Charles Frederick Worth, l'Anglais qui a inventé la haute couture
Par Stephen Clarke
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À propos de ce livre électronique
Paris, 1860, la fête impériale bat son plein et un Anglais, Charles Frederick Worth, va révolutionner la manière dont les femmes s'habillent en société.
Arrivé une quinzaine d'années auparavant en France comme simple apprenti, il sera le premier à proposer des modèles originaux de robes confectio
Stephen Clarke
Stephen Clarke (b. 1958) is the bestselling author of seven books of fiction and nonfiction that satirize the peculiarities of French culture. Born in St. Albans, England, Clarke studied French and German at Oxford University. After graduating, he took a number of odd jobs, including teaching English to French businessmen. In 2004, he self-published A Year in the Merde, a comic novel skewering contemporary French society. The novel was an instant success and has led to numerous follow-ups, including Dial M for Merde (2008), 1,000 Years of Annoying the French (2010), and Paris Revealed (2011). After working as a journalist for a French press group for ten years, Paris-based Clarke now has a regular spot on French cable TV, poking fun at French culture.
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Avis sur Charles Frederick Worth, l'Anglais qui a inventé la haute couture
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Aperçu du livre
Charles Frederick Worth, l'Anglais qui a inventé la haute couture - Stephen Clarke
Prologue
Un beau matin du printemps 1860, alors que le jour se lève à peine, une élégante Parisienne du nom de Valérie Feuillet tambourine frénétiquement aux carreaux du numéro 7 de la rue de la Paix.
La situation est désespérée : elle doit assister le soir même à un banquet organisé par l’impératrice Eugénie. À Paris, rien n’est plus enviable que d’être invitée à dîner au palais des Tuileries, et la toilette de Mme Feuillet doit impérativement être à la hauteur d’une aussi éblouissante occasion. Or, la robe qu’elle a commandée à l’une des couturières les plus renommées de Paris, arrivée la veille, s’est avérée une déconvenue des plus cuisantes : elle est vieux jeu, démodée, importable. Si Mme Feuillet se montre dans cette tenue, il ne fait aucun doute qu’Eugénie la jugera banale et ordinaire, au point, peut-être, d’estimer qu’elle ne mérite pas d’être invitée à nouveau. Pire encore : l’impératrice pourrait même ne pas la voir. Le dernier espoir de Mme Feuillet est de tirer une autre couturière du lit – ou plutôt, cette fois, un couturier.
Un homme à la tête d’un atelier de couture, à Paris, en 1860, c’est du jamais-vu. La plupart des femmes du monde constituent alors leur garde-robe en achetant du tissu chez un drapier, avant de l’envoyer chez une couturière qui reçoit l’instruction de copier les modèles d’un catalogue datant parfois de plusieurs années. Une couturière de renom se permettra d’ajouter quelques fioritures au modèle, sans pousser plus loin la créativité. Avec son équipe de petites mains, elle produira alors une version onéreuse d’un modèle maintes fois vu et revu.
Cette méthode vient d’échouer pour Mme Feuillet et seul un miracle peut encore la sauver. Or, il se murmure chez les dames de la bonne société parisienne que l’homme qu’elle tente de tirer du lit est justement capable d’accomplir des prodiges, et qu’il accueillerait favorablement l’occasion de se faire un peu de publicité. Son nom commence à circuler dans la capitale : il s’appelle Worth. Car non seulement c’est un homme, mais de surcroît il est anglais.
Cet Anglais ne travaille naturellement pas coupé de toute influence féminine. Il est notoire que son épouse et modèle se charge également de faire sa publicité. Mme Worth fréquente la grande bourgeoisie parisienne, à qui elle fait découvrir les échantillons des plus somptueuses étoffes. Où qu’elle aille, elle est toujours vêtue d’une des créations de son mari – qui est, bien entendu, réalisable dans le tissu que la cliente désire.
Marie Worth est issue d’une famille de province très simple. Son Auvergne natale transparaît légèrement dans sa manière de parler, et son visage ovale, à la mâchoire forte et aux sourcils sombres, évoque davantage la franchise que la beauté. Ses années de travail auprès d’un drapier parisien lui ont appris le maintien et les manières raffinées des dames à qui elle vendait ses étoffes. Elle tient désormais une maison de commerce, ouverte avec son mari, et son infatigable démarchage commence enfin à convaincre les unes et les autres de venir faire quelques essayages sur place.
