Sept

Les cavaliers de l’émeraude

Des sabots claquent sur le bitume à intervalles réguliers. Un cheval noir et blanc, harnaché à un sulky – petit véhicule léger à deux roues –, trottine sur la route quasi déserte de Conmel. Aux harnais, un jeune homme de 20 ans, T-shirt rose délavé et short de sport en molleton. Quelques mètres plus loin, à l’orée de la forêt, le cavalier stoppe sa monture svelte et obéissante devant un mobile home défraîchi. C’est ici que vivent David O’Reilly, sa femme et leurs trois enfants; entre la petite maison de plain-pied de son père et une étable de bric et de broc où se reposent trois autres chevaux. «Ce sont des membres de ma famille, nous explique fièrement David. J’apprends à mes enfants à s’en occuper, à les nourrir, comme mon père l’a fait avec moi.» La transmission, c’est l’ADN des irish travellers , une communauté itinérante indigène à laquelle appartient David O’Reilly et dont l’origine remonterait à une lointaine scission entre la communauté et les Irlandais sédentaires, selon la thèse la plus plausible. Au cœur de leur histoire, de leur culture, depuis des centaines d’années, le cheval. Pas du genre canasson de luxe que l’on monte le dimanche, par loisir, en polo Ralph Lauren. Une bête trapue de petite taille à la robe généralement pie, parfaite pour tracter les verdines, au caractère intelligent et amical envers l’homme et les autres animaux, dit-on, typique de la race des irish cob, aussi appelée gypsy cob, endémique à l’île celtique. Un trotteur rustique au port de tête relevé et fier dont les crins et les fanons très abondants volent librement dans l’air comme les cavaliers qui les chevauchent.

Reconnus après une longue bataille comme une minorité ethnique indigène par le gouvernement irlandais ou en gaélique (littéralement «le peuple marchant») se distinguent des autres communautés nomades autochtones par leur langage propre, le shelta, un cryptolecte composé de gaélique, de romani et d’anglais, et leurs coutumes. Ces gens du voyage, à l’instar d’autres peuples en Europe, se sont peu à peu sédentarisés depuis la seconde moitié du XX siècle, relégués à la marge des villes et de la société irlandaises, dans les faubourgs des comtés de Cork et de Galway, et au sud de Dublin. La majorité des quelque 30’000 de l’île recensés en 2016, soit moins de 1% de la population, s’entasse à Labre Park, à une dizaine de minutes en voiture du centre-ville de la capitale irlandaise, une friche industrielle parsemée de mobile homes gris sale, de quelques maisons en dur et de conteneurs, hérissée de pylônes électriques qui déchirent le ciel bleu uniforme de ce mois de juillet. Ici, pas de boutique de souvenirs ou de restaurant à la devanture chatoyante comme sur Temple Bar, l’artère touristique principale de Dublin. Pas de musique faussement typique émanant de pubs bondés de touristes. Quarante-sept familles vivent dans ce campement planté sur le bitume de la banlieue populaire de Ballyfermot, dont vingt-cinq et plus d’une cinquantaine d’enfants dans des baraquements provisoires et défraîchis. Devant l’un d’entre eux traînent une petite voiture rouge miniature et un vieux cheval à bascule en bois. C’est là que nous rencontrons Ned Cash, la trentaine, qui prend soin de sa demi-douzaine d’équidés en compagnie de son père retraité et de ses quatre enfants. La famille profite d’un été 2018 particulièrement clément, où shorts et T-shirts sont de rigueur, chose rare sur l’île d’émeraude. Torse nu et bombé, Ned se met à courir quelques mètres aux côtés de sa monture blanche immaculée pour provoquer une séance photo. «Ces chevaux, nous les aimons, confie ce grand gaillard aux cheveux châtains, rasé de près, en passant tendrement ses bras autour du cou de l’animal. Ils font partie de notre vie, de notre histoire. Mes ancêtres s’en servaient pour voyager à travers le pays, les élever, les vendre.» Une activité à laquelle s’adonnent encore certains comme Ned, «même si tout n’est plus tout à fait pareil». Auparavant, il se rendait régulièrement à la Smithfield Horsefair, organisée mensuellement de mars à septembre au centre-ville de Dublin. Avec la sédentarisation des la modernisation et l’urbanisation du quartier de Smithfield, la plus grande foire aux chevaux d’Europe ne se tient plus que deux fois l’an. «Et depuis 2011, nous devons enregistrer nos chevaux pour y accéder, précise encore Ned, en raison d’une fusillade qui a fait trois blessés.» Le lieu est désormais grillagé et placé sous la vigilance de la police montée, son entrée contrôlée. Ned lui préfère donc d’autres marchés-concours moins «policés» comme celui de Ballinasloe à Galway, dans l’ouest de l’île.

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