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LES OMBRES ET L'AURORE
LES OMBRES ET L'AURORE
LES OMBRES ET L'AURORE
Livre électronique367 pages4 heures

LES OMBRES ET L'AURORE

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À propos de ce livre électronique

Dans "Les Ombres et l'Aurore", suivez l'histoire d'Eliane, l'héritière du mystérieux manoir Ker-Anna. Lorsqu'elle découvre les secrets cachés derrière les murs de la demeure familiale, Eliane doit affronter les ombres de son passé et trouver la lumière de l'aurore pour déverrouiller l'avenir.

LangueFrançais
ÉditeurJembe Letu
Date de sortie26 nov. 2025
ISBN9798231804177
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    Aperçu du livre

    LES OMBRES ET L'AURORE - Jembe Letu

    Prologue

    Le Jardinier d'Âmes

    Chapitre Premier

    La Rumeur des Foules

    Chapitre Deux

    L'Héritage des Cendres

    Chapitre Trois

    Le Poids de la Clé

    Chapitre Quatre

    Le Carrosse des Ombres

    Chapitre Cinquième

    Les Confidences de la Brume

    Chapitre Sixième

    Le Sang sur la Bruyère

    Chapitre Septième

    Le Prix du Granit

    Chapitre Huitième

    Les Fils du Norn

    Chapitre Neuvième

    Les Murmures de la Captivité

    Chapitre Dixième

    L'Étreinte de la Rivière

    Chapitre Onzième

    Le Seuil de Pierre

    Chapitre Douzième

    Le Souffle du Passé

    Chapitre Treizième

    L'Assaut des Ombres

    Chapitre Quatorzième

    La Saison des Ombres

    Chapitre Quinzième

    Le Pacte de Granit

    Chapitre Seize

    Les Décombres et le Devenir

    Chapitre Dix-Sept

    Le Premier Feu

    Chapitre Dix-Huit

    Le Poids du Granit et de la Mémoire

    Chapitre Dix-Neuf

    Le Langage des Pierres

    Chapitre Vingt

    Le Visiteur

    Chapitre Vingt et Un

    Le Partage du Pain

    Chapitre Vingt-Deux

    Le Premier Sang

    Chapitre Vingt-Trois

    Le Poids du Regard

    Chapitre Vingt-Quatre

    Le Conseil de Guerre

    Chapitre Vingt-Cinq

    Le Murmure des Murs

    Chapitre Vingt-Six

    Le Serment des Veilleurs

    Chapitre Vingt-Sept

    Le Chant de la Faille

    Chapitre Vingt-Huit

    L'Écho devenu Orage

    Chapitre Vingt-Neuf

    Le Poids d'un Regard

    Chapitre Trente

    Le Silence d'Anael

    Chapitre Trente et Un

    Le Premier Pas sur le Chemin

    Chapitre Trente-Deux

    Le Messager des Bruyères

    Chapitre Trente-Trois

    Le Sifflet dans la Nuit

    Chapitre Trente-Quatre

    Les Ombres Fraternelles

    Chapitre Trente-Cinq

    Le Prix du Sang

    Chapitre Trente-Six

    La Forge des Âmes

    Chapitre Trente-Sept

    Le Retour du Fantôme

    Chapitre Trente-Huit

    Le Poids du Silence

    Chapitre Trente-Neuf

    Le Chuchotement des Vagues

    Chapitre Quarante

    Le Fil de l'Épée

    Chapitre Quarante et Un

    La Danse des Ombres

    Chapitre Quarante-Deux

    L'Enfant et le Loup

    Chapitre Quarante-Trois

    Le Piège

    Chapitre Quarante-Quatre

    Le Calme avant la Tempête

    Chapitre Quarante-Cinq

    L'Heure du Loup

    Chapitre Quarante-Six

    Le Prix du Sang

    Chapitre Quarante-Sept

    Le Choix de l'Aurore

    Chapitre Quarante-Huit

    Les Racines dans l'Obscurité

    Chapitre Quarante-Neuf

    Le Chant du Cygne

    Chapitre Cinquante

    L'Empreinte sur la Pierre

    Chapitre Cinquante et Un

    Le Souffle du Large

    Chapitre Cinquante-Deux

    Entre Ciel et Eau