Ce matin, c’est un rendez-vous impromptu, en dehors des heures ouvrables, que Mme Feuillet sollicite. D’après ce qu’elle a entendu dire, concevoir et fabriquer en seulement douze heures une robe susceptible d’éblouir l’impératrice Eugénie est le genre de gageure que Worth est capable de tenir. Du moins l’espère-t-elle.
***
Dans ses Mémoires, Valérie Feuillet décrit la tension haletante de cette matinée de printemps : elle presse le cocher de traverser en hâte les rues d’un Paris en train de se réveiller jusqu’à l’immeuble du 7, rue de la Paix. Enfin arrivée, elle frappe à la fenêtre et tire sur le cordon jusqu’à ce qu’une concierge finisse par ouvrir la porte cochère en bougonnant. Mme Feuillet se rue au premier étage, où elle parvient à convaincre une bonne plutôt maussade de porter une supplique griffonnée précipitamment dans la chambre du couple Worth. Elle prend soin d’y mentionner que son mari est Octave Feuillet, un écrivain très apprécié par le couple impérial.
Quelques minutes plus tard, un homme fait son apparition, « dans le désordre de la nuit », mais vêtu d’une élégante robe de chambre. Avec sa moustache broussailleuse, son front haut et ses manières théâtrales, il a des airs de lieutenant de cavalerie anglais en permission. C’est Charles Frederick Worth, ancien drapier aujourd’hui à la tête d’une maison parisienne de prêt-à-porter.
Bizarrement, M. Worth fait entrer Mme Feuillet dans la chambre de sa femme qui est encore couchée dans son grand lit à baldaquin, « perdue dans des flots de dentelles et de nœuds galants ».
Mme Feuillet expose de nouveau son problème, tandis que Marie et Charles échangent des regards entendus. Elle craint qu’ils ne la prennent pour une folle.
« Alors, madame, résume Charles Worth avec son accent anglais à couper au couteau, il vous faut une robe pour ce soir ? Ce soir même ?
– Oui, ce soir », confirme Mme Feuillet.
Les Worth sont sceptiques, pour ne pas dire perplexes. Une robe de soirée, c’est une prouesse d’ingénierie – toute en plis et en replis, en garnitures de perles, généralement composée de plusieurs types d’étoffe, sans parler de la crinoline, cette volumineuse structure métallique sur laquelle se déploie la jupe telle une tente brodée. Une robe pour ce soir ? La requête est grotesque.
« Voilà qui serait une occasion excellente d’attirer l’attention de l’impératrice, confie Marie à son époux. C’est un beau défi. Un exploit technique.
– Si vous y parvenez, votre nom sera sur toutes les lèvres au palais, renchérit Mme Feuillet.
– Si nous y parvenons ? » Charles Worth a bondi. « C’est une tâche impossible, mais nous y arriverons !
– Votre nom, votre bonne grâce nous encouragent, ajoute Marie. Vous aurez votre robe ce soir. Nous serons heureux de faire quelque chose pour vous. »
Charles est déjà à la porte. Marie saisit le coude de Mme Feuillet. « Faites prévenir votre mari que vous serez absente toute la journée », dit-elle à leur nouvelle cliente.
Une douzaine d’heures plus tard, au palais des Tuileries, les invités sagement alignés attendent d’être présentés à leurs hôtes. L’impératrice Eugénie marque un temps d’arrêt devant Mme Feuillet. « Vous me direz le nom de votre couturière ?
– Madame, c’est un homme, un Anglais.
– Ah ! »
L’impératrice se montre aussi surprise qu’on peut décemment l’être à la cour.
« Et on l’appelle ?
– Worth, madame. Il vient d’ouvrir une maison de modes à Paris. »
Sa Majesté approuve d’un hochement de tête. La stratégie de Valérie Feuillet a fonctionné.
