Diapason

LES 160 CRITIQUES DU MOIS

en studio

• Le feuilleton Beethoven continue chez Harmonia Mundi : l’Akademie für Alte Musik Berlin met en miroir les deux premières symphonies avec C.P.E. Bach ; Paul Lewis réunit les Bagatelles ; Kristian Bezuidenhout s’empare du Concerto pour piano no 4.

• A la même enseigne, Raphaël Pichon a gravé les Motets de Bach, Bertrand Cuiller un deuxième volume dédié à « l’Alchimiste » François Couperin pour lequel il invite l’organiste Jean-Luc Ho à s’emparer des deux Messes.

Michael Nagy est le héros d’une nouvelle gravure du Prisonnier de Dallapiccola. Gianandrea Noseda est au pupitre (Chandos).

• Diana Damrau et Antonio Pappano tirent le portrait des « Tudor Queens » donizettiennes (Warner).

• Le San Francisco Symphony fête Michael Tilson Thomas avec deux de ses compositions, From the Diary of Anne Frank et Meditations on Rilke (SFS Media).

• Alexandre Bloch et l’Orchestre national de Lille se mesurent à la Symphonie no 7 de Mahler (Alpha).

• Deux résurrections lyriques à guetter : Il Trespolo tutore de Stradella, par Andrea De Carlo (Arcana), et Don César de Bazan, un opéra-comique du jeune Massenet, par Mathieu Romano, avec Elsa Dreisig et Laurent Naouri (Naxos).

Reinhard Goebel et ses Berlin Barock Solisten se sont plongés pour Hänssler dans les cantates de la famille Bach, avec le baryton Benjamin Appl.

• Liszt versus Thalberg : Marc-André Hamelin refait le match à coups de Fantaisies et autres transcriptions de pages d’opéras (Hyperion).

• Une pincée de cross-over ? Le ténor Joseph Calleja se love dans le glamour de Mantovani (1905-1980, rien à voir avec Bruno ; « Mantovani and Me », Decca), tandis que le violon de Lisa Batiashvili revisite Piazzolla, Kantcheli, Chaplin… (« City Lights », DG).

GEORGE ANTHEIL

1900-1959

YYYYSérénades nos 1 et 2. The Golden Bird. Dreams.

Württembergische Philharmonie Reutlingen, Fawzi Haimor.

CPO. Ø 2017. TT : 1 h 14’.

TECHNIQUE : 4/5

L’anthologie met en valeur un chef, Fawzi Haimor (Américain de Chicago), et une phalange mal connus chez nous, mais investis de bout en bout. Créé à New York en 1935 par l’American Ballet de Balanchine et Kirstein, Dreams suggère, par son titre même, étrangetés et fantasmes. De fait, Polka, Acrobate, Marche royale, Can-Can, Valse lente se dérèglent et bifurquent après quelques mesures. Le néoclassicisme s’échappe dans la dissonance, la décontraction d’un solo ou d’un passage aux nonchalances étudiées est brusquement battue en brèche par des rythmes plus heurtés. Les modernes français, Stravinsky souvent (Acrobate salue Pulcinella), voire Hindemith ou le Strauss du Bourgeois gentilhomme viennent à l’esprit. Mais, toujours, un détail d’accentuation, d’instrumentation, des dialogues et équilibres inattendus révèlent le caractère original du compositeur, son charme aussi (les clarinettes en duo de l’Andante). Les lignes sont claires, la revisitation du Can-Can est spirituelle, des valses nostalgiques se glissent çà et là.

De 1948 et 1950, les deux Sérénades sont postérieures aux six symphonies. Les souvenirs stravinskiens se doublent dans la première d’échos bartokiens. L’Andante molto voit son thrène interrompu par un épisode éloquent où le violoncelle solo puis les solistes du quatuor tissent un hommage au Schelomo de Bloch – dont Antheil fut l’élève chéri. Le Vivo final est riche de ces contrastes où il cède à la tentation de montrer sa virtuosité d’écriture.

Le portique d’ouverture de la Sérénade no 2, avec sa suspension de bois et cuivres, est une surprise bien dans sa manière ; la pulsation foncière des mouvements extrêmes se rapproche de la motricité mécaniste de ses grandes symphonies. Plus expérimentale que la no 1 (diverses figures rythmiques ou instrumentales secondaires se glissent dans la structure principale), elle adopte un ton plus inquiétant (Adagio), marqué par un suspense quasi cinématographique, ombré de fantastique – Antheil écrivit des musiques de film pour Hollywood et, en pleine guerre, inventa avec l’actrice Hedy Lamarr une torpille dont le système de radioguidage ne pouvait pas être brouillé par l’ennemi !

