Diapason

Un an avec Schubert

En plusieurs sessions sur une période de dix mois et dans trois lieux différents (Neumarkt, Poitiers, La Chaux-de-Fonds), le Quatuor Modigliani fête ses presque vingt ans d’existence par une réalisation de haut vol: une intégrale des quinze quatuors à cordes de Schubert, la première jamais enregistrée par une formation française. Délaissant l’ordre strictement chronologique, les Modigliani ont procédé, non sans pertinence, par association: Harmonie (Quatuors nos 1, 4, 13 « Rosamunde »), Art du chant (nos 2, 6, 10), Classicisme (nos 3, 8, 11), Etats d’âme (nos 5, 9, 14 « La Jeune Fille et la mort »), Clair-obscur (nos 12 « Quartettsatz », 7, 15). Le cycle est fascinant, exigeant et donne le vertige: onze quatuors de prime jeunesse composés entre 1811 et 1816, certes emplis de pépites, de pressentiments et de superbes intuitions mais aussi de redites et de maladresses, et les quatre chefs-d’oeuvre de la maturité (Quatuors nos 12 à 15, 1820-1826), qui appartiennent aux sommets du genre.

Dans cette interprétation d’une constante et lumineuse beauté, l’harmonie et l’équilibre des pupitres, la fusion des timbres le disputent à la sûreté rythmique et à la transparence de la trame. Depuis leur album Haydn- Bartok- Mozart (Diapason d’or, cf. no 698), les Modigliani ont encore gagné en accomplissement technique et stylistique.

Mariant liberté narrative, aération de la polyphonie, densité des attaques et de la texture, Amaury Coeytaux, Loïc Rio (violons), Laurent Marfaing (alto) et François Kieffer (violoncelle) plongent l’auditeur dans une dimension d’épopée (Quatuor no 15 en sol majeur D 887) ou de drame (Quartettsatz en ut mineur, « La Jeune Fille et la mort »), pétrie de rigueur et absolument dénuée de pathos.

Limpidité et mystères

Dans les partitions de jeunesse les plus prémonitoires (Quatuors nos 5, 7, 9, 11), la subjectivité, les sautes d’humeur, les clairs-obscurs sont bien présents et livrent leur mystère (qui est souvent de réitération inlassable), mais nos musiciens se gardent d’en surjouer ou d’en exacerber l’expressivité. Grande réussite – sans doute la plus belle gravure depuis celle, il y a quelques décennies, des Alban Berg (Warner) –, l’approche du Quatuor no 13 « Rosamunde » en la mineur, le seul publié du vivant de Schubert, offre une intériorité, une intégrité, un engagement implacables et impressionnants, doublés d’une limpidité des transitions exemplaire.

Cette oeuvre et les deux suivantes requièrent des interprètes une concentration inouïe et un grand raffinement de pensée. Nous les trouvons ici. Les Modigliani mettent parfaitement en lumière la puissance et l’intensité immédiates de ces trois quatuors, mais aussi leurs secrètes autant qu’interrogatives inflexions – qu’on pourra juger sophistiquées mais qui ne sont que nuances jamais anémiées. En leur offrant un climat ainsi dépouillé et irradiant, les quatre Français restituent ces chefs-d’oeuvre du romantisme allemand dans l’extrême vérité de leurs accents et de leurs couleurs.

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ISAAC ALBENIZ

1860-1909

Les mélodies.

Adriana Gonzalez (soprano), Iñaki Encina Oyon (piano).

Audax. Ø 2021. TT: 1 h 10’.

TECHNIQUE: 4/5

Ne croyez pas retrouver ici la veine d’Iberia, malgré des touches d’hispanisme – seuls, d’ailleurs, les textes des Rimas de Becquer sont dans la langue de Cervantes. L’Albeniz des mélodies est marqué d’abord par le romantisme de Schumann puis par la fin-de-siècle française, surtout dans les Deux morceaux de prose d’après Pierre Loti et les testamentaires Quatre mélodies, postérieures au grand cycle pianistique, où passe l’ombre de Fauré, le dédicataire. To Nellie (1896-1897) marque un tournant et révèle un Albeniz plus singulier, qui emprunte ses textes, comme pour les Quatre mélodies, à son ami Francis Burdett Moncy-Coutts, banquier, poète et mécène, librettiste de Merlin et de Pepita Jimenez.

L’ensemble permet de suivre l’itinéraire de l’Espagnol dans un domaine où on ne l’attendait peutêtre pas. Naxos en avait publié une interprétation calamiteuse (cf. no 686), que surclassent sans peine Adriana Gonzalez et Iñaki Encina Oyon. La jeune soprano guatémaltèque, ancienne de l’Atelier lyrique, lauréate d’Operalia 2019, possède une belle voix de soprano lyrique plutôt corsé, au timbre riche, aux registres homogènes, au grave aussi nourri que l’aigu. La maîtrise du souffle et de l’émission assure la continuité et le modelé de la ligne.