***
L’impératrice Eugénie n’est pas la seule à Paris à être surprise, voire choquée, à l’idée qu’un homme puisse faire des robes. La définition de « couturier » dans le dictionnaire encyclopédique Larousse publié quelques années plus tard contient une longue diatribe contre cette violation des frontières entre les sexes, qui commence ainsi : « Il nous est donné de revoir cette inqualifiable singularité d’hommes (sont-ce des hommes ?) présidant aux toilettes de certaines femmes. »
Pierre Larousse oubliait que Worth n’était pourtant pas le premier couturier de Paris. La robe de couronnement de Joséphine, première épouse de Napoléon Ier, avait été confectionnée par un homme, Louis Hippolyte Le Roy. Mais Le Roy ne l’avait pas réellement conçue ; il n’avait fait que superviser sa fabrication. Il était moins couturier que chef d’une équipe de petites mains.
Quoi qu’il en soit, le sous-texte du dictionnaire était limpide : si un homme comme Charles Worth faisait des robes, c’est qu’il était homosexuel. Ou pour être plus précis, il avait intérêt à être homosexuel, faute de quoi certains maris jaloux ne tarderaient pas à venir frapper à sa porte pour exiger bien autre chose qu’un essayage. Les duels étaient courants à l’époque et les importuns comme Worth se retrouvaient souvent au point du jour dans le bois de Boulogne où ils recevaient une balle dans la poitrine.
Le scandale de l’homme qui faisait des robes allait prendre encore plus d’ampleur. Peu de temps après le triomphe de Valérie Feuillet à la cour, la rumeur se répandit à Paris que Charles Worth était le seul homme à qui il était permis de voir l’impératrice Eugénie en négligé – un spectacle refusé depuis bien longtemps à Napoléon III. Était-il possible qu’un Anglais sorti de nulle part (et Worth n’aurait pu être de plus basse extraction) fît cocu l’empereur des Français ?
Eh bien non, il est à peu près certain que non, car Charles vivait une union heureuse avec Marie, son âme sœur. De toute façon il n’était jamais présent quand la cliente était en sous-vêtements : Charles faisait son apparition lorsqu’elle portait une première version de la robe. Il n’en est pas moins certain que dès leur première rencontre, au printemps 1860, Charles Worth et l’impératrice Eugénie allaient former un duo qui scandaliserait la France entière, rendrait célèbres leurs deux noms et donnerait naissance à la haute couture.
À première vue, rien ne semblait devoir les rapprocher. Eugénie, comtesse espagnole, était mariée à un empereur, tandis que Charles avait vécu une enfance à la Dickens dans le Lincolnshire et à Londres avant de devenir un commerçant respecté travaillant avec son épouse, Marie, d’extraction aussi modeste que lui.
Pourtant, ces trois-là partageaient des traits de personnalité susceptibles d’unir les conjurés les plus improbables : un amour quasi obsessionnel des belles choses, le sentiment d’être des étrangers dans ce Paris si snob et, peut-être le plus important, l’ambition brûlante de révéler leur vraie nature.
Pendant les quatre dernières décennies du xixe siècle, qui furent sans doute la période la plus trépidante et innovante de l’histoire de France, cette rencontre d’esprits et d’intentions allait rendre les Worth absolument invincibles.
1.
Un début dans la vie
Marie et Charles Worth étaient de purs produits de la mobilité sociale que l’époque avait à offrir à celles et ceux qui avaient à la fois du talent et de l’ambition.
Charles Dickens avait trimé, enfant, dans une fabrique de cirage. Marie Curie était une immigrée polonaise sans le sou lorsqu’elle commença à travailler comme assistante dans le laboratoire parisien où, plus tard, elle découvrirait le radium. Isaac Singer se démenait pour joindre les deux bouts à Boston lorsqu’on lui demanda de réparer une machine à coudre capricieuse ; quelques jours plus tard, il avait fabriqué un prototype qui allait faire de lui l’un des industriels les plus fortunés d’Amérique.
Le xixe siècle est jalonné de ce genre de success-stories. La vie de Charles Worth a ceci d’exceptionnel qu’elle combine à elle seule tous les éléments ci-dessus. Il connut une enfance laborieuse digne d’un roman de Dickens avant de débarquer à Paris sans un sou en poche, comme Marie Curie. À l’instar d’Isaac Singer, il lança plus ou moins une industrie nouvelle. Et comme ces trois contemporains, il accomplit son destin grâce à sa créativité, à des compétences acquises à la dure et à un instinct, très victorien (et napoléonien), qui lui faisait saisir les bonnes occasions au vol.
À chaque étape de sa vie, il put compter sur celle qui fut d’abord sa collègue, puis son épouse, pour le pousser à aller de l’avant et lui prêter main-forte.