Rémy Louis

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

YYYY L’œuvre pour clavier. Vol. III : « A la française ». Suites BWV 820, 823, 819, 818a, 806a. Prélude BWV 921. Menuets BWV 841-843. Aria BWV 587. Fugues BWV 733 et 546/2. Chorals BWV 709, 726, 711, 717, 715, 663a, 734. Trio BWV 655a. Fantaisie BWV 572. Passacaille et fugue BWV 582. Suites anglaises nos 2 et 4. Suite BWV 996. Œuvres de Fischer, Couperin, Grigny, Raison. Benjamin Alard (orgue, clavecin).

Harmonia Mundi (3 CD). Ø 2018 et 2019. TT : 3 h 29’.

TECHNIQUE : 3 et 4/5

Bach n’hésita jamais à se mettre à l’école des différents styles nationaux afin de mieux nourrir son métier et son imagination. Durant sa période d’activité à Weimar (1708-1717), il fréquenta assidûment la musique française dont la cour raffolait. Pour le Vol. III d’une intégrale partagée entre l’orgue et le clavecin (cf. nos 668 et 680), Benjamin Alard explore ainsi la façon dont Bach usait du gallicisme, mettant ses œuvres en miroir de quelques pages de compositeurs du cru.

Le disque d’orgue, qui s’ouvre sur l’Aria BWV 587 empruntant aux Nations de François Couperin, est une incontestable réussite. A la tribune alsacienne du Silbermann de Marmoutier (1710), idiomatique en termes de caractère, Alard trouve l’équilibre idéal entre ampleur et grâce, déployant un évident talent d’architecte et de coloriste (magistrale Passacaille BWV 582).

Les bonheurs sont moins égaux côté clavecin. Le programme donné sur l’instrument d’Assas est le plus séduisant, sa mosaïque de pièces majoritairement brèves favorisant une varietas que l’interprète exploite avec une réelle intelligence du texte et des climats. L’autre partie, sur une copie de Fleischer, dont la captation lointaine nous frustre des attraits, nous laisse sur notre faim. Les deux Suites anglaises, conduites avec clarté, dessinées d’une main sobre et élégante, manquent de cet influx de la danse, trait français s’il en est, qui signe les plus éloquentes versions ; on n’y retrouve ni l’énergie de Leonhardt (Seon, 1974), ni le théâtre de Rousset (Ambroisie, 2003), ni la plénitude de Dubreuil (Ramée, 2013). Trop timide, la Suite « Aufs Lauten Werck » BWV 996 pâlit face à la vigueur que lui insufflait Hantaï (Virgin, 1997). L’ensemble reste de belle tenue mais d’un tel interprète, c’est l’éblouissement qu’on attend.

Jean-Christophe Pucek

YYYYY Passion selon saint Matthieu.

Benjamin Bruns (Evangéliste), Carolyn Sampson, Aki Matsui (sopranos), Damien Guillon, Clint Van der Linde (altos), Makoto Sakurada, Zachary Wilder (ténors), Christian Immler, Toru Kaku (basses), Bach Collegium Japan, Masaaki Suzuki.

Bis (2 SACD). Ø 2019. TT : 2 h 42’.

TECHNIQUE : 4,5/5

TECHNIQUE SACD : 5/5

C’était déjà manifeste dans le premier chœur de sa Messe en si (Bis, Diapason d’or de l’année

2007) : Maasaki Suzuki déroulait ce monument avec la tranquille assurance de celui qui ne veut rien démontrer, mais simplement faire entendre. Les « Kommt » ont ici remplacé les « Kyrie », toujours rétifs à l’agitation, à la pose, toujours aussi tendres. C’est que Suzuki n’a pas dévié depuis trente ans qu’il gravit la montagne par tous les chemins : la musique de Bach n’a pas d’abord une fin esthétique, ou pas seulement ; elle cherche à donner une joie spirituelle par son enracinement dans un texte.

Son premier enregistrement de la Saint-Matthieu il y a vingt ans témoignait déjà d’une même conception (inflexions similaires, minutages identiques) ; mais comme les moyens ont progressé ! La prise de son (Take 5) a gagné en définition, qui nous fait entendre contours et intentions avec précision : les chorals en sont révélés, à l’image de ce « Wer hat dich so geschlagen » transpirant de sentiment.

