Diapason

Orgue séraphique

Si vous attendez des tempos débridés, si vous espérez des registrations aussi insoupçonnées qu’extravagantes, si vous aspirez aux redécouvertes et, selon une expression dans l’air du temps, aux « revisitations dérangeantes », vous serez déçu. Pour un peu, on passerait à côté de ce Franck qui, au premier contact, pourrait paraître assez lisse.

Mais on est très vite captivé : comme chez Bruno Walter, à qui Michel Bouvard nous a fait souvent penser, le feu est présent sous la (fine) couche de glace, la vie du rubato intense derrière sa retenue. Et si les tempos sont bien en deçà de ceux de l’auteur, on a rarement eu l’impression d’un Franck aussi allant, comme si l’interprète ne perdait jamais de vue la maxime de Leibowitz que « toute musique doit être pensée alla breve » : la vitesse est affaire de perception.

Oui, on a connu la dernière des Trois pièces de 1878 ou le Finale des Six pièces composées entre 1859 et 1862 plus épiques ou plus martiaux ; aucun d’une telle puissance évocatrice : la conclusion de la Pièce héroïque nous fait entrer soudain dans quelque Wartburg. Dans la Prière en do dièse mineur et la Grande Pièce symphonique en fa mineur, dans la Fantaisie en la majeur et par-dessus tout les Trois chorals de 1890, la logique imparable des enchaînements le dispute au lyrisme pudique jusque dans les emportements, qui peuvent être fiévreux sans jamais être fébriles.

Lumière

L’organiste de la basilique toulousaine de Saint-Sernin dispose pour cela d’un des chefs-d’oeuvre de Cavaillé-Coll, inauguré en 1889 : un instrument de cinquante-quatre jeux sur trois claviers et pédalier, exemple parfait du grand art de la facture française symphonique de la fin du xixe siècle, à lui seul orchestre et prima donna. Grâce à la récente restauration des frères Robert, les fonds ont retrouvé toute leur luminosité et les choeurs d’anches toute leur cohésion pour un impact et un raffinement incroyables de l’expression.

Vision organique de la forme, architecture en mouvement jusque dans la réitération (Pastorale en mi majeur) ; mélodie continue ; drame intime jusque dans le grandiose : Beethoven, Wagner et Chopin sont présents dans le Franck de Michel Bouvard, dans cet orgue qui est à la fois symphonie et chant.

Paul de Louit

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une oeuvre inédite ou d’un talent à suivre.

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

Concertos pour clavecin BWV 1053 et 1055.

Concerto pour deux clavecins BWV 1061 (a). Concerto pour violon BWV 1041 (b).

Sara Kuijken (violon) (b), Mario Sarrechia, Bart Naessens (a) (clavecin), La Petite Bande, Sigiswald Kuijken.

Accent. Ø 2021. TT : 1 h 02’.

TECHNIQUE : 4/5

Francesco Corti, Masato Suzuki n’en ont pas terminé avec les concertos pour clavecin de Bach que s’amorce un nouveau cycle, cette fois par La Petite Bande. Ce premier volume réunit les BWV 1053 et 1055, le BWV 1061 pour deux claviers et le Concerto pour violon en la mineur, arguant que ce dernier a ensuite été adapté pour le clavecin (BWV 1058). Le résultat laisse un sentiment mitigé. Certes, Sigiswald Kuijken et ses troupes, à un par pupitre, préservent la clarté polyphonique, tout en offrant aux mouvements lents la respiration qu’ils demandent. Au prix d’un statisme regrettable, par exemple dans l’Allegro assai du BWV 1041, dont la violoniste, à la sonorité instable, se montre trop souvent dépassée. La comparaison avec Petra Müllejans (HM, 2013) ou Kati Debretzeni (SDG, 2019) se révèle bien cruelle. Le clavecin est mieux servi. Si Mario Sarrechia ne peut rivaliser en présence avec un Corti, la sobriété de son jeu n’est pas sans attraits (BWV 1055). Le meilleur moment reste un BWV 1061 aux dialogues clairs, équilibrés, en particulier dans l’Andante. Il conclut dans la sérénité une réalisation honnête mais inégale. Jean-Christophe Pucek

Variations Goldberg BWV 988

Fazil Say (piano).

Warner. Ø 2022. TT : 1 h 16’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Tianqi Du (piano).

Naïve (2 CD). Ø 2018. TT : 1 h 28’.

TECHNIQUE : 3/5

Voici deux séries de Variations Goldberg aux antipodes. Enregistrées quand il était encore élève de Meng-Chieh Liu au New England Conservatory of Music, celles de Tianqi Du n’ont pas fermé la porte sur celles de Glenn Gould (1981) : du moins pour la moitié, car le parti pris est de changer radicalement de caractère pour les reprises. Le systématisme de l’entreprise, desservie par un toucher en noir et blanc, ne peut se défendre de quelque chose d’un peu scolaire.