On pourrait certes souhaiter plus de variété dans la coloration et la caractérisation ; Gonzalez se trouve aussi moins à l’aise dans les Deux morceaux de prose, où il faut davantage de familiarité avec la prosodie française. Le tout n’en reste pas moins très séduisant et augure bien de la suite. L’accompagnement finement ciselé, suggestif, du pianiste chef d’orchestre, autre ancien de l’Atelier, contribue à notre plaisir. Un disque qui rend à elles-mêmes les mélodies d’Albeniz.

Didier Van Moere

ALPHONSE X LE SAGE

1221-1284

Cantigas de Santa Maria nos 119, 123, 38, 308, 186, 201, 76, 292, 79, 159, 51, 52, 77, 166. GAUTIER DE COINCI: Roïne celestre. Kyrie rex immense, et Congaudeant catholici du Codex Calixtinus.

Ensemble Obsidienne, Emmanuel Bonnardot.

Bayard. Ø 2020. TT: 1 h 04’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Vaste compilation dirigée par Alphonse X, les Cantigas de Santa Maria sont en réalité un recueil de miracles de la Vierge tel qu’il y en eut dès le XIIe siècle, d’abord en latin puis en langue vernaculaire. Sa particularité: chaque miracle est dit en chanson. Cette entreprise vit le jour durant le troisième quart du XIIIe siècle et il est raisonnable de penser que le roi contribua à sa rédaction: quelques textes et musiques sont peut-être même de lui. Quatre manuscrits, dont certains somptueusement enluminés, conservent ce corpus de plus de quatre cents mélodies, qui disent sa popularité.

Sur tant de chansons – les Cantigas ont déjà fait l’objet de moult enregistrements dont certains fort réussis (Clemencic chez HM, Esther Lamandier chez Astrée, Alla francesca chez Opus 111, Gilles Binchois chez Ambroisie, Obsidienne déjà, chez Calliope, dont quelques pièces sont ici reprises) –, il faut bien opérer un choix. Celui de l’ensemble Obsidienne s’inscrit sous le signe de la couleur. Couleur vocale: voix solistes masculines ou féminines, ensembles féminins, masculins ou mixtes, l’accent est mis sur la singularité et le naturel de chacun. Couleur instrumentale: cordes frottées et pincées, vents et percussions soulignent ou doublent la mélodie, ajoutent contre-chants, bourdons et polyphonies. Les pièces vives et rythmées – en accord avec les sources manuscrites – alternent avec d’autres, plus méditatives et librement vocalisées.

On apprécie la jubilation née de la gourmandise sonore. Certaines pièces émeuvent particulièrement (Cantiga no 51, un rien orientalisante ; no 52 au début à découvert, poignant et retenu à la fois). D’autres surprennent joliment (no 79 inventant, pourquoi pas ?, une polyphonie en style de déchant pour ses derniers refrains ; Kyrie aux clochettes ; Congaudeant Catholici dont l’extrême lenteur permet de goûter les frottements mélodiques).

On regrette toutefois la systématique de certains gestes: interlude instrumental avant la dernière strophe, alternance entre voix solistes et ensembles, fins très allongées, souvent accompagnées de trémolos en crescendo, effritement final de l’instrumentation. Enfin, à moins d’être porté sur le kitsch, on fera l’impasse sur les vidéos de François Demerliac auxquelles renvoie la notice. Elles prêtent plus au rire qu’à l’émotion pourtant riche de ces chants: ils ne méritaient pas cela.

Anne Ibos-Augé

BELA BARTOK

1881-1945

Trois chants populaires du district de Csik. Deux danses roumaines op. 8a. Deux élégies op. 8b. Allegro barbaro. Danses populaires roumaines. Suite op. 14. Six danses en rythme bulgare. Improvisations sur des chants paysans hongrois op. 20.

Matteo Fossi (piano).

Hortus. Ø N.C. TT: 1 h 03’.

TECHNIQUE: 3/5

Quel attrayant lever de rideau que les brefs Chants populaires du district de Csik (1907), où l’expression se nourrit du rubato et de la souplesse des phrasés! A la belle pureté de ton d’une Valentina Toth (Challenge) un peu sage, aux nuances et à la diction recherchées de Piotr Anderszewski (Virgin), parfois trop sophistiquées et trop libres, Matteo Fossi oppose une franchise de bon aloi, qui ne saurait concurrencer la richesse des modes d’attaque et la vitalité de Cédric Tiberghien (Hyperion).

Le programme culmine dans la Suite op. 14, sommet sous-estimé du piano du XXe siècle. Sans y égaler la virtuosité véloce et pointue de Dino Ciani (Dynamic), ni l’expression envoûtante d’Egorov, Fossi séduit par l’équilibre de sa conception, même si un soupçon d’alacrité et d’abattage n’aurait pas nui. Certes, l’Allegro barbaro pourrait être moins épais et plus vigoureux, les Danses populaires roumaines plus incisives, les Danses roumaines op. 8a (1910) moins timides – ce que n’arrange pas une captation trop lointaine. L’interprète habite cependant les deux Elégies (1908- 1909) avec autant d’art que d’habileté, insufflant notamment son mystère à l’expressionniste première. Sans atteindre à la passion brûlante de Samson François (Warner), cette puissance incantatoire vaut le détour.

