Diapason

LES 120 CRITIQUES DU MOIS

Albeniz / Bach / Beethoven

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une œuvre inédite ou d’un talent à suivre.

ISAAC ALBENIZ

1860-1909

Iberia (Livres I et II).

GRANADOS : Goyescas (Livre I). Peter Donohoe (piano).

Chandos. Ø 2023. TT : 1 h 13’.

TECHNIQUE : 4/5

C’est Yvonne Loriod, devenue son professeur à la fin des années 1970, qui révéla à Peter Donohoe la musique d’Albeniz. Et Messiaen lui confia qu’il avait pour le compositeur espagnol une admiration « aussi grande que […] pour Liszt, Franck, Wagner, Mozart et Bach ». Effrayé par les difficultés d’Iberia, l’élève attendit « très longtemps » pour s’y frotter. Son interprétation des Livres I et II (la partition en totalise quatre) se caractérise autant par sa fermeté que par une sonorité généreuse, à laquelle contribue un usage subtil de la pédale. Dans El puerto, Donohoe fait s’entrechoquer les masses sonores avec force. Dans Fête-Dieu à Séville, tel accord fulminant jeté sur le clavier à la manière d’un cluster, tel étagement des plans confirment une optique moderniste à laquelle manque, pour séduire tout à fait, le rayonnement qu’y mettaient Larrocha (nos Indispensables), Orozco (Valois) ou même, plus récemment, Goerner (Alpha).

C’est un autre univers que celui des Goyescas de Granados, non plus un ardent folklore réinventé avec génie mais un romantisme tragique, empreint de noirceur. La puissance de Donohoe, qui résonne dans les éclats passionnés du sublime Coloquio en la reja (Dialogue derrière la grille), a pour revers un trait parfois trop appuyé : les savoureuses incises rythmiques de cette même pièce y perdent leur légèreté et, dans El fandango de cadil (Fandango à la chandelle), la robustesse prend le pas sur l’étourdissante invention de la danse. Quejas, o la maja y el ruiseñor déconcerte par un ton assez emphatique, loin de l’expression tendre et profonde attendue.

Bertrand Boissard

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

« Himmelfahrt ». Cantates

BWV 11 et 128. TELEMANN : Cantate TWV 1/825.

Vox Luminis, Freiburger Barockorchester, Lionel Meunier.

Alpha. Ø 2022. TT : 1 h 05’.

TECHNIQUE : 4/5

Vox Luminis et les Freiburger dans un programme de cantates de l’Ascension signées Bach et Telemann : la proposition est alléchante. Elle déçoit pourtant. Comme ébloui et hypnotisé par la qualité superlative des musiciens de Fribourg, Lionel Meunier néglige quelque peu ses chanteurs, et ceuxci peinent parfois là où ils devraient exceller. Certains tempos, par exemple, n’ont clairement pas été pensés pour les voix. Dans la BWV 11, la lenteur qui pèse sur « Ach, bleibe doch, mein liebstes Leben » fait perdre au contre-ténor le sens de la prière. Malgré une appréciable longueur de souffle, il ne peut rivaliser avec le son ample des Freiburger. Les voix feront aussi les frais de la vive allure à laquelle le chef prend les premières mesures du choral final « Wenn soll es doch ges chehen ». A côté de la volubilité qu’affichent flûtes et violons, la vocalise des basses (dont fait partie Lionel Meunier) suscitent presque la pitié. Adoptant un tempo raisonnable, John Eliot Gardiner (SDG, 2013) est nettement plus réjouissant à entendre. Dans « Jesu, deine Gnadenblicke », aria symboliquement accompagnée par un orchestre sans basse, le filet de voix et le vibrato strident de la soprano solo, sont loin de procurer l’apaisement attendu – écoutez Sandrine Piau chez Ton Koopman (Challenge, 2005) !

On passera outre pour découvrir la cantate de Telemann, moins malmenée. Dans le chœur introductif, la communion des interprètes sonne enfin comme une évidence. Les récitatifs sont habités, non dépourvus d’effet dramatique, mais les airs manquent parfois de subtilité (traitement naïf d’« Ich kann getrost im Tode sein », vocalises lassantes de « Mein Schifflein treibet auf den Wellen »).

Adrien Cauchie

Le Clavier bien tempéré

(Livre I).

Masato Suzuki (clavecin).

Bis (2 SACD). Ø 2021. TT : 1 h 50’.