    Chapitre Cinquante-Trois

    Le Goût du Sel et des Larmes

    Chapitre Cinquante-Quatre

    Le Lever du Jour

    Chapitre Cinquante-Cinq

    Le Rivage des Oubliés

    Chapitre Cinquante-Six

    Le Fil Tendu

    Chapitre Cinquante-Sept

    Le Poids des Mots

    Chapitre Cinquante-Huit

    Le Fil de la Nuit

    Chapitre Cinquante-Neuf

    Le Souffle du Dragon

    Chapitre Soixante

    Le Prix du Feu

    Chapitre Soixante et Un

    La Faille

    Chapitre Soixante-Deux

    Le Puits

    Chapitre Soixante-Trois

    Le Choix des Armes

    Chapitre Soixante-Quatre

    Le Prisonnier des Ombres

    Chapitre Soixante-Cinq

    La Carte des Échos

    Chapitre Soixante-Six

    Le Fil d'Argent

    Chapitre Soixante-Sept

    Le Cairn des Lamentations

    Chapitre Soixante-Huit

    Le Prix du Silence

    Chapitre Soixante-Neuf

    L'Écho de l'Acte

    Chapitre Soixante-Dix

    Le Souffle de la Tempête

    Chapitre Soixante et Onze

    Le Jardinier et la Graine

    Chapitre Soixante-Douze

    La Marche du Silence

    Chapitre Soixante-Treize

    Le Gardien du Seuil

    Chapitre Soixante-Quatorze

    Le Cœur de la Tempête

    Chapitre Soixante-Quinze

    Le Poids d'un Souffle

    Chapitre Soixante-Seize

    L'Écho du Monde

    Chapitre Soixante-Dix-Sept

    Les Premiers Rayons

    Chapitre Soixante-Dix-Huit

    La Terre qui Respire

    Chapitre Soixante-Dix-Neuf

    Le Goût du Pain Chaud

    Chapitre Quatre-Vingt

    Les Racines Nouvelles

    Chapitre Quatre-Vingt-Un

    La Saison des Semailles

    Chapitre Quatre-Vingt-Deux

    Le Choix du Silence

    Chapitre Quatre-Vingt-Trois

    La Mémoire du Geste

    Chapitre Quatre-Vingt-Quatre

    Le Puits aux Souhaits

    Chapitre Quatre-Vingt-Cinq

    Le Premier Givre

    Chapitre Quatre-Vingt-Six

    Le Langage des Pierres

    Chapitre Quatre-Vingt-Sept

    Le Fil de la Nuit

    Chapitre Quatre-Vingt-Huit

    Le Choix du Graine

    Chapitre Quatre-Vingt-Neuf

    Le Poids de la Paix

    Chapitre Quatre-Vingt-Dix

    Le Foyer et le Monde

    Chapitre Quatre-Vingt-Onze

    La Saison des Neiges

    Chapitre Quatre-Vingt-Douze

    La Clairière de la Pierre

    Chapitre Quatre-Vingt-Treize

    Le Fil de l'Eau

    Chapitre Quatre-Vingt-Quatorze

    Le Premier Agneau

    Chapitre Quatre-Vingt-Quinze

    Le Mur de Pierres Sèches

    Chapitre Quatre-Vingt-Seize

    Le Chant des Grenouilles

    Chapitre Quatre-Vingt-Dix-Sept

    Le Poids de la Faucille

    Chapitre Quatre-Vingt-Dix-Huit

    Le Don du Miel

    Chapitre Quatre-Vingt-Dix-Neuf

    Le Conseil des Feuilles Mortes

    Chapitre Cent

    L'Aurore Ordinaire

    CONCLUSION

    LES OMBRES ET L'AURORE

    Prologue

    Le Jardinier d'Âmes

    Il existe un lieu, non cartographié sur les parchemins des géographes ni chanté par les poètes de cour, qui persiste dans le crépuscule permanent des choses non dites. Ce lieu est un jardin. Non pas un jardin de chlorophylle et de pétales, où les abeilles butinent une lumière éphémère, mais un jardin d’âmes, un champ stellaire planté dans un sol de brumes et de souvenirs. Ici, l’air est immobile, saturé du murmure des vies qui furent et qui seront, un chuchotement si vaste qu’il en devient un silence, comparable au bourdonnement d’une ruche ensevelie sous la terre. Sous un ciel qui n’est ni jour ni nuit, mais la couleur exacte d’une conscience qui veille, un vieil homme accomplit sa tâche éternelle.