Benjamin Bruns et Christian Immler vont plus loin dans l’incarnation que Gerd Türk et Peter Kooij en 1999. L’un, voix pleine et lumineuse, osant détimbrer, est un nouvel Evangéliste épatant (bouleversant reniement de Pierre façon kaléidoscope émotionnel) ; l’autre, un Jésus calme, lent à la colère, maître d’un flot vocal souverain. L’orgue Marc Garnier, construit pour l’enregistrement, finit d’unifier leur dialogue en donnant plus d’assise au narrateur et plus de mystère à leurs échanges. Le soprano de Carolyn Sampson et la flûte fusionnent comme rarement dans « Aus Liebe » et Zachary Wilder tisse dans la rage du « Geduld! » un linceul de consolation.

Le « Erbarme dich » luminescent de Damien Guillon, l’archet transperçant de Jérôme Hantaï dans « Komm,  süsses Kreuz » (pour une fois confié à l’interprète du Christ)… autant d’individualités brillantes, mais pas une fois la tentation de chanter ou de jouer pour soi, ou pour le reflet du micro. Quelques scories, mais rien en dessous ou à côté du texte. L’alto mal ajusté de Clint Van der Linden nous frustre dans « Können Tränen meiner Wangen » ? Nous voyons tout de même ses larmes. Retour enfin à « So ist mein Jesus nun gefangen », concentré de ce qui en cette version nous touche : la limpidité des affects, l’absolue confiance en la musique, l’espérance paisible.

Maximilien Hondermarck

YYY Passion selon saint Matthieu.

Werner Güra (Evangéliste), Benoît Arnould (Jésus), Dorothee Mields, Aleksandra Lewandowska (sopranos), Alex Potter, Marine Fribourg (altos), Thomas Hobbs, Valerio Contaldo (ténors), Matthew Brook (basse), Gli Angeli Genève, Stephan MacLeod (basse et direction).

Claves. Ø 2019. TT : 2 h 40’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Autour du noyau de son ensemble genevois, Stephan MacLeod, qui chante également certaines parties de basse, agrège de prestigieux solistes vocaux et instrumentaux, composant, pour cette fresque à la fois dramatique et méditative, une affiche bien alléchante. Mais peut-on aborder la Passion selon saint Matthieu sans en interroger profondément la rhétorique ?

Le chef défend une approche que son refus de la théâtralité place dans le sillage de Herreweghe et Suzuki ; sa recherche d’intériorité et d’équilibre se paie néanmoins par un excès de prudence bridant l’expressivité. La prestation de Werner Güra, Evangéliste également pour Jacobs, est édifiante : là où ce dernier obtenait de lui un récit brûlant, il est ici d’une éloquence nettement plus tiède, tandis que le Jésus de Benoît Arnould conserve une distance affaiblissant la dimension humaine de son incarnation. Dorothee Mields et Alex Potter, très demandés dans ce répertoire, se montrent honnêtes à défaut d’être bouleversants, et on attendrait parfois plus d’engagement, et ponctuellement de cohésion, de la part du chœur. Reste un ensemble instrumental riche en couleurs, dont le continuo, en particulier, retient l’attention. Pas assez, hélas, pour distinguer d’un honorable tout-venant une interprétation qui promettait beaucoup. La tension dramatique de Harnoncourt (Teldec), la ferveur orante de Leonhardt (DHM), l’insatiable vitalité de Gardiner (Archiv et SDG) voire la beauté contemplative de Herreweghe II (HM) restent nos plus sûrs guides dans la Saint Matthieu.

Jean-Christophe Pucek

YYYY Toccatas BWV 910-916.

Masaaki Suzuki (clavecin).

Bis (SACD). Ø 2018. TT : 1h09’.

TECHNIQUE : 4,5/5

TECHNIQUE SACD : 4,5/5

La genèse des sept toccatas manualiter de Bach pose d’insolubles problèmes aux chercheurs. Il semble toutefois qu’il s’agisse d’œuvres d’un musicien d’environ vingt-cinq ans et qu’elles n’aient pas nécessairement constitué un cycle dans son esprit. Aux trouvailles des compositeurs d’Allemagne du Nord, assimilées en profondeur, elles mêlent des touches italianisantes diffuses mais sensibles (dans les BWV 914-916 en particulier). Canalisées avec une stupéfiante habileté, l’énergie et la liberté improvisatrice propres au stylus phantasticus en imprègnent chaque irrégularité métrique, chaque méandre harmonique.

