Diapason

LES 160 DU MOIS CRITIQUES

en studio

• Beethoven, encore : Pablo Heras-Casado réunit pour le Triple Concerto Isabelle Faust, Jean-Guihen Queyras et Alexander Melnikov. Complément malin, le Trio op. 36 bis, transcription par l’auteur de sa Symphonie no 2 (HM). Autre transcription, autre symphonie, autre équipage : Martha Argerich et Theodosia Ntokou ont jeté leur dévolu sur la « Pastorale » arrangée pour piano quatre mains vers 1876 par Selmar Bagge. En prime, la Sonate « La Tempête » par la cadette (Warner). Emmanuel Pahud et quelques collègues du Philharmonique de Berlin ont mis sur leur pupitre la musique de chambre avec flûte (Warner).

• Benjamin Alard a bouclé le quatrième volume de son intégrale Bach, consacré aux œuvres de style italien et intitulé « Alla veneziana » (HM).

Yannick Nézet-Séguin poursuit son cycle Rachmaninov à Philadelphie avec la Symphonie no 1 et les Danses symphoniques (DG).

• La « Vida breve » selon Stephen Hough ? Un bouquet d’Harmonies poétiques et religieuses de Liszt, avec une pincée de Busoni, Chopin, Bach et Gounod. A guetter chez Hyperion.

• Le hautboïste Alfredo Bernardini a bouclé, en famille et sur cinq instruments historiques, un « Voyage autour de Mozart » et de son Quatuor KV 370, chez Arcana.

Nathalie Stutzmann et son Orfeo 55 ont mis en boîte un « Contralto » où défilent airs et sinfonias de Bononcini, Handel, Porpora, Vivaldi, Lotti… (Erato).

• Piotr Anderszewski revient à Bach en piochant son nouvel album dans le Livre II du Clavier bien tempéré (Warner). Nicholas Angelich posait quant à lui sur son piano la Sonate no 8  de Prokofiev, ses Visions Fugitives et des extraits de Roméo et Juliette (Erato).

KALEVI AHO

NÉ EN 1949

YYYYY Prelude, toccata et postlude (a). Lamento in memoriam Sakari Laukola (b). Halla (c). Sonate pour violon seul (d). In memoriam Pehr Henrick Nordgren (e). Sonate pour piano no 2 « Hommage à Beethoven » (f).

Jaako Kuusisto (b-e), Pekka Kuusisto (b) (violons), Samuli Peltonen (violoncelle) (a), Sonja Fräki (piano) (a, c).

Bis. Ø 2017 et 2018. TT : 1 h 20’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Y aurait-il deux Kalevi Aho : celui des années 1970, encore attaché aux formes et techniques « historiques », et celui qui s’en est libéré ? Prélude, toccata et postlude (1974) peut le laisser penser, par le titre et par une musique emphatique et, de prime abord, peu originale. Pourtant, un souffle puissant traverse ce triptyque où l’influence de Kodaly sur l’écriture du violoncelle et celle de Chostakovitch sur les harmonies du piano n’oblitèrent pas un style déjà personnel.

Hommages à des musiciens disparus, Lamento (2001) et In memoriam Pehr Henrik Nordgren (2009) recentrent la scène sur le violon, respectivement en duo puis en solo. Le ton est intimiste, la mélodie élégiaque. Du recours au cryptogramme musical, la seconde pièce tire une jolie couleur modale en s’interdisant certaines notes du total chromatique. Le nom caché dans la Sonate pour violon seul de 1973 est celui de Bach : avec une chaconne en guise de premier mouvement, et une écriture polyphonique volontiers fuguée, la référence au Cantor est criante. Jaakko Kuusisto absorbe cette virtuosité avec une telle aisance qu’il la fait oublier au profit d’une musique qui semble jongler avec le concept d’académisme.

La récente Sonate pour piano no 2 cite la « Hammerklavier », laissant croire à une nouvelle tentative de « relecture » beethovénienne. Mais cette littéralité se dissipe graduellement. Après une savante double fugue où resurgit un certain atavisme bartokien, elle fait place à un esprit beethovénien émancipé de sa lettre. Energique et limpide, riche d’un large nuancier d’attaques, le jeu de Sonja Fräki porte idéalement l’œuvre, jusqu’à son apothéose en forme de chant d’oiseau. Pierre Rigaudière

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

YYYYY L’Art de la fugue BWV 1080.