    Personne ne connaît son nom, car les noms sont les premiers vêtements que l’on quitte en arrivant en ce lieu. Il est simplement le Jardinier. Son visage est une carte de géographie humaine, un relief de sillons creusés par l’écoulement des larmes et le vent des soupirs qu’il a recueillis. Ses yeux, d’un gris qui a absorbé toutes les couleurs du chagrin et de la joie pour n’en restituer qu’une lueur apaisée, observent l’immense étendue qui lui est confiée. Il ne marche pas, il glisse, son pas est si lent qu’il défie le temps lui-même, une succession de poses qui pourraient être des statues, dédiées à l’attention la plus profonde.

    À ses pieds, non pas des fleurs, mais des racines. Elles surgissent du sol de brume, entrelacées, serpenteuses, palpitantes d’une vie sourde. Elles sont d’une blancheur nacrée, translucide par endroits, laissant deviner en leur sein des flux d’émotions pures, des éclats de rire cristallins, des sanglots d’un violet profond, des peurs d’un brun terreux. Chaque racine est une existence, un fil narratif qui plonge dans l’obscurité du passé et pointe vers un avenir incertain. Le Jardinier passe entre elles, ses mains, pareilles à des racines plus anciennes encore, effleurent leur surface. Il n’est pas là pour juger, ni pour diriger. Il est là pour témoigner, et pour soigner.

    Ce matin-là – si l’on peut nommer ainsi le léger changement de teinte dans la grisaille ambiante – son attention fut attirée par une racine en particulier. Elle n’était ni la plus grande, ni la plus vigoureuse. Mais elle portait une marque, une brûlure noire et profonde qui l’enserrait comme un serpent de cendres. C’était la trace d’une tragédie, d’un feu qui avait consumé une part de son être. Le Jardinier s’arrêta, et dans son immobilité, le jardin tout entier sembla retenir son souffle. Il se pencha, et son ombre, douce et vaste, enveloppa la racine blessée. Il ne chercha pas à arracher la partie calcinée ; il savait que la cicatrice faisait désormais partie de son histoire, qu’elle était la preuve d’un combat, le prix d’une survie. Sa main, d’une légèreté qui ne pesait pas plus qu’une pensée, se posa près de la brûlure. Et il se mit à murmurer.

    Sa voix n’était pas un son, mais une vibration qui se communiquait directement à la sève de la racine. Il ne murmurait pas des mots de consolation, ces paroles vides que les hommes s’échangent pour combler le silence. Il murmurait des vérités. Il rappelait à la racine la loi la plus ancienne, celle que les vivants, dans le vacarme de leur monde, oublient sans cesse : la brûlure la plus cruelle est souvent la voisine immédiate du bourgeon le plus tenace. Il lui raconta l’histoire d’autres racines, marquées par des feux bien plus grands, qui avaient, avec le temps patient et une obstination silencieuse, fait de leur cicatrice le point de départ d’une ramification nouvelle, plus forte, plus consciente. Il parla de la pourriture, non comme d’une fin, mais comme d’un humus. De la décomposition des rêves naissent les nutriments d’une résilience inattendue. De la cendre des bonheurs passés émerge une sagesse qui ancre plus profondément dans le sol de l’existence.

    Pendant qu’il murmurait, quelque chose d’imperceptible se produisit. À quelques millimètres de la brûlure noire, là où la surface nacrée était restée intacte, une minuscule protubérance se forma. Elle était si petite, si fragile, qu’elle aurait pu être confondue avec une goutte de rosie. Mais elle palpita d’une lueur dorée, faible, mais indéniable. Un bourgeon. Pas la promesse d’une fleur éclatante et triomphale, mais celle d’une feuille nouvelle, d’une pousse qui chercherait, à son tour, sa part de lumière. Le Jardinier ne sourit pas. Son visage était au-delà des sourires. Mais une sérénité plus profonde émana de lui, se mêlant à la brume.

    Il se redressa alors, et son regard embrassa l’infinité du jardin. Des milliers, des centaines de milliers, des millions de racines s’étendaient jusqu’à l’horizon, formant une forêt souterraine et aérienne, une tapisserie d’une complexité infinie. Il voyait les réseaux, les connexions. Il voyait la racine du soldat dont le désespoir avait la couleur du fer froid, et, à quelques pas, celle de l’enfant dont l’espoir naïf était un filament d’or pur. Il voyait comment leurs chemins se frôleraient, s’influenceraient, comment l’ombre de l’un porterait parfois une ombre bienfaisante sur l’autre, comment la lumière de l’enfant, à son insu, réchaufferait une parcelle du soldat. Il voyait les amours qui se nouaient comme des lianes indissociables, les trahisons qui tranchaient net des racines prometteuses, les renaissances inespérées qui jaillissaient de souches que tout le monde aurait crues mortes.

