Dilemme de couverture

ors de la préparation de ce numéro, il est une image qui nous a particulièrement occupé l’esprit. Très vite, quand l’editing s’est imposé comme sujet principal, l’idée de faire intervenir Raymond Depardon nous a amenés à réfléchir à la couverture du numéro. Si nous avons d’abord regardé du côté des clichés, nous avons finalement souhaité revenir sur une photo un peu plus historique, et l’image que vous voyez en couverture s’est assez vite démarquée. Il s’agit d’une photo prise en 1971 au Chili, à l’époque où le socialiste Salvador Allende était au pouvoir. Raymond Depardon, qui n’est pas encore chez Magnum Photos, réalise cette image de reportage dans la ville de naissance de Pablo Neruda., confie Raymond Depardon à la vue de ces trois hommes adossés à un mur. Deux photos sont connues de cette scène, l’une en couleurs que vous voyez ci-dessus, l’autre en noir et blanc. Nous avions prévu de repartir de la planche-contact afin qu’il nous explique comment on sélectionne une bonne image. Seulement, dans ses archives récemment déplacées à la suite de l’incendie de son grenier, pas moyen de retrouver l’année 1971 ! Notre dévolu s’est donc porté sur une photographie bien connue du mur de Berlin. Cette photo du Chili nous reste tout de même en tête. Elle est la bonne candidate pour la couverture. Mais une question finit par se poser : la cigarette. Ce n’est pas l’élément central de la photographie, et elle ne nous a pas tout de suite sauté aux yeux. Cependant, a-t-on le droit de la publier, du moins en couverture? Notre service juridique nous le déconseille. La loi Évin interdit la publicité pour la cigarette, et on ne peut publier en couverture une image qui fait la propagande du tabac. Les médias y font donc naturellement attention. Dans le fond, la mesure est bonne. On s’aperçoit du chemin parcouru lorsque l’on regarde le premier numéro de de 1992, dont le dos était orné d’une publicité pour une marque de cigarettes. Que faire alors ? Se passer de ce cliché, et se priver ainsi d’une photo historique en couverture ? Cela aurait été à contrecœur. La retoucher ? L’idée nous a plus que traversé la tête, et aurait simplifié l’affaire pour tout le monde. Plusieurs éléments justifiaient pourtant de la garder intacte. D’abord, on est face à l’image d’un photojournaliste. La crédibilité de ses reportages tient justement au fait que la photographie n’est pas fabriquée, et il est de notre devoir de ne pas la dénaturer, quand bien même son auteur l’aurait accepté. Le rôle d’un média n’est pas de s’affranchir du réel quand ça l’arrange. L’esprit de la loi Évin n’est pas non plus de bannir totalement l’image de la cigarette, notamment dans le cadre d’une photo historique. Elle ne doit pas être un prétexte pour réécrire une histoire sans tabac, mais une part de la solution pour un avenir sain. S’autocensurer, c’est accepter cette réécriture. Publier, c’est expliquer.