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La tour d'amour
La tour d'amour
La tour d'amour
Livre électronique168 pages2 heures

La tour d'amour

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À propos de ce livre électronique

Deux hommes veillent dans un phare isolé pour protéger les navires de l'échouage. La mer tempête, la mer les bouscule, la mer les protège, grignote leurs âmes, leurs manières d'homme, leurs solitudes, telle une femme possessive et violente qui agresse ce sexe tendu face à elle...

À PROPOS DE L'AUTRICE

Rachilde ou Marguerite Eymery de son vrai nom, tînt salon littéraire dans le Paris de la première moitié du XXème siècle. Elle cotoya nombre de ses collègues de plume tout en restant originale dans l'élaboration de son œuvre.
LangueFrançais
ÉditeurA verba futuroruM
Date de sortie12 sept. 2024
ISBN9782369553939
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    La tour d'amour - Rachilde

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    RACHILDE

    La Tour d'Amour

    I

    Quand je me menai aux autorités pour la troisième fois, on me fit entrer dans le bureau sans me laisser trop attendre sur de sacrés bancs qu’on se souvînt de ma tête. Je vois encore cette chambre, peinte en jaune, pleine de grosses mouches à viande qui bourdonnaient autour des encriers. Il y faisait chaud, malgré la fenêtre ouverte d’où qu’on voyait la rade et tous les bateaux se dandinant comme des canes, rapport à un fort vent d’ouest.

    Je trouvai là deux Messieurs : un petit sec et un gros court. Le gros court se coiffa d’une casquette solidement galonnée.

    Le petit sec regarda ses ongles.

    Ils paperassèrent, avant de causer, et ils me considéraient, en dessous, à la façon dont on considère les tonnes pour savoir si elles perdent.

    J’étais resté debout, bien raide.

    J’avais peur.

    Ça me rappelait le jour de mon premier embarquement. Je ne pouvais pas détacher les yeux de mes souliers, frais cirés, mais qui montraient mes orteils. Heureusement que ces messieurs eurent bonne opinion de ma tenue. Je portais le surcot neuf d’ordonnance, tout brun

    luisant, des pantalons de treillis à jambières de cuir, et je venais d’acheter, dans un bazar de Brest, un beau béret bleu à pompon large comme un chou.

    Ils paperassaient, ils paperassaient, je tournais mon béret, je tournais mon béret... ça pouvait durer longtemps, lorsque le gros court, le plus galonné, le patron du bureau, me dit :

    -C’est vous, Jean Maleux ?

    -J’en ai l’avantage, que je répondis très poliment, car je pensais bien qu’il ne fallait point parler tout à trac en cette cambuse.

    -Nous vous avons choisi, mon garçon, sur les dix concurrents, et j’espère que nous n’aurons pas à nous repentir de notre choix. Vous êtes nommé pour Ar-Men. Ah ! c’était pour Ar-Men. Je respirais comme si on m’avait ôté un poids de soixante kilos de dessus l’estomac. Je ne savais pas ce qui m’attendait. J’étais joyeux de l’affaire à m’en mettre à giguer devant eux. Fini des ballottements et des apprentissages. On était casé, son maître dans une propriété de l’État, un endroit respectable où qu’on serait tranquille.

    -Vous n’avez pas trente ans, que dit le petit sec, et c’est jeune.

    Il se caressait la barbe, regardait toujours ses ongles.

    Il avait l’air de se chercher des poux qu’il voulait tuer.

    -On vieillira, que je lui répondis en rigolant.

    -On vieillit même très vite à Ar-Men, fit le patron galonné, qui ne riait pas, peut-être parce qu’il savait ce qu’il disait. Seulement, nous vous prenons à cause de l’autre, là-bas, qui décline. Malgré son expérience, il a besoin d’un luron pour le renforcer. On ravitaille à Ar-Men. Est-ce que vous savez cela, mon brave ?

    Moi, je ne savais rien, sinon que j’étais content.

    -Oh! que je dis honnêtement, demeurer planté en mer ou s’y promener, c’est toujours la même salaison. Je ne crains pas les corvées, j’en ai vu de plus dures.

    -Vous avez fait les échelles du Levant, comme chauffeur, avec le capitaine Dartigues ?

    -Oui, Monsieur.

    Et je me mis au port d’armes.

    Il feuilletait mes papiers personnels ; je reconnus, dans ses doigts, mon certificat d’études et mon livret du dernier bord.