Tatiana Nikolaïeva (piano).

FHR. Ø 1993. TT : 1 h 28’.

TECHNIQUE : 3/5

Tassé sur un seul disque, nous est rendu ici un concert donné à l’Académie Sibelius d’Helsinki par Tatiana Nikolaïeva, quelques mois à peine avant son décès. Reconnaissons-le : quelques trous de mémoire, notes manquées ou hésitations trahissent l’âge et la santé çà et là, surtout dans la fugue inachevée.

Oublions-les vite car, ces minimes et rares scories mises à part, c’est une version d’une sensationnelle autorité qu’impose à un auditoire hypnotisé (pas une quinte de toux) la dédicataire des Préludes et fugues de Chostakovitch. Par les tempos et l’expression générale de chaque pièce, par la place donnée aux canons, Nikolaïeva bâtit une forme en arche rythmée par la récurrence des sujets et particulièrement du sujet principal. Celui-ci se dégage toujours avec résolution du tissu polyphonique, si enfoui soit-il dans ses replis, et quitte à éclipser les contre-sujets : ainsi le thème secondaire du coucou, si présent dans le Contrepoint IV, perd-il le relief qu’on lui donne généralement.

La pianiste russe aborde l’œuvre réputée abstraite avec toutes les ressources de son instrument. Elle démêle l’écheveau des Contrepoints X et XI avec aisance, et ose une gamme de touchers d’une incroyable vastitude : du murmure feutré pardessus lequel flottent les lignes mélodiques tel l’« oiseau qui nidifie en l’air » d’Apollinaire, jusqu’au martèlement du Pas d’acier.

Nous sommes au concert, et tout n’est pas absolument réussi. Le Contrepoint VI alla francese déçoit : affaire de génération, sans doute. Cependant, on a rarement entendu au piano une version à la fois aussi romantique et aussi moderniste, aussi contrapuntique et aussi narrative, grâce à une subjectivité assumée : un Bach qui porte en soi toute une aventure artistique à venir, celle du XX e siècle, une aventure musicale à laquelle Nikolaïeva avait ô combien participé.

Démodé, ça ? on espère bien que non. A connaître absolument. Paul de Louit

YYYYY Passion selon saint Jean.

James Gilchrist (Evangéliste), Hana Blazikova (soprano), Damien Guillon (alto), Zachary Wilder (ténor), Christian Immler (basse), Bach Collegium Japan, Masaaki Suzuki.

Bis (2 SACD). Ø 2020. TT : 1 h 45’.

TECHNIQUE : 3/5 TECHNIQUE SACD : 3/5

Mars 2020 : le Bach Collegium Japan entame une tournée dans six pays européens alors que s’abat le péril du coronavirus sur le continent. Le 6 à Katowice, le 10 à Londres… mais déjà les frontières se ferment et les rideaux se baissent. Arrivés à Cologne, désœuvrés, Masaaki Suzuki et son équipe – sa famille, en fait – broient du noir. « Et si on enregistrait ? » suggère Tamaki, alto et épouse du chef ; à Stockholm, le patron de Bis s’enthousiasme, l’ingénieur du son Martin Sauer interrompt ses vacances à Paris et se précipite pour capter – brillamment – cette Passion selon saint Jean en quatre jours.

Sont-ce les circonstances, le poids du drame silencieux qui les entourait ? Nous ne sommes toujours pas au théâtre ; mais l’église mentale de cet enregistrement est nettement plus humaine, plus rugueuse que dans leur récente Saint Matthieu (cf. no 690), toute pleine d’une joie tranquille. Orchestre et chœur, à la plénitude sonore aujourd’hui à peu près inégalée chez Bach, gagnent une urgence insoupçonnée, une tension nouvelle. Aiguillonné par le clavecin opiniâtre de Masato Suzuki, « Herr, unser Herrscher » devient le grondement d’un peuple désorienté, et « Eilt nach Golgatha » amène à incandescence cet élan collectif vers la croix.