TECHNIQUE : 4/5

L’écoute de ce Clavier bien tempéré ne décoiffera personne : aucun tempo débridé même dans les fugues-gigues, nulle ornementation extravagante, rien que du solide, de la bonne facture. En écoutant de près, on se rend tout de même compte que ce solide-là est très travaillé, et dans le détail : les articulations sont archi-soignées, les agréments ajoutés d’un style très sûr. Comme son père à l’orgue, Masato Suzuki fait iriser une agogique subtile derrière la grande stabilité du tactus (par exemple Ut majeur ou La majeur), sans aller jusqu’à l’inégalité que pourraient suggérer certains emprunts au goût français.

Le grand défi du Clavier bien tempéré est la caractérisation des pièces, qui va de pair avec celle des tonalités. Masato Suzuki n’est suspect d’aucun excès d’épanchement : le prélude en si bémol mineur n’est que très modérément déchirant, et ceux qui présagent les sensibilités d’un XVIIIe siècle plus tardif (sol dièse mineur) ne vous toucheront pas plus qu’il ne faut. Nulle mignardise non plus : les déjà galants Fa dièse et La bémol majeurs sont restitués sans poudre ni talon rouge.

Par ailleurs, la sûreté voire l’aplomb impressionnent, soulignés par la brillance un peu métallique du clavecin de Kroesbergen d’après Couchet (avec, bien que plus tolérable que chez celui de Suzuki père, un jeu de 4’ péniblement présent). Les fuguesricercar (ut dièse mineur, si bémol mineur) sont d’une impeccable lisibilité, et jusqu’aux complexes jeux contrapuntiques de celle en mi bémol mineur. Et la brusquerie des arpègements qui clôturent à l’arraché la fugue en majeur témoigne d’un beau tempérament.

Pas de quoi, en somme, ravager la discographie… mais une interprétation à la fois construite, d’un vrai musicien et qui gagne en profondeur à la réécoute. On n’a pas ça tous les jours.

Paul de Louit

Concertos pour clavecin nos 1, 3, 4, 5.

Tianqi Du (piano), Academy of St Martin in the Fields, Jonathan Bloxham.

Naïve. Ø 2023. TT : 1 h 06’.

TECHNIQUE : 3/5

Pablo Casals ne recommandait-il pas à ses élèves de « jouer Bach comme du Chopin et Chopin comme du Bach » ? Tianqi Du joue les mouvements lents de ces quatre concertos pour clavecin au bord de la pâmoison, du bout des doigts, comme du Chopin qui ne serait pas joué comme du Bach mais plutôt comme du Chaminade. Par contraste, le non-legato buriné des mouvements rapides, quelque part entre Glenn Gould et Sviatoslav Richter, est d’une virtuose et inexpressive linéarité : un Prokofiev joué par une intelligence artificielle. En retrait jusqu’à l’inaudible, Jonathan Bloxham englue l’Academy of St Martin in the Fields dans un style qui ferait passer feu Neville Marriner pour un baroqueux d’avant-garde.

Le résultat serait plus proche des années 1950 que du XXIe siècle, n’étaient les tempos tout de même un peu plus vifs (quoique… le no 5 !) et l’ornementation ou les extensions de cadences ajoutées çà et là avec assez de goût, sans pallier tout à fait les agréments du BWV 1055/2, amollis et sentimentaux, ni le continuo qui double gauchement les parties d’orchestre.

Si l’on veut un Bach historiquement non informé, réécoutons plutôt Casals dirigeant Clara Haskil, à Prades, le 6 juin 1950, dans le BWV 1056 (Sony) : les pizzicatos étaient moins ensemble, mais ça avait autrement de classe. Ou Richter filmé à Moscou le 25 mars 1978, impérial et félin dans le BWV 1052 (DVD Parnassus).

Paul de Louit

Orgelbüchlein BWV 625-644. Préludes et fugues BWV 532, 544 et 545.

Masaaki Suzuki (orgue Treutmann de la Stifskirche St. Georg, Grauhof).

Bis (SACD). Ø 2022. TT : 1 h 06’.

L’Art de la fugue BWV 1080.

Masaaki et Masato Suzuki (clavecins).

Bis (2 SACD). Ø 2022. TT : 1 h 38’.

TECHNIQUE : 4/5

2022 : année très occupée pour Masaaki Suzuki, avec les enregistrements du Petit Livre d’orgue et de L’Art de la fugue. La première moitié de l’Orgelbüchlein est déjà parue comme Volume IV de son intégrale (cf. no 730) : ce Volume V comprend les cycles de Pâques et de la Pentecôte ainsi que les chorals divers. Trois préludes et fugues le scandent : le Ré majeur au début, le Si mineur pour finir et, au milieu, l’Ut majeur BWV 545 qui tombe comme un cheveu sur la soupe, après le premier des chorals de la Pentecôte au lieu de logiquement séparer les cycles.

