Rock and Folk

THE CURE 40 ANS ET 17 SECONDES

LORSQUE LES GROUPES DE ROCK CONNAISSENT UNE LONGUE CARRIÈRE, ils muent, changent de son, de personnel, de look, de musique, ne sont plus les mêmes. Il y a ainsi différents Rolling Stones, plusieurs Who, plusieurs Kinks… Et plusieurs Cure. Ils sont, avec U2, le dernier groupe à avoir émergé en plein postpunk à être encore en activité. U2 a évidemment vendu dix fois plus de disques que le groupe de Robert Smith, mais plus personne n’écoute ces Irlandais aujourd’hui, alors que certains albums des Cure sont encore vénérés, soit par les fans de la première heure, soit par ceux qui les ont connus avec l’explosion de “The Head On The Door” ou de “Disintegration”… C’est une époque que les moins de cinquante ans au moins n’ont pas connue: celle où l’on patientait un an—ce qui est raisonnable—pour découvrir le nouvel album d’un groupe très mystérieux, qui s’améliorait en permanence et qui possédait un don très rare: les Cure, en grands stylistes, ont totalement inventé leur musique à partir de leur deuxième disque. Si Joy Division, surtout “Unknown Pleasures”, pouvait évoquer ici et là les Stooges ou le krautrock, le groupe de Robert Smith, dès “Seventeen Seconds”, ne rappelait rien de connu. Rien du tout. C’est un exploit qui n’est pas donné à tout le monde…

L’un des rares disques de rock qui dévoile ses splendeurs même à un niveau sonore insignifiant

Il y a Ce n’est rien de dire que la sidération fut brutale. Dès l’instrumental ouvrant la face A, “A Reflexion”, avec son piano comme du Satie désespéré, ses quelques accords de guitare et ses étranges bruits de gémissements, tout le monde comprit qu’il ne s’agissait pas du même groupe. Et d’ailleurs, c’était le cas. Michael Dempsey, bassiste du premier album, avait quitté le navire pour compléter les Associates. Simon Gallup et son pote Matthieu Hartley avaient rejoint le groupe, respectivement à la basse et au clavier. Le son entre “Three Imaginary Boys” et “Seventeen Seconds” est tellement différent que c’en est hallucinant. De mémoire, on n’a jamais vu pareil changement entre un premier album et son successeur. C’est un peu comme si après “In The Ciy”, les Jam s’étaient mis à Tangerine Dream. La batterie, métronomique, est compressée à mort, les claviers sont excessivement discrets—on est loin des grosses nappes de “Disintegration”—, le son de guitare est cristallin, sans la moindre distorsion (l’ampli de Smith, un Roland Jazz Chorus, avait été choisi pour ça), et le chanteur montre pour la première fois ses qualités d’instrumentiste: solos en accords (“A Forest”), arpèges délicats, légères dissonances (“At Night”), influences flamenco (sur “Secrets”, il cite même une ligne du “Andy Warhol” de Bowie). Enfin, les compositions y sont grandioses. On connaît la déclaration célèbre de Smith, affirmant avoir voulu faire de “Seventeen Seconds” un mélange entre “Five Leaves Left” de Nick Drake et “Low” de David Bowie. Cela ne saute pas aux oreilles, mais on comprend l’idée: “Seventeen Seconds” est un album ouaté, cotonneux, flou comme sa pochette, que les adolescents de l’époque écoutaient religieusement allongés sur leur lit en fixant le plafond, à bas volume. Car, comme l’avait justement écrit un journaliste (Bayon, de mémoire), c’est l’un des rares disques de rock qui dévoile ses splendeurs même à un niveau sonore insignifiant. C’est un album pour les solitaires, qu’on n’a certainement pas envie d’écouter en groupe ou en fond sonore. C’est un album pour ne rien faire, sinon écouter et rêvasser. Smith avait composé quelques-uns des morceaux alors que les Cure étaient en tournée avec les Banshees—il assurait non seulement la première partie, mais reprenait sa guitare pour accompagner le groupe de Siouxsie durant son set. Qu’il ait eu une idée aussi précise de ce qu’il souhaitait est assez exceptionnel. Qu’il y soit aussi bien parvenu (avec l’aide du grand Mike Hedges à la production, le seul à comprendre ce que le leader avait en tête alors que Chris Parry, du label Fiction, avait des suées en écoutant la musique) l’est tout autant. Cet album atmosphérique et minimaliste—l’écoute attentive de chaque titre fascine par le dénuement extrême mis en place—a été enregistré et mixé en onze jours. C’est dire si le groupe savait où il souhaitait aller. Chris Parry a finalement pu se détendre: l’album s’est placé à la vingti place des charts et “A Forest” est devenu le premier tube du groupe, qui a enfin pu passer à Top Of The Pops pour le jouer devant la moitié de l’Angleterre. A vrai dire, avec “Seventeen Seconds”, le groupe venait de naître, “Three Imaginary Boys” était oublié et le culte commençait à se répandre. MTV n’existait pas, les rares photos du groupe, Best et Rock&Folk ayant largement raté le coche, faisaient rêver: c’était avant les looks grotesques de “The Head On The Door” (mention spéciale à Simon Gallup, qui à l’époque a largement crevé le plafond du ridicule absolu). Robert Smith ne ressemblait pas encore à une vieille sorcière qui se serait maquillée en pleine crise de Parkinson: sa fente au menton, ses sourcils asymétriques, ses yeux étonnants lui donnaient un air de chat du Cheshire efflanqué (des années plus tard, avec les Banshees, il participera à un show télé très dérangeant inspiré de “Alice Au Pays Des Merveilles”). Il ressemblait, avec des décennies d’avance, à un jeune Ben Affleck, avec l’air intelligent. L’absence d’image du groupe développait l’appétit, les fantasmes, et générait l’envie.

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