Les enregistrements, au clavecin, de l’intégralité de ces Toccatas n’étant pas pléthore (à peine une dizaine), celui que propose Masaaki Suzuki est donc bienvenu. On y retrouve la clarté dans la conduite des idées et du discours ainsi que la maîtrise de la polyphonie propres à ce fin spécialiste du Cantor. Rien n’échappe à son toucher impeccablement contrôlé. Sans doute tout cela est-il un rien trop sage pour convaincre totalement dans des pièces qui exigent certes de la tenue, mais aussi une fantaisie, une impétuosité, une virtuosité assumées. Suzuki, en les tirant vers une esthétique plus tardive, en alentit le pouls (Allegro de la BWV 911), en émousse les angles (Fuga a 3 de la BWV 914). La leçon de « grand clavecin » est là mais, pour le brillant, on s’en retournera vers Bob Van Asperen (Emi, 1991), et, pour le brin de folie indispensable à cette musique, vers la version de Noëlle Spieth (Eloquentia, 2012) demeurée hélas trop confidentielle.

Jean-Christophe Pucek

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Y Y Les cinq concertos pour piano.

Stephen Hough (piano), Orchestre symphonique de la Radio finlandaise, Hannu Lintu.

Hyperion (3 CD). Ø 2019. TT : 2 h 52’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Toujours personnelles et inventives, les propositions de Stephen Hough font tendre l oreille – pas vraiment gâtée par l’instrument choisi, un Bösendorfer aux timbres ternes et manquant de consistance. Le jeu transparent du pianiste britannique s’épanouit dans les mouvements brillants, tels les rondos des Concertos nos 1 et 3 – dans la cadence de ce dernier, l’épisode rêveur gagne ici une suavité irrésistible. Une forme de rigidité de la part de l’interprète, sa réserve expressive nuisent en revanche à certains mouvements lents : l’Andante du no 4 met en présence une direction ronflante et un piano lilliputien, qui s’affaisse progressivement plus qu’il ne s’efface et n’ouvre aucun gouffre. Extérieur, appuyé, l’Adagio de « L’Empereur » n’a plus rien d’une élégie. Sans véritable vision organique, juxtaposition d’épisodes davantage que grand récit, cet ultime concerto n’est d’ailleurs plus qu’un champ d’expérimentations.

Le raffinement indéniable de Stephen Hough ne trouve aucun écho dans la direction sans grâce d’Hannu Lintu. Exemples parmi cent : la péroraison grossière des cuivres avant la cadence de l’Allegro con brio ou la fin bruyante du Rondo dans le Concerto no 1 ; le sforzando trop marqué des hautbois, bassons et cors au début du no 3 – un détail, certes, mais qui fait toute la saveur de l’œuvre. Et ces timbales indiscrètes à la toute fin de « L’Empereur » ? Et ce non-vibrato des cordes qui vire à la caricature ? Une version plus ripolinée que décapante.

Bertrand Boissard

Y Y Egmont op. 84 (musique de scène). Leonore (extrait). Six menuets WoO 10. Marche triomphale pour Tarpeja WoO 2a. Marche funèbre pour Leonore Prohaska WoO 96.

Matti Salminen (récitant), Kaisa Ranta (soprano), Orchestre philharmonique de Turku, Leif Segerstam.

Naxos. Ø 2019. TT : 1 h 14’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Leif Segerstam, chargé d’alimenter le catalogue Naxos en raretés beethovéniennes, livre un programme de musiques de scène. Pour celle d’Egmont, bien servie ces dernières années (Haselböck, Müller, De Billy, Kaftan…), il affronte une redoutable concurrence. Anémique, l’Ouverture suscite immédiatement des craintes, bien vite confirmées par une interprétation généralement poussive, même si l’impérieux organe de Matti Salminen et le soprano distingué de Kaisa Ranta consolent un peu.

Les charmants menuets adaptés du pianoforte (orchestration de Franz Beyer, 1982) sont tantôt pachydermiques (  et ), tantôt passables, avec (1813, drame de Kuffner) s’avère plus en rapport avec les forces en présence, mais c’est d’un Beethoven bien mineur. Enfin, la marche funèbre pour la de Friedrich Duncker recycle le mouvement lent de la . Là encore, la patte lourde de Segerstam éteint toute magie jusqu’à friser le ridicule dans l’épisode central.

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