Sept

Joseph Kessel

Femmes russes

Date inconnue

Nekrassof, le poète du peuple russe, le chantre émouvant de ses souffrances et de ses grandeurs, a écrit une œuvre célèbre appelée Femmes russes . Sous ce titre, il raconte la vie douloureuse de deux grandes dames, aux noms illustres, à la beauté lumineuse, les princesses Volkonsky et Troubetzkoï. A peine mariées, le malheur s’abat sur elles. Leurs maris, compromis en 1825, dans l’échauffourée généreuse et puérile des décembristes, sont envoyés aux bagnes de Sibérie. Alors ces femmes, habituées à tous les charmes du luxe, à toutes les délicatesses de l’élégance, abandonnent leurs familles, suivent leurs maris, font route durant trois mois, les rejoignent au fond des mines. Pendant des années et des années elles restent là, sur cette terre gelée, dans cette neige sans limites, tachée seulement par la fourrure sombre de la taïga, forêt vierge de bouleaux et de pins. Et les vers du poète, frissonnants comme la steppe, larges comme les plaines blanches, mélancoliques et puissants comme l’âme slave, disent les obstacles vaincus par les deux princesses, ils disent l’infini des chaussées où elles roulent en chaise de poste, où elles glissent en traîneau, tandis que les villages tassés au long de la route répondent à l’appel allègre des clochettes par le salut grave et sonore, par la religieuse tristesse de leurs cloches; ils disent le froid dont l’âpre morsure gèle les larmes dans les yeux; ils disent enfin la joie secrète et chaude de la rencontre et le radieux sacrifice des deux femmes qui immolent toute leur jeunesse pour rester auprès de leurs maris comme un souvenir, une promesse de bonheur.

Cette histoire véridique est un symbole. Le mélange d’énergie et d’affection, de tendresse et de vaillance, qui caractérise les deux héroïnes de Nekrassof, se retrouve dans la femme russe. Ces deux qualités dominent dans la galerie si riche de types féminins, peints par les romanciers slaves. Que le tableau soit signé Tourguenieff, Gontcharoff, Tolstoï, que le personnage soit une épouse, une mère, une fille, une amante, la main du maître a toujours appuyé sur cette fermeté dans la douceur, sur cette sorte de virilité dans la passion. Cette virilité explique l’élan des jeunes filles russes vers les idées révolutionnaires qui donnaient un libre essor à leurs forces; c’est elle encore qui les a rendues souvent plus batailleuses, plus indomptables que les hommes, leurs camarades. La guerre est venue offrir à ces énergies éparses le large champ d’activité qu’elles cherchaient. Elles ont comblé le vide que laissaient derrière eux les intellectuels mobilisés ou engagés pour la lutte sainte.

Qui dira jamais l’innombrable légion de femmes-médecins, d’infirmières civiles, d’institutrices, parties pour leur obscur devoir vers les villages noyés dans les blés ou enfouis sous la neige! La doctoresse entre dans les isbas mystérieuses, coiffées de chaume pourri: sur le vaste four blanc, le vieux grand-père, «chenu comme la lune», est couché; des enfants s’agitent près d’un veau dont la chaleur monte vers les poutres du plafond et donne à la chaumière une senteur d’étable; la femme prépare une maigre soupe aux choux; la «loutchina», sorte de torche résineuse, fume à l’un des murs branlants. Et la doctoresse, penchée sur le vieux, note un médicament qu’elle devra aller chercher à cinquante verstes (ancienne unité de mesure russe qui correspond à 1’066,80 mètres. Cinquante verstes correspondent donc à un peu plus de 53 kilomètres, ), dans le bourg fortuné qui possède une pharmacie; elle rit à la marmaille piaillante; elle console la femme qui pleure sur son mari absent. Ainsi du matin au soir elle court, elle fouille cette misère, appelée par l’un, implorée par un autre. Et la nuit, lorsqu’elle est écrasée par le sommeil, des coups violents à la porte la ) pour ce dur travail? Tout au plus deux cent cinquante francs par mois. Les institutrices qui s’exténuent à combattre l’ignorance avec la ferveur des croyantes et des missionnaires touchent de quarante à soixante francs.

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