    -Vous aviez une mauvaise tête, paraît-il ?

    Là ! Nous y étions ... l’histoire de ma chicane avec le second machiniste, le fameux jour où j’avais été si tellement en ribote. Dire que pour un jour de noce on nous le reproche toute la vie.

    -C’est possible, mon commandant, quand je suis un peu pris de boisson. La chose n’a pas été plus loin qu’un coup de cordage. Le camarade a reconnu qu’il était aussi saoul que moi. Nous revenions de loin, et, dame, vous comprenez, on allait voir des personnes du sexe. Sans vous offenser, cela vous met toujours le feu quelque part. On m’a flanqué de la cale plus que ça ne le méritait ; j’ajoutai, tout de suite, me mordant la langue : on a été juste, quoi.

    -Bien, bien, fit le petit sec. Voici les papiers. Ils sont en règle. Vous rejoindrez votre poste dès demain. À propos, celui que vous remplacez, le compagnon du vieux Mathurin Barnabas, est mort... d’accident, et on a dû ouvrir une petite enquête, mais le vieux s’en est tiré à son honneur. C’est un brave homme, je vous le dis pour que vous le sachiez. Pas d’allusion à... l’accident, hein !

    -Vous êtes bien aimable, que je répondis, confus.

    Je ne comprenais rien de rien en ce temps-là, faut croire. Enfin, qu’est-ce que ça pouvait me fiche leurs manigances avec le vieux ? Je venais de chez les Chinois, et tout ce que je voulais c’était de ne plus caboter. J’en avais assez d’éternuer dans leur soute à charbon depuis sept ans. Mon temps était venu de m’implanter en mer ferme. Ah ! malheur de Dieu ! Que je ne me sois pas pendu au dernier mât du dernier navire que j’ai chauffé...

    Ensuite, on me causa de la paie. Une jolie somme pour peu de travail. Cela aurait dû m’avertir l’entendement. On me dit de serrer mon ballot d’effets, comme si j’allais plonger avec et de me tenir prêt le lendemain, au second coup des forts.

    Le petit sec me glissa, d’un ton miel et vinaigre :

    -Surtout pas de bordée, pas d’histoires de jupes, mon garçon. Nous demandons des gens sérieux, assez éprouvés par la vie pour ne pas la regretter, vous sentez bien toute votre responsabilité, n’est-ce pas ?

    Je n’avais pas réfléchi depuis ma naissance au monde. Ils m’embêtaient crânement, les patrons, et leurs petits soins. C’était comme le ronron des mouches à viande ; ils m’endormaient. Je n’avais pas pourtant l’aspect d’une demoiselle. Ils me firent aussi remarquer que j’étais un privilégié, que l’on me choisissait sur le tas de dix autres, rapport à ma figure, une bonne figure de hibou. J’étais triste et maigre de corps comme tous les chauffeurs que le vent du feu dessèche. Je ne regrettais rien, n’ayant rien à quitter, ça se devinait de reste.

    Le bouquet, ce fut le patron, qui, me montrant la porte, me frappa sur l’épaule et me souffla, de l’air d’un qui prierait pour un moribond :

    -Courage, mon garçon, et souvenez-vous que vous prenez en mains la destinée de grands navires.

    J’eus envie de répondre :

    -Des petits aussi, mon commandant.

    Mais je tenais à prouver que j’avais de l’éducation, et je lui ripostai en sortant à reculons, le béret bas :

    -Bien, quoi, on sera un homme.

    Il n’y avait plus à s’en dédire, car on ne plaisante guère dans cette partie de la marine. Quand une fois on y est, on y est. Faut pas leur conter plus tard que ça vous tourne sur le cœur.

    -Jean Maleux, que je m’en allais, c’est ta fortune. Tout mettre de côté en attendant leur congé, voilà le plan. Vingt-cinq ans de service, c’est pas le diable quand on est dorloté comme ça. Pas de supérieur sur le dos, la liberté complète, et le vieux loup ne m’avalera pas, puisque je serai son bâton de vieillesse. Et vogue la galère, mon garçon ! Jean, t’es né sous la chance.

    Je ne me doutais pas de ma chance, non.

