Diapason

Révélation à Berlin

Impressionnant. Une fois passé l’émerveillement que procure une réalisation aussi proche de la perfection, il est permis de se demander si les conditions d’enregistrement (à l’automne 2021, soit pendant la pandémie) n’ont pas joué un rôle majeur dans une telle réussite.

C’est d’ailleurs ce que suggère Krill Petrenko lui-même dans un avant-propos publié dans le livret : « Ne pouvant alors nous réunir et faire de la musique ensemble que dans des conditions très restrictives, j’ai trouvé un lien plus étroit que jamais avec la musique de Chostakovitch, et cela nous a amenés à jouer ses œuvres plus fréquemment et avec une intensité particulière. »

Accompagnés de textes de présentation remarquables (signés Bernd Feuchtner et Karen Kopp) et d’un Blu-ray sur lequel figure un entretien avec le chef d’orchestre et des vidéos de concerts, ces témoignages feront date dans la discographie d’un des plus grands symphonistes du XXe siècle. A la tête de Berliner Philharmoniker à leur meilleur et aussi flamboyants que précis, Kirill Petrenko y pose les jalons d’une véritable réinterprétation de Chostakovitch.

Droit à l’essentiel

A rebours de ses illustres prédécesseurs et compatriotes (Mravinski, Kondrachine, Svetlanov, Rojdestvenski), le chef russe défend une conception quintessenciée, spiritualisée, délibérément « à l’occidentale », proche de celles d’un Haitink (8e, 9e) ou d’un Karajan (10e), et les battant même plus d’une fois sur leur propre terrain. Nulle surenchère spectaculaire dans la noirceur, le hiératisme ou l’implacable dramatisme, mais plutôt un art – qui semble à ce degré n’appartenir qu’à lui – de concilier étroitement une extrême tension continue et une extraordinaire souplesse d’articulation, permettant de très subtiles transitions et des phrasés ultra-intériorisés.

Dès le début de l’immense Adagio inaugural de la Symphonie no 8 (1943), née au plus épais des ténèbres de la guerre, le chef déploie une texture d’une rare transparence où, contre toute attente, la sensualité de timbres cultivés à l’extrême parvient à coexister avec l’ascèse du propos et l’âpreté de contours et d’angles vifs. Le premier pic d’intensité, formidable, et le splendide solo de cor anglais qui suit instaurent une force apparemment tranquille mais émotionnellement insoutenable. Ni la terrifiante cavalcade du troisième mouvement, ni la passacaille douloureuse du quatrième, ni un finale étonnamment chambriste – malgré son brutal rappel à la vigilance – ne viendront la rompre. Assumant le risque de figer en une sorte d’analyse spectrale un tel geyser musical, Petrenko et ses Berlinois n’auront jamais été aussi près d’en exprimer la vérité sans fard.

Avec eux, la brève mais hypervirtuose Symphonie no 9 (1945) dépasse son statut de cinglant pied de nez aux censeurs soviétiques. Elle devient ici un concerto pour orchestre à l’écriture serrée, dont on redécouvre mille savoureux détails et nuances souvent survolés chez les autres. Après ce moment de détente, l’approche étourdissante d’intensité et magistralement pensée de la 10e (1953) traduit l’infinité de l’espace harmonique où résident sa force latente et son souffle intérieur.

Mariant la rigueur de l’éclairage polyphonique à l’élan visionnaire, la puissance vectorielle, la ténacité des développements à la volonté d’introspection (Moderato) ou d’interrogation (Allegretto), Petrenko ose une distanciation épurée, voire glacée dans le faux triomphe du finale, qui répond idéalement au vœu du compositeur.

Bach/Beethoven/Berlioz/Biber/Brahms

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une œuvre inédite ou d’un talent à suivre.

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

« Anti-Melancholicus ». Cantates BWV 131, 13 et 106.

Elodie Fonnard (soprano), William Shelton (contre-ténor), Thomas Hobbs (ténor), Romain Bockler (basse), Alia Mens, Olivier Spilmont.