    C’était un chaos. Un chaos magnifique et terrible. Mais pour le Jardinier, c’était une partition. Chaque tragédie était une note grave et profonde qui donnait sa valeur aux accords de joie. Chaque ombre était nécessaire pour que l’aurore, lorsqu’elle pointait à l’extrémité d’une racine, paraisse si précieuse et si miraculeuse. Il n’y avait pas de bien ou de mal ici, seulement la vie, dans sa démesure cruelle et sa tendresse infinie. Son travail n’était pas d’empêcher les brûlures, mais d’être présent lorsqu’elles survenaient, de murmurer à l’oreille des racines que la douleur n’est pas une fin, mais une transformation. Que la nuit la plus noire porte en son sein l’aube, non pas comme une victoire, mais comme une simple, et obstinée, continuité.

    Il reprit sa lente promenade, laissant derrière lui la racine marquée par le feu et son bourgeon d’or pâle. Son histoire, et celle des milliers d’autres qu’elle croiserait dans l’obscurité ou dans la lumière, allait se dérouler.

    ––––––––

    Ce livre n’est que la chronique d’un infime fragment de ce jardin. C’est l’histoire de cette racine, que nous appellerons Éliane, et de toutes celles dont le destin s’est entremêlé au sien, formant, pour un temps, une constellation unique dans la vaste nuit des âmes. C’est l’histoire des Ombres qui les ont dévorées, et de l’Aurore qu’elles ont, malgré tout, fini par enfanter.

    Un dernier frémissement parcourut la racine d'Éliane. Le bourgeon d'or pâle sembla absorber la faible lueur du lieu, puis la restituer en un pulse minuscule, un battement de cœur à peine perceptible. C'était le signal. Le Jardinier détourna son regard millénaire. Sa tâche était accomplie pour l'instant. La graine de l'histoire était plantée dans le terreau du possible. Le temps était venu pour la symphonie de commencer, note par note, sanglot par rire, ombre par lueur, dans le monde bruyant et tangible des hommes où le destin, désormais, allait reprendre ses droits.

    Chapitre Premier

    La Rumeur des Foules

    La ville, ce matin-là, n’était qu’un vaste cœur battant à l’unisson d’une angoisse sourde. Les nouvelles, pareilles à ces feuilles mortes chassées par un vent d’automne, tourbillonnaient dans les ruelles, se glissaient sous les portes, venaient mourir en chuchotements aux oreilles des femmes qui, le regard perdu vers les fenêtres, semblaient guetter non pas un messager, mais l’annonce même du destin. Une brume tenace, sentant la suie et le fleuve proche, accrochait ses lambeaux aux angles des toits et estompait les contours du monde, comme si la réalité elle-même hésitait à se montrer dans sa crudité. Chaque visage, dans cette multitude qui composait l’âme de la cité, était un livre où se lisait, en caractères invisibles, le long récit des espérances déçues et des peurs anciennes ; et pourtant, au plus profond de ces yeux où se reflétait la grisaille du ciel, persistait, tel un tison sous la cendre, cet entêtement à croire que l’aube, fût-elle lointaine, finirait par dissiper les brumes. C’était là le paradoxe de la condition humaine, cette capacité à porter le deuil de ses rêves tout en en forgeant de nouveaux, plus fragiles, plus beaux peut-être, dans le secret de son âme.

    Au milieu de ce flux, il y avait Éliane. Elle se tenait sur le perron de la grande bibliothèque, un bloc de pierre grise qui semblait absorber toute lumière, et observait le mouvement de la place. Elle n'était ni vieille ni jeune ; son âge était celui de la résignation, cette période qui suit les grandes douleurs et précède, parfois, les acceptations inattendues. Ses cheveux, d’un châtain sans éclat, étaient tirés en un chignon sévère qui dégageait la pâleur mate de son front, où les soucis avaient gravé deux lignes verticales, discrètes mais indélébiles. Ses mains, gantées de fil noir, serraient contre son manteau usé un sac de cuir fauve, bosselé et luisant à certains endroits, témoin de longues années de service. Dans ce sac, froissée comme un remords, se trouvait la lettre. Une lettre qui était à la fois une ombre portée sur son dos depuis des semaines, et peut-être, peut-être, le premier rayon pâle d'une aurore qu'elle n'osait plus espérer. Elle en sentait le papier crisser à chaque mouvement, une présence aussi insistante qu’un regard dans son dos.