Il en va autrement de celles de Fazil Say qui, avec sa modestie coutumière, « estime avoir produit une bonne interprétation ». Il n’a pas tort : avec celles de Pavel Kolesnikov, de Lang Lang et de Hannes Minnaar, ces Goldberg kaléidoscopiques où défilent variations et affects comme les personnages de quelque Carnaval est de celles qui auront dernièrement renouvelé notre écoute de l’oeuvre.

En rythmicien et dans un tempo allant, le pianiste turc fait tournoyer autour d’accents solidement posés une virtuosité virevoltante qui sied particulièrement aux Variations XIV, XVII, XX ou XXVIII. Il laisse affleurer l’humour dans la XXIII et instille une dose schumannienne de fantasieren à la XXIX. Cette inventivité aux airs de table rase ne va pas sans paradoxe : les IV et XI sont davantage traitées en gigue que la VII, marquée al tempo di giga.

Foin du scrupule musicologique, cher aux versions récentes : les ornements sont avant le temps (aria) ou sur la note (Fughetta Var. X) et l’Ouverture (Var. XVI) se dispense de surpointage. La XIII, si souvent languissante, se voit refuser toute sentimentalité mais une subtile pédale baigne une XXIV inhabituellement espressiva. Les dernières variations se font intenses : plus encore qu’une aria, la XXV devient une scène dramatique digne d’un oratorio haendélien, tandis que le Quodlibet (Var. XXX) est un au-revoir joyeux, une sortie des artistes avant le da capo mélancolique de l’aria.

Paul de Louit

Motets BWV 118, 225-230. Œuvres de Knüpfer et J. Christoph Bach.

Hélène Walter, Anna-Lena Elbert (sopranos), William Shelton (contre-ténor), Benjamin Glaubitz (ténor), Christian Immler (basse), La Chapelle Harmonique, Valentin Tournet.

CVS. Ø 2021. TT : 1 h 17’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Après le Magnificat en mi bémol (cf. no 685), Valentin Tournet revient à Bach par ses motets. L’enthousiasme que le jeune chef éprouve à s’y confronter inonde Singet dem Herrn, ouverture lumineuse, et Lobet den Herrn, conclusion au coeur généreux. On appréciera, dans Komm, Jesu, komm la gestion affûtée des dynamiques, manifeste dans la pulsion dansante imprimée à la section « Du bist der rechte Weg », qui ne masque néanmoins pas des disparités chorales. Ces imprécisions entachent parfois Fürchte dich nicht, qui vaut pour son énergie, ses couleurs, et, plus encore, Der Geist hilft, révélateur d’un manque de cohésion gênant. Comme souvent, Jesu, meine Freude endosse le rôle du juge de paix. L’approche de Tournet frappe par sa recherche de plénitude (« Ihr aber »), la finesse dont ses solistes font preuve (« Gute Nacht »).

Sans rivaliser avec la maîtrise, technique comme expressive, du Bach Collegium Japan, (Bis, 2009), les intentions de La Chapelle Harmonique sont plus recevables que la volonté d’impressionner façon Pygmalion (HM, 2020). Notons enfin la réussite du Lieber Herr Gott de Johann Christoph Bach, interprété avec deux diapasons simultanés (Chorton à 465 Hz, Kammerton à 390 Hz), expérience qui aurait pu être étendue au fervent O Jesu Christ, meins Lebens Licht où les instruments s’épanouissent. Des lectures, où l’audace de la jeunesse aurait gagné à être soutenue par une vision d’architecte.

Jean-Christophe Pucek

RÉFÉRENCES : Suzuki (Bis), Gardiner (SDG).

Transcriptions pour piano par D’Albert, Brahms, Busoni, Feinberg, Fukuma, Hess, Kempff, Liszt, Petri, Saint-Saëns.

Kotaro Fukuma (piano).

Naxos. Ø 2020. TT : 1 h 15’

TECHNIQUE : 3/5

On trouvera dans ce disque tous les ponts aux ânes de Bach transcrit au piano : la Sicilienne par Wilhelm Kempff, le passage célèbre de la Cantate BWV 147 par Myra Hess, le Prélude et fugue BWV 543 par Liszt, une brochette de chorals par Busoni… Avec cela, quelques exemples plus rares : la Passacaille BWV 582 par Eugen d’Albert, la Sinfonia de la Cantate BWV 29 par Saint-Saëns, tel choral par Samuel Feinberg, telle aria de cantate profane par Egon Petri.