Paraty. Ø 2021. TT : 1 h 04’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Six années se sont écoulées depuis les Cantates BWV 12, 18 et 161 par Alia Mens. Le temps du mûrissement, à en juger par la réussite du nouvel album. Il s’ouvre par une des meilleures BWV 131 récentes, qui s’impose par sa plénitude vocale et instrumentale (splendide hautbois); aucune version à un par partie n’approche ce qu’on y entend, ni Pierlot II (Mirare, 2009), terne, ni Lutz (Bach-Stiftung, 2017), hâtif. Des chanteurs solides, investis au service du texte – Thomas Hobbs fait mieux que Kobie Van Rensburg avec Gardiner (SDG, 2008) dans « Meine Seele wartet » –, plus de tension que Suzuki (Bis, 1996) : on atteint l’excellence, avec un chœur final lumineux comme un vitrail.

La BWV 13 est également aboutie. Les deux arias les plus développées exigent un ténor puis une basse capables de faire vivre de longues phrases, plaintives, douloureuses dans « Meine Seufzer, meine Tränen », comme hébétées mais laissant filtrer un rai d’espérance au fil de « Ächzen und erbärmlich Weinen ». Soutenus, là encore, par des instrumentistes remarquables (hautbois da caccia, flûtes à bec, violon), Hobbs et Bockler tiennent tête aux pointures Gerd Türk et Peter Kooij (chez Suzuki, Bis, 2009). Seuls Jakob Pilgram et Wolf Matthias Friedrich (chez Lutz, Bach-Stiftung, 2015) sont un rien plus ardents.

L’Actus tragicus, qu’on aimerait plus allant, évoque par sa pondération de bon aloi Suzuki (Bis, 1996). Son quatuor vocal s’incline devant celui de Pierlot (Mirare, 2005), il est vrai fusionnel, bénéficiant en outre d’un continuo au grand orgue; il égale Junghänel (HM, 2000), partisan d’une optique plus austère. Cette lecture, comme l’ensemble du disque, séduit par la cohérence des choix d’Olivier Spilmont; sans surjouer la profondeur, mais avec une ferveur simple, émerveillée, elle rapproche l’auditeur de la densité spirituelle des œuvres.

Jean-Christophe Pucek

Cantates BWV 47, 60, 78. Sonate pour orgue BWV 526. Prélude BWV 546.

Céline Scheen (soprano), Damien Guillon (contre-ténor et direction), Thomas Hobbs (ténor), Benoît Arnould (basse), Maude Gratton (orgue), Le Banquet Céleste.

Alpha. Ø 2022. TT : 1 h 14’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Après celles pour alto, Damien Guillon poursuit son exploration des cantates de Bach, toujours avec l’orgue de tribune de l’église du Bouclier à Strasbourg pour le continuo. Les œuvres y gagnent une assise, une ampleur dénuées de lourdeur, grâce à une Maude Gratton déterminée et attentive, s’illustrant en outre dans deux pièces solistes par l’énergie qu’elle imprime au discours. A un par partie, Le Banquet Céleste affiche de belles qualités instrumentales : précis, chaleureux, il épouse avec aisance la moindre inflexion du texte. Des chanteurs, on louera le remarquable engagement. Guillon a bien compris l’importance des mots : il s’attache à les rendre saillants quitte à ce que le volontarisme de la projection engendre quelques crispations; il en va de même pour Thomas Hobbs, que l’on a entendu plus souple dans ce répertoire : périlleux, les trois premiers numéros de la BWV 60, sont parfois tendus. Benoît Arnould est, lui, d’une éloquence maîtrisée dans le récitatif et l’aria pour basse de la BWV 47. La déception vient de Céline Scheen, dont la générosité tourne au flou (fins de phrase estompées, intelligibilité perfectible). Malgré une pulsation quasi idéale, « Wir eilen mit schwachen », dans la BWV 78, pâtit ainsi des faiblesses de la soprano. Sans réelle concurrence pour une approche soliste, cette réalisation soignée, parfois épatante, ne surpasse ni l’urgence de Gardiner pour la BWV 78 (SDG, 2006), ni l’équilibre de Suzuki dans la BWV 60 (Bis, 2001), ni la ferveur de Lutz dans la BWV 47 (Bach-Stiftung, 2012).

