniques du dernier tracteur acheté.

    La préparation du plat de poisson répandait de riches arômes aux touches délicatement exotiques. La table était dressée et, debout derrière sa chaise, François Rousses gratouillait son menton mal rasé, et n’attendait que son fils pour rapidement l’embrasser, avant de s’installer, face à la porte de la cour. La place de celui qui voit venir, qui dit d’entrer, qui accueille et qui congédie. Rien n’avait changé en cela, mais, tout comme la cave et les logements des ouvriers, l’habitation avait connu en quelques années bien des transformations. Les murs et les plafonds repeints en clair, les papiers peints gais et la lumière qui entrait généreusement depuis l’agrandissement des fenêtres du rez-de-chaussée apportaient un heureux renouveau. L’agencement culinaire, revu selon les directives d’Annonciade, brillait de céramique et d’acier inoxydable. Et depuis, cette ancienne patronne d’hôtel-restaurant ne permettait à personne de toucher aux casseroles, aux poêlons, et moins encore au four électrique de dernière conception qu’elle venait de faire installer. Bien que moins visible, le plus important changement concernait cependant l’étage. Là, Annonciade avait mis à bas une vieille résolution, en décidant d’occuper la seule des six chambres dont la porte était restée close pendant une quarantaine d’années pour emprisonner une terrible peine… Et, chose plus étonnante encore, son beau-frère n’avait fait aucune objection à cela.

    Et voilà que, devant la large tranche de thon et les tomates poêlées l’accompagnant, des souvenirs impérieux revenaient assaillir Jean. Le fait d’avoir passé quelques instants dans une autre chambre inoccupée pour y prendre des vêtements avait suffi. La présence de Diane imprégnait toujours cette pièce où ils avaient connu ensemble le bonheur, tout comme la présence de sa mère perdurait dans une autre. Un temps différent semblait continuer là, pour réduire à une parenthèse soudaine tout ce qu’il était advenu depuis.

    Maîtresse de maison attentive à bien plus de choses qu’à ses recettes, Annonciade rompit un silence qui paraissait devoir s’éterniser.

    — Vous irez faire le tour des vignes ensemble, cet après-midi… Vous déciderez sans doute aujourd’hui du début de la vendange ?

    — Oh ! Mon opinion est déjà bien ancrée là-dessus, commença François. J’envisage ça pour dans une dizaine de jours, mais Jean ne sera pas de mon avis et il a certainement raison, puisqu’il mise sur le degré et la qualité. Alors, disons qu’on commencera dans quinze jours, en espérant que le beau temps tiendra jusqu’à la fin de la récolte.

    On arriva ainsi au dessert et au café, après avoir décidé des prochaines ventes de vin à réaliser. Puis, comme pressés d’être dehors, les deux hommes allèrent faire une visite quasi rituelle à la cave avec l’inspection du matériel : le soleil était encore trop ardent pour gagner le vignoble ! Le plus grand calme régnait dans la cour, les tracteurs et les outils s’alignaient sous les hangars. Aux quatre coins du mas, tout disait le repos, et plus précisément du côté des habitations des ouvriers retournés en Espagne pour deux semaines de congés. Dans peu de temps, Diego, Pilar, sa femme, et Angel, le frère de celle-ci, reviendraient de leur séjour avec les cousins, les voisins et les amis embauchés pour la vingtaine de jours de vendange. À première vue, il paraissait bien difficile de démêler les liens de parenté, proches ou éloignés, entre tous les membres de l’équipe… Après ce temps, ils ne se reverraient que pour Noël, là-bas, en Espagne, l’espace de quelques jours. Seul Hipolito, célibataire et taciturne cousin de Diego, était resté au mas au cas où…

    Loin des arbres entourant le mas, le crissement des cigales ne se percevait qu’en bruit de fond. Les pampres s’étalaient avec une plénitude de femme proche de la maternité, dans une fin d’après-midi que ne troublait la moindre brise.

    François et son fils revenaient de ce que l’on nomme communément le tour du propriétaire, apparemment satisfaits de leur inspection. Alors qu’ils étaient loin de tout, ils échangeaient de temps à autre quelques paroles à voix basse, comme des secrets, et pourtant bien quelconques.

    — Donc, on ne commencera pas le premier lundi de septembre, mais celui d’après. J’ai envoyé les contrats comme tu l’avais demandé, avec deux hommes de moins que l’année dernière. Tout compte fait, depuis qu’on limite le rendement, on y gagne des deux côtés, autant sur le prix de vente avec la qualité que sur celui de la main-d’œuvre…

    — Et je pense qu’on peut encore réduire le coût de production. C’est la seule façon de s’en sortir. Il faudra peut-être aussi se résoudre à arracher les parcelles les plus basses où le sol est trop gras, moins propice à donner un vrai caractère à un vin. Lorsqu’on compare les résultats d’exercice annuel d’ici et ceux de la Cadène, la chose est claire et se résume en un mot : qualité… Et plus encore quand on écoute les propos que tient notre ministre de l’agriculture. J’ai d’ailleurs une petite idée là-dessus, mais je t’en parlerai plus tard.

    La petite idée de Jean n’était rien d’autre qu’un important projet de reconversion qui consistait à arracher une bonne superficie du mas des Rousses et à en reporter les droits de plantation sur des terrains à défricher, et donc de peu de valeur en l’état, qu’il achèterait sur les costières ou les garrigues où ils bénéficieraient de l’appellation Coteaux du Languedoc. Quant aux terres libérées, quelques intentions le titillaient…

    L’argent provenant de la vente de l’hôtel d’Annonciade et celui dont il avait hérité de Diane n’avait été qu’en partie investi dans les améliorations de la cave et les transformations au mas, et Jean possédait maintenant beaucoup de liquidités, comptes et placements divers dans plusieurs banques.

    Selon des principes rabâchés depuis plusieurs générations de propriétaires terriens jusqu’à en devenir des atavismes – principes renforcés plus encore par les fiascos des emprunts russes et de quelques autres mauvais placements de jadis évoqués encore de temps à autre – on s’était lentement et prudemment convaincu que le plus sûr des placements consistait en hectares de bonne terre. Et, après mûre réflexion, Jean trouvait que le vieux bon sens paysan ne pouvait mentir. Il investirait donc dans le vignoble dès que la bonne affaire se présenterait.

    Père et fils retrouvèrent l’intérieur du mas où Annonciade venait de préparer une citronnade glacée, très sucrée, et de petits gâteaux secs, dont la recette se perdrait sans doute avec elle.

    — Bien sûr, il te faut rentrer à la Cadène et je ne compte pas sur toi pour le repas de ce soir. Mais je t’ai préparé une soupe de poisson comme tu l’aimes et comme jamais Lydie, sa mère ou une autre cuisinière ne te servira. La Cocotte-Minute est là, toute prête et encore tiède. Tu me la ramèneras

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1