Car le chemin n’est pas de roses. Les personnages qui croisent le regard du Christ sont parfois déformés par la haine, à l’image de ces servants bruts de décoffrage ou de turbae tranchantes et réglées au millimètre (« Wir dürfen niemand töten » fiévreux). L’Evangéliste lui-même n’hésite pas à boire la coupe d’amertume : à la différence de Gerd Türk de 1999, enveloppé d’un halo mystique, le toujours jeune James Gilchrist endosse tout de l’action, y compris l’ignoble. Parmi mille détails, écoutez ce fouet qui larde le dos du Christ – puis le baume consolateur que lui applique Christian Immler dans « Betrachte, meine Seel ». L’unité, la concentration d’esprit des protagonistes de cette Passion détrônent l’enregistrement de 1999 et nous la font ranger parmi les meilleures gravures récentes (Gardiner II, Minkowski, Jacobs). Damien Guillon, collet monté, ne renouvelle néanmoins pas le miracle accompli dans la Saint Matthieu – il faut dire que la viole de Rainer Zipperling ne donne pas suffisamment d’élan à son « Es ist vollbracht ». On peut préférer Carolyn Sampson (chez Brüggen II) dans les tourments de « Zerfliesse », mais le soprano frémissant d’Hana Blazikova aura ses fidèles. Parmi les solistes, c’est surtout Zachary Wilder, déjà inoubliable de candeur dans la Saint Matthieu, qui porte au sublime les paradoxes du texte dans « Mein Jesu, ach! » : quelle est cette joie qui nous vient de la souffrance ? Maximilien Hondermarck

Y Y « Redemption ». Airs, chŒurs et chorals des cantates BWV 115, 25, 135, 57, 208, 44, 105, 150, 430, 31, 179, 82a, 127,

202. Sinfonia de la BWV 150.

Anna Prohaska (soprano), Lautten Compagney, Wolfgang Katschner.

Alpha. Ø 2020. TT : 1 h 20’.

TECHNIQUE : 4/5

Il n’aura pas fallu longtemps pour que la pandémie accouche de son premier produit. « Redemption », qui réunit Anna Prohaska et la Lautten Compagney, nous sort le grand jeu, avec masques et mines de circonstance, sinistres pour l’ensemble, façon maîtresse pour la chanteuse. La victime expiatoire s’appelle Bach, dont on sait qu’il survit à toutes les avanies. Voici un chapelet d’airs et de chœurs tirés de ses cantates, ponctués de chorals confiés aux instruments, entre mortification (« Es ist nichts gesundes » de la BWV 25) et aspiration à un au-delà libéré des miasmes d’ici-bas.

Malgré une voix frôlant sans cesse ses limites (aigus tirés, attaques incertaines, intonation fluctuante), on ne peut reprocher à la soprano son manque d’engagement : l’expressivité est partout. Mais cette contrition qui, sans ferveur ni éloquence, minaude et cherche sans cesse à s’assurer de ses effets tape vite sur les nerfs (les alanguissements de la BWV 179). Au moins les instrumentistes, s’ils n’évitent pas prosaïsme (« Wie zittern » de la BWV 105, sans mystère) et indifférence (chœur de la BWV 150, survolé), proposent des couleurs attrayantes.

Soyons charitables, oublions sans regrets cette opportuniste « Redemption » et son « bonus » : une « version lounge » de l’aria de la BWV 115 « Bete auch » à faire pâlir L’Arpeggiata. Jean-Christophe Pucek

YYYYY « Trios pour clavier et violon ». Sonates pour clavecin et violon BWV 1014-1019. Sonate pour clavecin et viole de gambe BWV 1028. Sonates pour violon et basse continue BWV 1021-1023 Pièces pour orgue BWV 562, 611, 615, 625, 639, 662, 869.

Odile Edouard (violon), Freddy Eichelberger (orgues Londe [1997] de l’église Saint-Louis à Saint-Etienne, Felsberg/Tricoteaux du temple de Boudry [1993], Blumenroeder du temple du Foyer de l’Ame à Paris [2009]).

L’Encelade (3 CD). Ø 2017-2019.TT : 2 h 49’.

TECHNIQUE : 4/5

On a toujours tenu pour acquis que le violon était accompagné par un clavecin dans les Six Sonates  BWV 1014-1019. La copie d’Altnickol, source complète la plus proche du compositeur, se révèle moins catégorique : il n’y est pas question de sonates mais de « trios avec clavier ». Odile Edouard et Freddy Eichelberger se sont engouffrés dans la brèche : pourquoi pas l’orgue ? Si l’historicité d’un tel choix reste incertaine (pour des questions de diapason, notamment), l’éternel problème d’équilibre posé par ces pièces trouve soudain non pas une mais mille solutions.

