LE 29 MAI, juste avant huit heures du matin, Lourdy Denis répond à un appel téléphonique: une femme l’informe que son fils a été touché par une balle à la tête. Elle a trouvé le numéro de Denis griffonné au dos du cahier de l’enfant et lui demande de venir. Denis se précipite à l’hôpital de Médecins sans frontières, au sud-ouest de Portau-Prince, la capitale haïtienne. Combien de temps le garçon va-t-il tenir? Et qu’est-il arrivé à son jeune frère ? Inséparables, Lourdyson et Paul sont partis ensemble à l’école le matin même. En arrivant au service traumatologique, Denis les trouve côte à côte dans le coma. “L’un a reçu une balle dans la tête, l’autre dans le cœur.” Les frères sont décédés ce jour-là. Près de deux semaines plus tard, leur père a honte de l’admettre, leurs corps sont toujours à la morgue: il n’a pas les moyens de les enterrer.
Denis vendait des boissons dans un kiosque de la rue Tiremasse, à Bel-Air, un quartier délabré composé d’immeubles en béton et connu pour être un catalyseur de tensions politiques. Il assure que ce commerce lui permettait de payer l’école de ses fils, jusqu’à ce qu’il soit incendié. En novembre 2019, des assaillants d’un gang voisin ont mis le feu à son magasin avec des cocktails Molotov et lui ont tiré dans le pied et l’aine. C’était la première salve d’une guerre des gangs brutale, qui a laissé des lieux autrefois animés de la ville à l’abandon et en ruine, le sol jonché d’os et de douilles de balles. “Ce quartier était autrefois un endroit sûr, explique Denis en fumant une cigarette. Aujourd’hui, ‘Barbecue’ est en train de tout détruire.”
Selon Denis et les enquêteurs haïtiens, l’homme derrière ce carnage est Jimmy “Barbecue” Cherizier, un ancien officier de police devenu chef de la “famille G9 et alliés”, la fédération de gangs la plus puissante d’un pays gouverné par les gangs. Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse, en juillet 2021, la lutte pour la suprématie entre le G9 et une alliance ennemie, le G-Pèp, a plongé cette nation caribéenne de 12 millions d’habitants dans une spirale de violence catastrophique qui, selon les Nations unies, est comparable à celle des pays en guerre. Les gangs, équipés de fusils d’assaut, contrôlent désormais près de 90% de la capitale. Le nombre d’homicides a augmenté de 115% au cours de l’été et les kidnappings n’ont jamais été aussi nombreux. Les hôpitaux et les écoles ont fermé leurs portes et la plupart des grandes organisations humanitaires se sont retirées. “Je n’ai jamais rien vu d’aussi grave : une désintégration complète de l’État, déclare Robert Fatton, professeur de politique haïtiano-américain à l’université de Virginie. Et je ne vois pas d’issue à cette situation, honnêtement. Je suis perdu.”
Le Premier ministre intérimaire, Ariel Henry, a appelé à plusieurs reprises à la création d’une force multinationale pour briser l’emprise des gangs, mais, à ce jour, rien n’a été déployé. Un sentiment de désespoir absolu a déclenché une vague d’autodéfense donnant lieu au spectacle de membres présumés de gangs traqués par des foules brandissant des machettes et brûlés dans les rues sous l’œil attentif de la police. Les gangs ont réagi en abattant des civils. La démocratie est paralysée par le fait qu’il n’y a plus d’élus au pouvoir et que le sentiment d’insécurité est trop grand pour organiser des élections. Le seul consensus est le suivant: la marche actuelle vers l’anarchie se poursuivra et les civils en feront les frais. “Les gens ici disent que leur vie est prolongée au jour le jour, déclare Vélina Élysée Charlier, activiste politique à Port-au-Prince. Certains vous diraient même qu’ils vivent à la minute, car vous ne savez pas quand une balle perdue va vous atteindre.”
Dans le vide d’un État brisé, le nom de Barbecue inspire à la fois la crainte et les éloges, selon l’endroit où l’on vit. Les partisans du Bas Delmas insistent sur le fait que Cherizier est un rempart contre les gangs prédateurs qui ont longtemps fait le sale boulot des politiciens et des élites. Pour les habitants de Bel-Air et des quartiers alliés de G-Pèp, il est un croque-mitaine dont la propension à “cracher du feu” les empêche de dormir. Les groupes de défense des droits de l’homme affirment que Cherizier est à l’origine d’une litanie de massacres remontant à 2017, qui ont fait des centaines de morts et de disparus et qui ont incité les États-Unis et l’ONU à imposer des
