Pendant que les convives se dispersent après un déjeuner estival prolongé, au cours duquel la politique française, la guerre froide et le blocus de Berlin ont été débattus, deux hommes s’éloignent, et discutent, à quelques mètres du chalet familial sur les hauteurs de Megève, le profil du massif du Mont-Blanc en arrièreplan. Leurs familles se connaissaient avant la guerre, Simon Nora et Jean-Jacques Servan-Schreiber, eux, se rencontrent à l’issue de leurs combats et nouent, au tournant des années 1950, une amitié féconde. Ils sont animés par la même vocation pour l’intérêt général, un goût constant de convaincre les citoyens, qui prend sa source, pour le premier, dans son expérience de jeune résistant face à la défaillance de l’Etat français pendant la guerre.
En juillet 1944, Simon Nora avait, en effet, partagé les derniers sept jours d’existence de Jean Prévost, l’écrivain stendhalien combattant dans le Vercors. Fuyant le régime vichyste à Grenoble, ce fils du chirurgien Gaston Nora, âgé alors de 23 ans, s’était replié dans une grotte avec Prévost, alias capitaine Goderville, face à une fulgurante et implacable offensive allemande. Certains de leurs compagnons avaient été faits prisonniers, d’autres, tel Prévost, furent exécutés. Puis le jeune résistant vit ceux, à la Libération, à Gre noble, qui n’avaient pris part à aucun combat, participer à la tonte de femmes pour leurs fréquentations germaniques. « En deux tableaux, j’ai compris que toute civilisation pouvait, à la faveur d’une grande commotion, basculer dans l’horreur et la barbarie. C’est ce qui m’a toujours séparé du gauchisme ou de l’anarcho-libéralisme. L’ordre social n’est pas une plaisanterie », expliqua Simon Nora en 1987, dans Le Nouvel Observateur.
Son expérience de guerre l’amène à enseigner le civisme et l’histoire de France aux apprentis maquisards. Le rôle du jeune homme dans l’organisation de « conférences participatives », concertées avec les chefs des maquis, l’encourage à porter des idées au pouvoir afin d’endiguer, à tout jamais, les déferlantes populistes. La création de L’Express est au coeur de cette ambition. Avec Jean-Jacques Servan- Schreiber, ils rêvent