Féministe ta mère
« N118, direction Chartres : paysage pas assez divers pour qu’on s’y intéresse. Alors on écoute la radio. Énième affaire de viol. Plaignante anonyme, accusé assez célèbre pour qu’il ouvre le journal. Et la bouche de maAlors, non, c’est pas “bizarre”. Parce que si une femme sur deux a connu au moins une forme d’agression sexuelle au cours de sa vie, ça en laisse toujours une à qui il n’est “rien arrivé” – et on ne va pas s’en plaindre… Quand c’est réellement le cas. Mais ce bisou dans le cou, on est sûres que c’était rigolo ? Cette main aux fesses, que c’était pas si grave ? Et que cette fois-là, cette nuit-là, ce mec-là, on ne s’est pas un petit peu forcées? Ok. En revanche, ça, c’est une station-service et, comme il pleut, j’ai l’envie fugace d’y laisser ma mère. Sauf que je connais son âge : je sais qu’elle est née bien avant les notions mêmes de “harcèlement” ou de “viol conjugal”. Entrées dans le code pénal progressivement depuis les années 80, les lois sur les violences faites aux femmes n’ont pu que (très) doucement enrichir la langue, nourrir la pensée, ajuster le réel. Or les consciences ne s’éveillent que quand elles ont les mots pour le faire. Et l’histoire ne prend forme que lorsqu’on peut la raconter. Ce que ma mère et ses copines considéraient comme “normal” ou “naturel” est devenu délictueux – voire criminel – en quarante toutes petites années qui, à elles seules, ne parviendront pas à effacer des millénaires de domination masculine. #MeToo a encore baissé d’un cran notre seuil de tolérance. La déflagration était retentissante, mais le temps sociétal, lui, est toujours très lent: il nous faudra encore des décennies pour en mesurer l’impact, pour que chacune d’entre nous retrouve la mémoire, aussi douloureuse soit-elle. À moins de compter celles dont le non-consentement a toujours été respecté. Là, on irait plus vite. Allez, Mam’, tu verras la station-service une autre fois. »
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