L’ŒUVRE PAS A PAS
est-il un voyage () ou bien un itinéraire sans but ()? Dès le premier lied (), le narrateur est jeté sur la route. De son histoire on ne saura rien de précis. Il aima une jeune fille. Le mariage n’était pas loin. Il aurait eu un foyer. Le voici sur () nous attrape par ses trilles grondants: le voyageur est un exclu, un indésirable. De là les larmes () qui gouttent, gelées, au gré d’un chant comme statique et fracturé. Le voyageur s’engouffre dans son malheur. Ces larmes ne tarissent pas car alors le souvenir l’obsède. (), (), () montrent les morsures de la mémoire, venant chasser toute paix. La violence vécue s’exprime dans une prosodie poétique et pianistique traversée de déchirures, jusqu’au cauchemar éveillé d’ et à ce murmure brisé: « mon coeur, dans ce ruisseau, reconnais-tu ton aspect »? Moment-charnière, le huitième lied (), course folle rythmée par un ostinato alternant majeur et mineur, constitue une prise de conscience: la douleur du regret est puissante, mais le deuil en est fait avec une espèce d’amertume étrange (la ritournelle finale est glaçante). Voici le temps de l’hallucination. (), (), (), (), () sont des lieder où la violence le cède à une réalité de substitution, à l’illusion créée par le regret et la douleur. Visions, vaines espérances, lyrisme défait s’imposent. La réalité du malheur la transperce par épisodes, mais le détachement est désormais acté. La condamnation à l’errance est prononcée. Le voyageur entre dans sa nuit. Chaque étape est un degré supplémentaire vers l’effacement et la mort. Quelque chose alors s’alourdit et se fait à la fois traînant et obsédant, que deux éclats seulement viennent perturber: (no 18, ) où le piano se déchaîne en bourrasques et (no 22, ) ultime et vain sursaut. Le voyageur, pour le reste, s’attache à des repères trompeurs (, no 20, ), à des bêtes (, no 15, , ou les chiens d’, no 17, ), à une lumière dans la nuit (, no 19, ) et même à la vision de trois soleils, jeu de reflet halluciné sur la neige (, no 23, ). La matière sonore s’épure progressivement, la ligne mélodique rejoint un récitatif lancinant et le piano même se troue de silences. L’ultime lied (no 24, ) est l’aboutissement de ce chant funèbre: le piano imite la maigre ritournelle de son instrument et le voyageur s’identifie à cet errant méprisé de tous: image du musicien rejeté aux marges, image aussi de la mort qui prend le voyageur par la main afin de poursuivre le chemin dans un au-delà supposé.
Vous lisez un aperçu, inscrivez-vous pour lire la suite.
Démarrez vos 30 jours gratuits