Le rôle de Marie Worth, née Vernet, dans le succès de son époux est souvent escamoté. Elle n’était pas seulement la femme derrière l’homme célèbre, elle était toujours à ses côtés, depuis ses premières tentatives pour dessiner des robes jusqu’au lancement de la marque qui ferait de Worth le nom le plus célèbre de la mode. D’une certaine manière, elle était même devant lui, car elle était le visage (et le corps) de sa griffe. C’est en portant ses créations au travail que Marie allait conquérir les premières clientes de son époux.
Marie arriva à Paris plusieurs années avant son futur mari. Elle y fut apprentie puis vendeuse chez le drapier où Charles viendrait, plus tard, demander du travail. Commençons par son histoire à elle.
***
Marie Augustine Vernet naît le 26 août 1825 dans le centre de Clermont-Ferrand. Elle est la deuxième fille d’un receveur d’impôts.
Clermont-Ferrand deviendra plus tard le foyer de l’entreprise Michelin (la première fabrique de caoutchouc y verra le jour en 1832), mais dans les années 1820 la ville est le cœur d’une région céréalière et doit sa notoriété toute neuve à ses pâtes et à sa semoule depuis que des soldats génois et piémontais de l’armée napoléonienne, démobilisés après la défaite de 1815, s’y sont installés et ont commencé à exploiter le blé local.
Les parents de Marie consacrent toute leur énergie à marier leur fille aînée, Irma, et vont jusqu’à proposer une dot aux aspirants fiancés. La jeune fille, qui ne manque pas de charme, parvient à faire un « beau mariage » en épousant un architecte appelé Denis Darcy, qui travaille à la rénovation de la cathédrale Notre-Dame de Paris ¹.
Les perspectives de Marie, la cadette, sont bien moins prometteuses, surtout depuis que son père a été rétrogradé pour devenir un simple employé au bureau de l’état civil, peut-être (et ceci n’est que supposition) pour s’être trop rempli les poches. Après tout, avant la Révolution, les receveurs d’impôts s’enrichissaient de cette façon. Quoi qu’il en soit, les coffres familiaux sont vides et tout ce que Clermont-Ferrand peut offrir à Marie, c’est un avenir dans l’agriculture ou les coquillettes.
Sa mère, qui semble avoir quitté son mari – l’humiliation a-t-elle été trop dure à supporter ? –, décide de mettre tous ses œufs dans le même panier, et ce sera Paris. Ainsi, avant le mariage d’Irma, Mme Vernet monte avec ses deux filles à la capitale, où elles trouvent à se loger rue Saint-Marc, à deux pas de la Bourse. C’est le quartier du textile, rien de plus logique, donc, que Marie, jeune fille de province sans fiancé, y soit envoyée pour gagner son pain.
Jean-Philippe Worth, le fils de Marie et Charles, décrira sa jeunesse dans l’histoire de sa famille, A Century of Fashion ². L’éducation de sa mère, relate-t-il, est « sommaire. On lui apprend à se conduire avec grâce, comment marcher et danser. Un peu d’orthographe, d’additions et de soustractions, de divisions et de multiplications, quelques notions de géographie et de la couture ».
Les filles des classes moyennes, pauvres mais semi-éduquées et qui présentent bien, sont exactement le type d’employées recherché par les drapiers de Paris, et Marie ne tarde pas à trouver une place d’apprentie chez le plus célèbre de la capitale, la maison Gagelin, sise au 93, rue de Richelieu.
La rue de Richelieu est alors une des voies médiévales les plus larges et les plus salubres du centre de Paris, et c’est là que se concentrent les commerces liés aux vêtements. Un peu plus loin s’alignent, côte à côte, trois des principaux concurrents directs de Gagelin : Au Persan, la Compagnie des Indes et Rosset & Normand. Les élégantes y viennent de la France entière chercher les plus belles étoffes à confier à leurs couturières. Les marchandises citées sur les factures de la maison Gagelin comprennent « des étoffes de soie, cachemires de l’Inde et de France, […] des broderies de soie, or et argent, des tissus de fantaisie français et étrangers, mousselines peintes, popeline, mérinos, […] étoffes de deuil […], voiles, écharpes et volants au prix de fabrique ».