A l’orgue, l’autorité de Suzuki s’impose avec virtuosité. La fermeté du toucher autorise une agogique superbement souple dans le détail. L’articulation est soignée sans jamais démontrer ni en remontrer. Les tempos surprennent parfois : si Christ lag in Todesbanden a une lenteur surannée, la majesté funèbre du grand Si mineur, peut-être composé avec la Trauerode pour les obsèques de la reine de Pologne, s’efface derrière un allant aux tournures guillerettes. Quelque chose d’abrupt impressionne dans le Ré majeur mais atomise son introduction en séquences éparses. Cette quasi-brusquerie affectionne un plenum certes superbe mais qui peut lasser à l’écoute continue : le principe d’un disque-récital invitait à faire mieux entendre les fonds fruités de Grauhof, comme les deux Liebster Jesu en donnent un élégant exemple. Cela reste quand même très beau.

Pour son Art de la fugue sur un clavecin Kroesbergen d’après Ruckers, à l’harmonisation claironnante enregistrée de très près, le chef japonais ne montre pas tout à fait la même aisance. En témoignent les ornements peu fluides du Contrapunctus VIII, un zeste de précipitation dans le IX et des inégalités dans les canons – et pourquoi, dans ceuxci, bousculer l’ordre de la gravure adopté partout ailleurs ? Les fuguesmiroirs, où Masato Susuki prête main-forte à son illustre père, sont très réussies, mais l’ensemble, de la part d’un tel artiste, nous laisse un peu sur notre faim.

Paul de Louit

Partitas BWV 825-830.

Martin Helmchen (piano à tangentes).

Alpha (2 CD). Ø 2022-2023. TT : 2 h 24’.

TECHNIQUE : 4/5

Pour aborder les Partitas de Bach, Giulia Nuti optait récemment pour la copie d’un clavecin Hemsch de 1751 (cf. no 731). Martin Helmchen, lui, a certes renoncé à son Steinway, mais au bénéfice d’un pianoforte à tangentes de 1790. Dans ses notes d’intention, le musicien justifie le choix de cet instrument, certes trop tardif, par la séduction qu’il dégage. Il met à profit son brillant et la variété de ses registres pour nuancer le discours (dans les menuets de la BWV 825, par exemple), exploitant à merveille les possibilités expressives de ce Späth & Schmahl. Sous ses doigts, l’Allemande de la BWV 828 regarde vers l’Empfind samkeit dont la Sinfonia de la BWV 826 épouse également la tension et les sinuosités. La densité que gagnent ainsi ces pages bien connues permet de les écouter d’une oreille différente.

Tout n’est cependant pas réussi. Les danses manquent parfois de souplesse (Sarabande de la BWV 826, trop séquentielle) voire de caractère (l’Allemande de la BWV 829 tourne en rond). On aimerait davantage de folie lorsque soufflent les bourrasques phantasticus (Toccata de la BWV 830), une approche un rien moins métronomique (Fantasia de la BWV 827). La Courante de la BWV 827, enlevée avec fièvre, montre à quel point le musicien sait convaincre lorsqu’il se libère. Par les perspectives sonores et sensibles qu’elle ouvre, l’expérience vaut bien un petit détour.

Jean-Christophe Pucek

RÉFÉRENCES : Gustav Leonhardt (Emi, 1987), Scott Ross (Erato, 1989), Pascal Dubreuil (Ramée, 2008).

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Les neuf symphonies.

Maria Bengtsson (soprano), Corinna Scheurle (mezzosoprano), Mauro Peter (ténor), Dimitry Ivashchenko (basse), Collegium Vocale 1704, Kammerakademie Potsdam, Antonello Manacorda.

Sony (5 CD). Ø 2020-2024.

TT : 5 h 44’.

TECHNIQUE : 3,5/5

De cette intégrale enregistrée entre 2020 et 2024, les Symphonies nos 1, 2 et 7 avaient déjà paru – lectures dont nous avions pointé la robustesse à l’emportepièce, la cohérence à éclipses, quand bien même la 1re tenait honorablement son rang (cf. no 718). Nous espérions qu’Antonello Manacorda affinât son approche dans les volets restants. Attentes déçues : le chef italien, qui revendique, dans la notice, avoir pris acte des avancées du mouvement historiquement informé tout en gardant le recul nécessaire, ne fait la démonstration d’aucune de ces deux démarches.

