Le 22 février 1809, à Saragosse, les survivants de la garnison espagnole, fantômes sales, dépenaillés et affamés, déposent armes et drapeaux aux pieds de leurs vainqueurs admiratifs, abandonnant leur ville en ruines aux mains de l’occupant et à la puanteur des cadavres. Aussi triste que soit ce spectacle, l’armée napoléonienne remporte une nouvelle victoire, mais pas une victoire ordinaire. Le siège de Saragosse se distingue des sièges innombrables qui ont jalonné l’histoire militaire, depuis que les trompettes ont sonné à Jéricho.
Pour les assiégeants français, la principale difficulté n’a pas été de s’emparer des murailles de la ville, prélude qui entraîne la reddition des défenseurs, mais de réduire la ville elle-même. Comme le résume un spécialiste de la guerre contemporaine, Jean-Louis Dufour (voir bibliographie p. 76), la guerre pour la ville est devenue une guerre dans la ville. Les soldats de l’Empereur, sous le commandement du maréchal Lannes, ont dû livrer une guerre de rue annonçant les conflits urbains les plus acharnés du XXe siècle, de Stalingrad à Grozny. L’ennemi n’était pas une garnison réduite, mais l’ensemble de la population, mobilisée de gré ou de force par les défenseurs. Après des mois de combats, la cité est dévastée, et dépeuplée; malgré tous les sacrifices consentis, elle a été prise. Mais le souvenir du siège oscille entre l’horreur et l’admiration. D’aucuns oublient la défaite pour célébrer l’esprit de sacrifice de la population qui, unie, aurait lutté au nom de la foi et de la patrie en danger. L’ombre de Saragosse accompagne alors les combats urbains du XIXe siècle.
L’Espagne humiliée
Le siège de Saragosse est un des moments les plus marquants de la guerre d’Espagne. Engagée dès 1807 au Portugal pour soumettre un pays favorable au Royaume-Uni, la Grande Armée a fini par occuper l’ensemble de la péninsule ibérique. D’alliée, l’Espagne s’est alors transformée en vassale), comme on appelle pudiquement le coup de force décidé par Napoléon pour placer son frère Joseph sur le trône, déclenche un soulèvement généralisé. Le 2 mai, à Madrid – le immortalisé par Goya – et dans le reste de l’Espagne, des insurrections éclatent. Malgré la férocité de la répression, la situation s’aggrave rapidement. Le 22 juillet, le général Dupont capitule avec son armée à Bailén, en Andalousie, catastrophe qui rend la position française intenable. Le roi Joseph est forcé de fuir Madrid au plus vite pour attendre le secours de son frère.