Bertrand Boissard

Quatuors à cordes nos 3, 5 et 6.

Quatuor Ragazze.

Channel Classics.

Ø 2019 et 2021. TT: 1 h 16’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Trois ans après des Quatuors nos 1, 2 et 4 pleins d’énergie (cf. no 685), les Ragazze livrent la seconde partie de leur intégrale Bartok. On retrouve la même spontanéité, la même fraîcheur dans des interprétations par endroits davantage creusées.

Dans l’austère et lapidaire Quatuor no 3 (1927), le plus intransigeant et peut-être le plus génial des six, la concurrence est rude. Malgré le relief de leur articulation, l’intégrité de leurs attaques et la netteté des plans sonores, les quatre musiciennes ne bousculent pas la discographie. Elles s’éloignent autant des inflexions intellectuelles, schönbergiennes, voire « abstraites » (Julliard II, Jérusalem) que des mystérieuses fureurs et des incandescentes fusions de couleurs que certains (Berg, Belcea) font surgir. L’approche demeure franche, altière, d’une inébranlable solidité dans l’éclairage d’une écriture linéaire, polytonale, atonale, qui ne sombre jamais, malgré sa complexité harmonique et rythmique, dans le fouillis.

Comme souvent, l’immense Quatuor no 5 (1934) manque ici un rien de carrure dans ses premier et cinquième mouvements. Les Ragazze se révèlent plus inspirées dans les sons impalpables, la vie nocturne et les inflexions beethovéniennes des deux mouvements lents. Surtout, le scherzo central est rendu avec toute son insolence rythmique, ses temps inégaux apparaissant souples, spontanés, naturels.

D’une substance musicale non moins abondante, le Quatuor no 6 (1939) est interprété avec une acuité douloureuse. La sévère mais gratifiante concentration des Ragazze évite de surligner le désespoir et le regret du passé qui imprègnent la partition, tout en rendant aisément perceptibles sa logique interne et ses idées chargées de sens et de gravité.

Patrick Szersnovicz

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Sonates pour piano nos 8 à 18.

Tobias Koch (pianoforte).

Avi (3 CD). Ø 2014 à 2017.

TT: 4 h 25’.

TECHNIQUE: 3/5

En 1802, alors que la surdité le gagne progressivement, Beethoven confie à son ami Wenzel Krumpholz qu’il entend explorer « une nouvelle voie », autrement dit aller au-delà de ce que Haydn et Mozart ont jusque-là tiré du pianoforte, la facture instrumentale offrant des possibilités toujours plus nombreuses en termes d’étendue du clavier, de force de frappe, de registres sonores.

Pour souligner cette évolution parallèle, Tobias Koch choisit trois instruments viennois originaux: un Fichtl de 1803 pour les sonates antérieures à 1800 (nos 8 à 11), un Streicher de 1816 (nos 12 à 15) et un Rosenberger de 1810 (nos 16 à 18). Judicieuse idée qui a le mérite de faire sentir ce que cette « nouvelle voie » doit aux progrès de l’instrument, et réciproquement, car les exigences de Beethoven ne sont pas pour rien dans l’évolution de la mécanique pianistique.

Malgré d’indéniables qualités de jeu (articulation précise, sens du drame, intelligence des silences…) et une vraie réflexion organologique, la réalisation n’emporte pas pour autant notre adhésion. Aucun des trois vénérables pianofortes ne parvient à séduire: si le Fichtl est le mieux sonnant, sa résonance est trop métallique ; le Streicher claque et frise (que de bruits parasites dans la Marcia funebre de la no 12, par exemple!) ; le Rosenberger se révèle d’une surprenante dureté. Pour ne rien arranger, une certaine raideur de l’interprète agresse plus qu’elle n’exalte la puissance de ces pages: qu’il s’agisse du premier mouvement de la Sonate no 16 ou du finale de « La Tempête », l’accentuation surexpressive et le manque de souplesse invitent difficilement à une deuxième écoute, alors que le coffret s’ouvrait sur une « Pathétique » aguicheuse et ductile.

Wissâm Feuillet

Sonates pour piano nos 14 « Clair de lune », 17 « La Tempête » et 23 « Appassionata ».

Nikolaï Lugansky (piano).

HM. Ø 2021. TT: 1 h 08’.

TECHNIQUE: 4,5/5

L’ de la « », qui ouvre ce deuxième volume de sonates de Beethoven par le pianiste russe ( pour le premier), surprendra. Chant énoncé de manière directe, basses s’entrechoquant tel un glas: une approche anti-atmosphérique au possible. A la différence de tant d’interprètes, Nikolaï Lugansky met moins en valeur le sentiment intime au coeur de cette musique que son architecture. Sévère, sombre, l’ apparaît aussi éloigné de la fantaisie agreste de Stephen Hough (Hyperion) que de la lumière radieuse de Murray Perahia (DG). Quant au , trop boutonné, il ne possède pas l’âpreté de sa première

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