L’« Héroïque » nous alarme d’entrée par un Allegro con brio à l’énergie aussi factice que décousue. La Marche funèbre irrite par l’instabilité de son tempo et de son articulation, le finale par sa rhétorique illisible, et l’ensemble par des fautes de lecture en cascade. Le reste est à l’avenant. La 4e, dans laquelle les musiciens ne semblent guère s’écouter, se distingue par la brutalité de ses contrastes, la disgrâce de ses timbres.

Dépourvue de ligne directrice, la 5e expose les carences d’un orchestre déboussolé, tandis que la « Pastorale », dont la balance est au petit bonheur, accumule les appuis mal placés, avec un finale oscillant entre maladresse et sentimentalité. Brouillonne, truffée d’accents incohérents, la 8e court la poste sans afficher de réelle tension. La 9e nous désespère par les foucades boiteuses de l’Al legro ma non troppo, le prosaïsme du Molto vivace et la conduite hachée de l’Adagio molto e cantabile – ne parlons même pas de la débandade tous azimuts du finale… Elle achève de discréditer un cycle qui, au-delà de l’indigence de sa réalisation instrumentale, réussit l’exploit d’occulter la nature subversive du langage beethovénien.

Hugues Mousseau

Triple Concerto pour violon, violoncelle et piano.

Huit chants populaires arrangés pour voix, violon, violoncelle et piano*. KREISLER :

Londonderry Air.

Nicola Benedetti (violon), Sheku Kanneh-Mason (violoncelle), Benjamin Grosvenor (piano)*, Gerald Finley (baryton-basse), Orchestre Philharmonia, Santtu-Matias Rouvali.

Decca. Ø 2023. TT : 58’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Œuvre parfois mésestimée, le Triple Concerto (1803-1804) en ut majeur exige un équilibre, assez périlleux à obtenir, entre l’intimité chambriste d’un groupe de solistes se partageant le parcours thématique et le flamboiement d’un orchestre de symphonie concertante. Là où tant d’autres virtuoses visent le grand souffle, le brillant, voire le spectaculaire, Nicola Benedetti, Sheku Kanneh-Mason et Benjamin Grosvenor, énergiquement (voire brutalement) soutenus par Santtu-Matias Rouvali, cisèlent l’œuvre dans le détail.

Dans cette approche ductile, au charme vivifiant, la chaleur, la spontanéité, la poésie n’empêchent pas quelques traits distanciés voire provocateurs. Alternant solidité des exposés et clarté légère des développements, l’Allegro initial et la Polonaise du finale sont particulièrement réussis. Le Largo, donnant la voix prépondérante au violoncelle, chante admirablement.

Faisant justement la part belle au lyrisme, le couplage est inattendu : notre trio d’élite accompagne, exemplaire de générosité et d’écoute mutuelle, le baryton sensible de Gerald Finley dans huit des cent soixantedix-neuf Chants populaires irlandais, gallois et écossais arrangés par Beethoven entre 1809 et 1820. La violoniste, le violoncelliste et le pianiste referment l’album sur un clin d’œil : ici transcrit par Fritz Kreisler et son frère Hugo, le Londonderry Air entonné par le violoncelle partage les mêmes six premières notes que le thème du Largo dans le Triple Concerto. Ce disque aussi intelligent qu’attrayant respire décidément la joie.

Patrick Szersnovicz

Biber / Bonporti / Brahms / Britten /

Vous lisez un aperçu, inscrivez-vous pour lire la suite.

Plus de Diapason

Diapason2 min de lecture
Paris 1726
Elève et protégé de Michel-Richard de Lalande, François Colin de Blamont devient à la mort de son aîné, en 1726, le Maître de musique de la Chambre du roi, supervisant ainsi la vie musicale de la cour. Le disque avait documenté le versant sacré de so
Diapason2 min de lecture
Quatuor Meccore
« Paris polonais ». Quatuors à cordes de Kisielewski, Palester et Régamey. Chopin University Press. Ø 2022. TT : 1 h 15’. TECHNIQUE : 4/5 Enregistré par Katarzyna Rakowiecka-Rojsza en mars 2022 au Studio Witold Lutoslawski de la Radio polonaise à Var
Diapason1 min de lecture
High End 2024
Chaque année en mai se dresse l’Everest bavarois sobrement baptisé High End, soit rien de moins que le plus grand salon mondial dédié à la haute-fidélité en stéréo only. Cette année encore le MOC de Munich, l’équivalent du Parc des Expositions de la

Associés