Jean-Christophe Pucek

Sonates et Partitas pour violon seul.

David Grimal (violon).

La Dolce Volta (2 CD).

Ø 2021. TT : 2 h 12’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Après avoir inséré des pages de Brice Pauset (né en 1965) en 2008 (Ambroisie), David Grimal propose sa troisième gravure de l’œuvre un retour radical à la lettre du texte original. En premier lieu par le choix de monter son Stradivarius de cordes en boyaux. Cette option le conduit à user d’un vibrato beaucoup plus discret, et de tempos sensiblement plus rapides. C’est notamment le cas dans les mouvements lents qui ouvrent chacune des sonates et trouvent une spontanéité proche de l’improvisation. Les sarabandes, finement ornées dans les reprises, annoncent le style classique. Autre atout de la nouvelle lecture : un archet de Nicolas Pierre Tourte (vers 1740), plus léger que ses homologues modernes, que l’on entend bondir dans les rythmes pointés de la Courante de la Partita no 2, ou la Bourrée finale de la no 1.

Tout à sa volonté d’épure, Grimal s’autorise peu de nuances autres que celles expressément notées par Bach. Mais il souligne fortement certaines articulations – écoutez par exemple comme il détache les groupes de deux notes dans le Double de l’Allemande de la Partita no 1. Les fugues y gagnent des plans sonores bien individualisés, et la Chaconne renoue ainsi avec son origine dansante. Le violoniste s’efface toujours devant la partition, laissant l’écriture de chaque variation lui dicter ses changements de sonorité jusque dans l’exubérance d’une certaine virtuosité héritée d’Italie. Le tout atteste une vision singulière et renouvelée. Dans une même ambition d’intégrer les leçons des versions historiques, on pourra également se tourner vers Isabelle Faust (HM) qui sut y trouver davantage de liberté.

Thomas Herreng

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Sonates pour piano nos 1, 4, 7, 10, 12, 14, 15, 23 et 24.

Sonates pour piano nos 16, 17, 18, 30, 31 et 32.

Pierre Réach (piano).

Anima (2 CD et 3 CD).

Ø 2021-2022. TT : 2 h 10’, 2 h 51’.

TECHNIQUE : 3/5

Les intéressants propos de Pierre Réach – lauréat du Concours Messiaen 1971 et auteur d’un enregistrement (RCA) de la Sonate « Les Quatre Ages » ayant contribué à mettre en pleine lumière l’œuvre d’Alkan – transmettent une passion pour Beethoven qu’on retrouve à l’écoute de l’interprète, du moins en partie.

Ni analytique, ni épuré, mais robuste, parfois rude (les fortissimos un brin ferrailleurs dans la Marche funèbre de la Sonate no 12), son Beethoven affiche une belle santé et des formes charnues, ce qu’accentue encore un Steinway aux teintes cuivrées. La pâte sonore dense du pianiste français confère une envergure expressive notable à plusieurs mouvements lents (tel le Largo de la no 4) et aux sonates les plus « sanguines » (finale de l’« Appassionata »). Si la fantaisie et l’humour restent discrets (« La Caille »), Réach sait faire preuve d’esprit (Menuetto de la Sonate no 1). Quasi rigoriste, l’Adagio sostenuto de la « Clair de lune » se garde de toute tentation atmosphérique.

Ces rondeurs se doublent d’un usage parfois généreux de la pédale, source d’une certaine confusion sonore (variations de la Sonate no 12, Sonate no 7). Une épaisseur excessive menace la « Tempête » et la « Pastorale » (Andante sans grâce). La lumière déserte les Opus 109 et 110, les forces chtoniennes prenant définitivement le pouvoir dans une sombre Sonate no 32.

Un Beethoven des profondeurs, au son ample et massif, rugueux, mais foncièrement chaleureux.

Bertrand Boissard

HECTOR BERLIOZ

1803-1869

Roméo et Juliette (a). Cléopâtre (b).