Tous ces drapiers sont commodément installés près des ateliers des couturières les plus courues de Paris. Au 102, rue de Richelieu, par exemple, en face de la maison Gagelin, se trouve celui de Mme Delatour, fournisseuse de la reine Marie-Amélie, épouse de Louis-Philippe. Non loin, au 89, se tient une boutique qui a appartenu à Louis Hippolyte Le Roy, le créateur des robes de Joséphine Bonaparte. En avril 1789, juste avant la Révolution, Mlle Bertin, autre créatrice de toilettes royales, s’était installée au numéro 26, où elle est restée jusqu’à sa mort en 1813, après avoir connu plusieurs changements de régime… et un rapide exil en Angleterre pendant la Terreur pour échapper au sort de sa royale cliente, Marie-Antoinette. À Paris, la mode vit plus longtemps que les personnages historiques. Et comme pour mieux le prouver, dans un de ses salons de réception, Gagelin a fait réaliser une fresque montrant Marie-Antoinette venue faire ses emplettes peu de temps après son arrivée à Paris.
La maison Gagelin est une entreprise gérée par et pour des femmes. Fondée dans les années 1830 par Charles Louis Gagelin, elle est depuis 1839 la copropriété ³ de son épouse, Marie Élisabeth, et de leur gendre, Octave Opigez, le mari de leur fille, Marie Aglaé Gagelin. Le nom de Gagelin a été conservé car sa réputation repose sur le bon goût et l’intuition de Marie Aglaé. Celle-ci achète les étoffes pendant que son mari s’occupe des tâches administratives et que sa mère joue le rôle d’hôtesse en accueillant les clientes et clients.
Un environnement certes extrêmement féminin pour les premiers pas professionnels de la jeune Marie Vernet. Pour autant, Mmes Gagelin sont loin d’être de bonnes fées. Comme toutes les apprenties de Paris à l’époque, Marie travaille sans appointements. Il est courant qu’à l’inverse, les parents paient l’apprentissage de leur enfant que l’on forme au métier de demoiselle de magasin.
À 16 ans, Marie Vernet est légalement une adulte et peut donc travailler douze heures par jour, sept jours sur sept. Le jour de congé obligatoire ne sera pas instauré en France avant 1906. Et les plus jeunes ne sont guère mieux lotis : en 1841, une loi fixe à 8 ans l’âge légal minimum pour travailler. Jusqu’à 12 ans, les enfants peuvent effectuer des journées de huit heures, six jours par semaine. De 12 à 16 ans, la journée de travail passe à douze heures. Ensuite, c’est au bon vouloir de l’employeur.
Une fois Marie devenue une demoiselle de magasin acceptable, elle reçoit un salaire trop maigre pour vivre et prendre son envol.
En somme, à l’image de nombreux emplois au xixe siècle, le travail chez un drapier à la mode au cœur de Paris est une forme d’esclavage en robe de soie. Pour la plupart des femmes, le seul moyen de s’en sortir de façon respectable est le mariage, en croisant les doigts pour que le futur époux soit sobre – et solvable.
***
De l’autre côté de la Manche, Charles Frederick Worth naît quelques semaines après Marie Vernet, le 13 octobre 1825. Il est le cinquième enfant, mais il ne reste qu’un frère et une sœur aînés ⁴.
Les Worth sont plus privilégiés que les Vernet, et Charles est le fils d’un notaire de la ville agricole de Bourne, dans le Lincolnshire. Le garçon débute dans la vie en apprenant à lire, à écrire et à se comporter en gentleman, une éducation qui le destine à devenir un membre de la classe moyenne aisée.
En 1825, Bourne est une sorte de Clermont-Ferrand, mais en plus dynamique. Grand centre de mouture et de commerce des céréales, c’est une halte majeure sur le trajet nord-sud entre Lincoln et Londres. Le père de Charles Worth, William, y est bien établi, et la famille vit dans une grande demeure de trois étages, Wake House, une maison que l’on ne peut pas ne pas remarquer dans la rue principale menant au centre-ville.
Charles aurait pu aller au bout de ses études et devenir lui aussi notaire. Mais son père boit et perd régulièrement de fortes sommes en pariant aux courses, sur des matchs de boxe à mains nues et des combats de coqs – partout où il est possible de parier. Selon ses descendants, cette imprudence était peut-être due à une bipolarité, évidemment non diagnostiquée à l’époque. On chuchote également qu’il avait