    Le lendemain, il ventait un petit vent plus doux que celui de la veille, et la mer était comme une huile. On s’embarqua. De Brest, on allait donc « ravitailler » Ar-Men dans un bateau, le Saint-Christophe, un vapeur-passeur qui remplaçait le Georges-Alfred abîmé récemment (abîmé, ici, ça ne veut pas dire que la robe d’une dame a reçu des éclaboussures ou qu’on lui a fait un accroc en marchant dessus... ça signifie que le vapeur-passeur s’était ouvert en deux sur un rocher et perdu corps et biens).

    Dans la nuit, je m’étais promené par les rues du port, songeant que je ne pouvais pas faire mes adieux au beau sexe, puisque mon dernier centime avait fondu à m’acheter un bonnet propre. Ça me donnait des mélancolies, et je serrais ferme mon ballot d’effets, selon la recommandation de mes chefs, tout comme on se serait serré le ventre.

    Le patron du Saint-Christophe me fit toiser, mesurer, gratter encore une paperasse ou deux, refeuilleta mes livrets et m’ordonna de descendre pour tenir compagnie au chauffeur, parce qu’il avait deviné, à ma mine, que je connaissais les usages de la chauffe.

    -Oui, mon bonhomme, on y va... Mais plus pour longtemps. J’en ai assez du charbon. Je vais m’offrir une maison, tout à l’heure, une vraie, sur le plancher des vaches, d’où qu’on peut voir danser vos sales coquilles de noix.

    Toute ma vie j’avais rêvé d’être propriétaire d’une de ces belles tours de l’État, et l’honneur m’en arrivait dans la main. Quel honneur... ils m’ont pris au filet, ni plus ni moins qu’un pauvre marsouin... La gloriole... j’étais si bête.

    A cette heure, l’esprit et la raison me sont venus, tellement que je suis fou, et ça ne peut plus me servir à rien. Il est trop tard.

    Par le hublot de la soute je ne voyais que l’eau, mais je connaissais les endroits de mémoire. On filait sur la pointe des Capucins, Tévennec, pour gagner Ar-Men, en passant devant Sein et Pont-de-Sein.

    Le chauffeur en chef, un bon garçon, me donna un godet d’eau-de-vie, de l’anglaise, une boisson qui me chavira un peu, parce que j’avais oublié de manger.

    Là-bas, chez moi, je rattraperais le temps perdu, et tout en buvant j’essayais de le faire causer.

    -C’est-y que t’es pour une épreuve ou nommé pour de vrai, me demanda-t-il, le menton sur sa pelle ?

    -Mon épreuve est terminée, Dieu merci, camarade. On est d’aplomb, et je vais là pour rester, j’espère, ma vie durant.

    Il fit : ah ! tout pensif.

    Et je n’entendis plus la couleur de sa voix.

    Moi, je bavardais tout mon saoul. Je me pavanais avec mon baluchon serré autour de ma ceinture, mes hardes, mes papiers, mes livres, tous mes objets précieux. Je parlais tout seul, répétant que les Chinois avaient de gros ventres, parce qu’ils mangeaient trop de riz. L’aide-chauffeur m’écoutait, hochant la tête, très attentionné aux commandements d’en haut.

    Personne, je m’en souviens, ne riait des plaisanteries que je risquais sur mon ventre plat ou ceux bombés des Chinois.

    Je me rappelle même que le maître chauffeur m’arrêta une fois d’un geste en se penchant sur ses machines.

    Il dit, une autre fois, entre ses dents :

    -Il a eu de la veine, le Mathurin Barnabas.

    Et il échangea un coup d’œil avec son aide.

    De quel Mathurin s’agissait-il ? Ma cervelle bouillait, décidément.

    A dix heures on arriva sur Ar-Men. Je le sentis, car ça roulait beaucoup. Dans ces endroits, la mer est perpétuellement démontée. C’est comme un courant se brisant sur des piles de pont, seulement il n’y a pas de pont, et il faut veiller au moindre choc comme si on était sur un bateau de verre.

    On me héla par le porte-voix. Je grimpai et me trouvai devant... ma maison de retraite.

    A pic, par le travers du Saint-Christophe, s’élevait le phare d’Ar-Men, tout entouré des crachats de l’Océan. Les vagues se révolutionnaient à sa base en hurlant et bavant avec la bonne envie de le démolir. Jamais je ne l’aurais cru si grand, si colosse. Je l’avais déjà vu dans le cabinet du patron de l’apprentissage, en joujou, haut comme le doigt et tout historié de petits échelons d’argent. On le posait sur les cartes,

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