A la console, Eichelberger manifeste son intime connaissance de cette musique par des registres appropriés à la plastique des motifs, à leur figuralisme sous-jacent, au caractère de la basse. L’archet d’Edouard n’est pas en reste face à ce partenaire sans cesse changeant. Le délicieux paradoxe d’un trio de timbres confié à deux interprètes cède le pas à une impression d’ensemble instrumental, surtout lorsque l’orgue entoure le violon d’un vaste spectre, depuis les basses de seize pieds jusqu’aux carillonnants jeux de mutation. Ainsi sont mis en évidence des liens inattendus avec le monde de la cantate, comme dans ce Cantabile (Trio en sol majeur) où, après la ritournelle du violon, la voix de l’orgue hérite de la partie de chant.

Les emblématiques « trios » sont complétés par un autre habituellement confié à la viole (BWV 1028), deux sonates avec basse continue (BWV 1021 et 1023) et des pièces pour l’orgue seul.

L’ambiance de chacun des trois CD est déterminée par les instruments retenus : poétique et voilée à Saint-Etienne, précise et énergique à Boudry, tandis qu’à Paris se déploie un vaste orchestre. Trois violons alternent, tour à tour intime, volubile ou ample leur répond. Une symbiose nourrie par trente années d’une audacieuse collaboration musicale. Vincent Genvrin

BELA BARTOK

1881-1945

YYYYY Quatuors à cordes nos 1, 3 et 5.

Quatuor de Jérusalem.

HM. Ø 2019. TT : 1 h 18’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Quatre ans après un premier volet salué dans ces colonnes par Georges Zeisel (cf. no 652), le Quatuor de Jérusalem livre la seconde moitié du cycle. Il y subjugue toujours autant par l’intensité raffinée, la vivacité des couleurs, la justesse d’intonation et la précision rythmique. Mais, au sein d’une riche discographie, cette maîtrise technique, cette intelligence de la forme suffisent-elles si elles ne s’accompagnent pas d’un sens rigoureux et exact du phrasé bartokien et de son inépuisable énergie motrice ?

Chef-d’œuvre déjà très personnel malgré ses réminiscences (Beethoven, Wagner, Reger, Debussy), le Quatuor no 1 (1907-1909) bénéficie d’une interprétation virtuose, respectant le climat éthéré, désespéré et « tristanesque » d’une partition qui accède peu à peu à un univers plus lumineux. Les Jérusalem en aèrent de façon très subtile la texture et les passages contrapuntiques (Lento initial et fugue du développement du finale). Une telle clarification des lignes se retrouve dans l’approche du Quatuor no 3 (1927), mais sans la même force ni la même sensibilité. Là où d’autres – les Berg et plus encore les Belcea (Warner) – font surgir de mystérieuses fureurs avec une incandescence fusionnelle et des couleurs inouïes, les Jérusalem privilégient l’épure, respirant large, détaillant cette œuvre d’un seul tenant, au risque d’occulter son caractère âpre et sans concession. Cette sorte de distanciation éclaire paradoxalement d’un jour neuf la réexposition de la Prima parte, instant de rêve qui contient peut-être la musique la plus secrète et géniale de l’œuvre.

L’immense Quatuor no 5 (1934) manque un peu de carrure, de force d’impact et d’élan visionnaire dans ses premier et cinquième mouvements. Mais les éléments hymniques – impossible de ne pas songer ici à l’Opus 132 de Beethoven –, et le climat grave des deux mouvements lents sont comme amplifiés par le jeu à la fois délié et incisif des interprètes. L’articulation rythmique du Scherzo alla bulgarese atteint à une souplesse exemplaire. Un souhait : que les Jérusalem mûrissent encore au concert ces œuvres prodigieuses et réenregistrent une intégrale dans quelques années ! Patrick Szersnovicz

RÉFÉRENCES : Juilliard II (Sony), Vegh II (Naïve), Berg (Warner).

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

YYYY Concerto pour violon. BACH : Sonate BWV 1001 (Adagio).

Daniel Lozakovich (violon), Münchner Philharmoniker, Valery Gergiev.

DG. Ø 2019. TT : 48’.

TECHNIQUE : 3/5

Rares sont les violonistes qui se sont risqués à enregistrer le concerto de Beethoven initial par des nuances inhabituelles, des fluctuations de tempo.

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