    Son histoire, jusqu’à ce jour, avait été un long corridor aux portes closes. Veuve depuis dix ans d’un homme emporté par une fièvre soudaine, elle avait usé ses yeux et son courage à des travaux de copie pour des érudits distraits, vivant dans une chambre modeste dont la fenêtre donnait sur un puits de briques. La vie s’était réduite à la portion congrue : l’encre, le parchemin, le bruit de la plume, et le silence revenant, plus lourd, une fois la tâche accomplie. La lettre, arrivée par un messager inconnu deux semaines plus tôt, avait tout bouleversé. Elle émanait d’un notaire de la rue Haute, et convoquait Madame veuve Éliane Morèze pour une  affaire d’héritage inattendu concernant la branche collatérale des de Kersaint. Les de Kersaint. Un nom qui appartenait à la légende poussiéreuse de sa propre famille, un vestige d’une noblesse bretonne éteinte dont sa mère, pauvre cousine éloignée, lui avait parfois parlé à voix basse, comme on évoque un trésor perdu au fond de l’océan. Cet héritage, quelle qu’en fût la nature, représentait moins une fortune potentielle qu’une faille dans le mur de son existence, une possibilité. Une peur, aussi. Car que sait-on des cadeaux du destin, sinon qu’ils s’accompagnent souvent de leur poids de conséquences ?

    Un remous dans la foule la tira de sa rêverie. Un attroupement se formait près de la fontaine. Les voix montèrent, d’abord confuses, puis stridentes. Elle vit un homme, grand et maigre, vêtu d’une redingote râpée, monter sur le bord de bassin. C’était le docteur Lermont. Son visage creusé, ses yeux brûlants qui semblaient dévorer ses propres orbites, étaient connus de tous. Ancien médecin du régiment, rongé par des idées noires et un amour déçu pour l’absinthe, il était devenu une sorte de prophète de malheur, haranguant les passants sur la décadence des temps.

    Ils vous le cachent ! tonna-t-il d’une voix rauque que l’alcool et la colère avaient éraillée. Mais les nouvelles sont certaines ! La frontière orientale est tombée ! Les cavaliers du Nord ont passé les défilés de Korgan ! Et que font nos généraux ? Ils festoient dans leurs quartiers dorés tandis que le feu se propage !

    Un frisson, palpable et froid, parcourut la foule. La chute de la frontière orientale... C’était l’annonce de l’invasion, de la guerre aux portes du royaume. L’angoisse, jusqu’alors diffuse, se cristallisait soudain en une peur précise, avec un visage et un nom : les cavaliers du Nord. Leurs exploits sanglants, leur réputation de sauvagerie, n’étaient plus des contes pour effrayer les enfants, mais une réalité qui marchait vers eux.

    Ils mentent dans les gazettes ! poursuivit Lermont, agitant un bras décharné. Ils vous bercent d’illusions pour que vous continuiez à peiner et à payer l’impôt ! Mais le sang, bientôt, coulera dans nos ruisseaux ! Le sang et les larmes !

    Soudain, un mouvement plus vif se produisit à la lisière de la place. Un groupe de jeunes gens, menés par un garçon au visage ardent et aux yeux clairs, fendit la foule. Raphael. Le fils du forgeron, un idéaliste qui rêvait de gloire et de république, et qui voyait dans les malheurs annoncés le ferment d’une possible révolution.

    Assez de vos poisons, Lermont ! lança le jeune homme d’une voix forte, encore juvénile mais pleine de conviction. La peur est l’arme des tyrans ! Si l’ennemi vient, nous nous lèverons ! Le peuple saura défendre son sol ! Ce n’est pas une fin, c’est un commencement !