Joyce DiDonato (mezzo) (a, b), Cyrille Dubois (ténor), Christopher Maltman (baryton), Chœur Gulbenkian, Chœur de l’Opéra national du Rhin (a), Orchestre philharmonique de Strasbourg, John Nelson (a, b).

Erato (2 CD). Ø 2022. TT : 1 h 51’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Après Les Nuits d’été et Harold en Italie tout récemment (cf. no 718), la « symphonie dramatique » Roméo et Juliette et la « scène lyrique » Cléopâtre viennent enrichir le cycle Berlioz mené par John Nelson. Elles permettent de retrouver Joyce DiDonato dont séduisent une nouvelle fois le moelleux et la lumière subtilement dosée du timbre, qu’elle voile fort à propos d’une tendre mélancolie (superbe « Premiers transports que nul n’oublie »). Les contours satinés de son français tranchent, dans Roméo et Juliette avec le verbe effilé, à fleur de peau, de Cyrille Dubois, le ténor jouant à fond l’exaltation de la jeunesse. Tous deux font vite oublier le Père Laurence de Christopher Maltman, aux élans un peu court et au vibrato encombrant.

Si Nelson donne du relief aux masses chorales (les groupes d’hommes se répondant dans le lointain au seuil de la Scène d’amour, la psalmodie accompagnant le convoi funèbre de Juliette, le serment final « Jurez donc par l’auguste symbole »), celles-ci gagneraient souvent à davantage de caractère – le Monteverdi Choir y était partout plus convaincant. Le chef sait animer un orchestre chargé par Berlioz d’exprimer « les sentiments et les passions », mais on attendrait çà et là un surcroît de tension et de piqué dans le détail. Véritable passe d’armes entre archets, l’Introduction sonne ici plus confuse que chez Gardiner (Decca), pour mieux évoquer le tumulte ? La Grande fête chez Capulet, fiévreuse chez Munch (RCA), est ciselée d’un trait bien plus net chez Gardiner qui l’aiguillonne par des vents d’un caractère à la fois plus entier et plus mordant (les instruments d’époque y ont aussi leur part).

Frémissante, troublée, aussi à l’aise dans la colère savamment graduée et ponctuée (« Non !… non de vos demeures funèbres ») que dans l’intensité bouleversante du murmure ultime (« Dieux du Nil »), DiDonato nous lègue une Cléopâtre palpitante de fragilité amoureuse, que nous rangerons tout près de celle, incandescente et inoubliable, de Jessye Norman (DG, avec Barenboim).

François Laurent

HEINRICH IGNAZ FRANZ BIBER

1644-1704

Les Sonates du Rosaire.

Meret Lüthi (violon et direction), Les Passions de l’Ame.

Prospero (2 CD). Ø 2019-2022.

TT : 2 h 08’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Le chemin des Passions de l’Ame, dont presque chaque disque contient au moins une œuvre de Biber, devait passer par les Sonates du Rosaire. Après le faux pas de l’Harmonia artificioso-ariosa (cf. no 708), Meret Lüthi et les siens reviennent à une approche moins discutable. Les émotions extrêmes convoquées par le recueil, sa virtuosité souvent acrobatique vont comme un gant à l’ardente violoniste. Dès L’Annonciation, on est frappé par la plénitude de ses moyens, sa capacité à creuser les contrastes – fût-ce au prix de quelques effets trop appuyés –, sa volonté de faire vivre le texte musical. L’équilibre entre douceur et âpreté s’instaure avec naturel dans la Nativité, dont le rebond ignore toute agitation vaine; la chaconne qui forme la Présentation au Temple est construite avec maestria. La Flagellation assume sa violence; la joie de la Résurrection rayonne.

Le continuo, riche sans être profus à l’excès, se révèle d’unxe grande efficacité. Curieuse idée néanmoins d’y avoir inclus un lirone, sans parler du, par exemple, s’en trouve comme abîmée. Au chapitre des regrets, nous rangerons aussi quelques moments prosaïques () et le recyclage de la lecture jolie mais fade de la « » qui figurait dans le disque « » (

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