    Un mélange de huées et d’acclamations lui répondit. La foule était un animal indécis, tiraillée entre le désespoir du médecin et la fougue de l’adolescent. Éliane, immobile sur son perron, les observait. Elle voyait dans le docteur Lermont l’ombre de tous les naufrages, la tentation de l’abîme. Elle voyait dans Raphael cette aurore fragile, téméraire, peut-être naïve, mais si nécessaire. En lui, elle revoyait l’ombre de son propre fils, emporté par la même fièvre que son père, et qui aurait eu à peu près le même âge. Une douleur ancienne, sourde, remua dans sa poitrine.

    C’est alors que son regard croisa celui d’un homme qui se tenait à l’écart, adossé au mur d’une échoppe, et qui observait la scène avec une indifférence qui semblait trop parfaite pour être vraie. Il était grand, bien bâti, vêtu d’un manteau sombre et simple, mais dont la coupe était trop bonne pour un homme du commun. Son visage était fermé, son expression impénétrable, mais ses yeux, d’un gris acier, balayaient la foule avec une acuité de chasseur. Ils se posèrent un instant sur Éliane, et dans ce bref instant, elle sentit comme un frisson, l’intuition qu’elle venait de croiser un autre fil dans la tapisserie complexe de ce jour. Cet homme n’était pas un simple spectateur. Il attendait quelque chose. Ou quelqu’un.

    Le tumulte grandissait. Les partisans de Raphael et ceux qui écoutaient les sinistres prophéties de Lermont commençaient à se bousculer. La tension, comme l’électricité avant l’orage, faisait crépiter l’air. Éliane sentit un mouvement de panique l’envahir. Elle devait partir. Elle devait se rendre à ce rendez-vous chez le notaire. Cet héritage, soudain, lui paraissait dérisoire face au cataclysme qui se préparait. Et pourtant, c’était le seul fil qui la reliait encore à un avenir possible. C’était sa propre, minuscule et personnelle, aurore.

    Elle serra les cordons de son sac, sentit le papier de la lettre, cette promesse ou cette menace, crisser une fois de plus sous ses doigts. Puis, relevant la tête avec une résolution soudaine, elle quitta la sécurité relative du perron et plongea dans la foule mouvante. Son histoire, l'une des dix mille qui commençaient, basculaient ou s'achevaient ici, aujourd'hui, allait rencontrer celle des autres. Le premier pas était franchi, des ombres de la place publique vers l'inconnu d'un bureau de notaire, tandis que le monde, autour d'elle, semblait hésiter sur le bord du précipice.

    Chapitre Deux

    L'Héritage des Cendres

    La maison du notaire Maître Valère était un îlot de silence suspendu, comme une bulle de cire préservant un passé révolu. Située dans la rue Haute, une artère moins bruyante que la grand-place mais où l'on sentait l'argent ancien et la discrétion peser sur les façades de pierre, elle sentait la cire d'abeille, le vieux cuir et un vague relent de camphre. Éliane, assise sur le bord d'un fauteuil de velours vert passé, sentait le contraste violent entre l'agitation fiévreuse de la place et ce calme sépulcral. Les cris de la foule, les prophéties de malheur du docteur Lermont et la voix ardente de Raphael lui parvenaient, assourdis, comme un lointain ressac menaçant.

    Maître Valère lui faisait face. Un homme menu, aux doigts effilés et tachés d'encre, dont les yeux, derrière des lunettes aux verres épais, semblaient examiner moins la personne que les documents qui la concernaient. Il avait aligné devant lui sur le bureau de chêne massif plusieurs parchemins scellés de cire froide.

    Madame Morèze, commença-t-il d'une voix fluette, parfaitement calibrée pour ce genre d'enceinte,  je vous remercie de vous être présentée. L'affaire qui nous réunit est, je dois le dire, des plus singulières. Elle concerne la succession de feu Monsieur Aloysius de Kersaint, décédé le mois dernier en son domicile de Ker-Anna, en Bretagne.

    Il fit une pause, laissant le nom résonner dans le silence. Aloysius de Kersaint. Pour Éliane, ce n'était qu'un nom sur un arbre généalogique poussiéreux, un fantôme.

    Feu Monsieur de Kersaint, reprit le notaire en ajustant ses lunettes,  était le dernier descendant mâle en ligne directe de cette famille. Célibataire, sans enfant, et... disons, d'un caractère fort ombrageux. Ses dernières volontés, rédigées de sa main dans un isolement complet, sont très précises.

    Il prit le plus grand des parchemins, brisa le sceau d'un geste sec et déplia le document avec une lenteur théâtrale.

    Par le présent acte, je lègue

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