En somme, ce pourrait n’être qu’un CD de plus dans ce répertoire naguère un peu boudé, aujourd’hui si visité par de jeunes virtuoses qu’il en redevient galvaudé. Dans ce paysage discographique chargé, la conviction de Kotaro Fukuma force l’attention. Les basses orchestrales et la rondeur d’un Bechstein D282 s’avèrent idéalement adaptées à son jeu à la fois roboratif (Sinfonia) et intérieur (préludes de choral), ainsi qu’à une pédalisation pleine de nuances (Sicilienne, An Wasserflüssen Babylon BWV 653) qui lui permet non seulement d’étager élégamment les différents plans (« Schafe können sicher weiden » de la BWV 208) mais encore de faire ressortir avec subtilité les polyphonies cachées, comme dans une Sinfonia de la BWV 29 à la technique superbe et au toucher sans aucune dureté malgré l’approche brillamment symphonique. Le programme témoigne d’une aisance aussi grande à faire vivre le discours dans la courte durée (Ich ruf zu dir BWV 639) qu’à tenir en haleine tout au long des vastes architectures du Prélude et fugue en la mineur ou de la Passacaille). Un regret tout personnel : dans pareil contexte, la version de Busoni aurait pu s’imposer sur celle de Brahms pour la Chaconne. Serat-elle pour un second volume ?

Paul de Louit

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Christus am Ölberge.

 Sebastian Kohlhepp (le Christ), Eleanor Lyons (le Séraphin), Thomas Bauer (Pierre), Collegium Vocale de Gand, Orchestre des Champs-Elysées, Philippe Herreweghe.

Phi. Ø 2022. TT : 47’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Créé au printemps 1803, précédant donc de peu la genèse de Fidelio, ce Christ au Mont des Oliviers n’est connu que dans son remaniement, publié en 1811. Oratorio composite où le choeur laisse la préséance à un Jésus ténor et au Séraphin soprano, proche d’ailleurs du théâtre (Florestan n’est pas loin) comme du baroque tardif (la tendresse et les envolées de l’ange), le tout emporté et coloré par l’imagination beethovénienne.

Hélas, les solistes sont ici défaillants. La clarté d’élocution du ténor, son zèle à bien faire, ne compensent par le fait que, trop léger, il sonne comme un disciple jeunet, ou un Jaquino dans Fidelio, plutôt qu’il ne soutient la déréliction profonde du Christ. Dans le trio, la voix se serre et la fadeur torpille l’appel à « aimer tous les hommes et pardonner aux ennemis » ; de même la vocalisation sur « le pouvoir de l’enfer », dépourvue de majesté. C’est bien pis avec un soprano sans aura quoique libre d’aigu : lignes approximatives, notes mal focalisées, parfois gommées, trille absent et piqués non écrits. Surtout, l’allemand est tellement confus que son verbe tombe à plat, et le rôle avec.

Que reste-t-il alors ? Un choeur admirable, un Pierre décent (on a connu Thomas Bauer plus pertinent), un orchestre décanté et net, parfois sans âme (solo de violoncelle exsangue dans le sublime Duo no 3), qui paraît glisser sur le tenebroso ou le maestoso, comme craignant d’assumer une dramaturgie que Hermann Scherchen avait révélée de façon géniale à Vienne (1962, Westminster/DG). Sur instruments anciens, la vision (à tous les sens du mot) d’Harnoncourt à Graz reste prioritaire (Sony).

Jean-Philippe Grosperrin

Les cinq concertos pour piano. Concertos pour piano op. 61a, WoO 4 et H 15. Rondo WoO 6.

Michaël Korstick (piano), Orchestre symphonique de l’ORF, Constantin Trinks.

CPO (4 CD). Ø 2020-2021.

TT : 4 h 16’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Les cinq concertos pour piano.

Haochen Zhang (piano), Orchestre de Philadelphie, Nathalie Stutzmann.

Bis (3 SACD). Ø 2021.

TT : 2 h 55’.

TECHNIQUE : 2/5

Pour son premier enregistrement à la tête du Philadelphia Orchestra, dont elle est principale cheffe invitée, Nathalie Stutzmann livre un Beethoven musclé, s’attachant à faire ressortir chaque détail de la partition. Ce grossissement à la loupe n’en vient-il pas à surexposer parfois des motifs qui devraient rester en filigrane ? Le Rondo du Concerto no 1 pétarade plus qu’il ne foisonne, des basses gonflées surlignent des accents robustes et des cordes furibardes dans l’introduction du no3.

Ce même déséquilibre, dû en partie à une prise de son bizarre, nous vaut un début de l’Andante con moto du no 4 plus martial qu’impérieux, et une conception plus guerrière que majestueuse du premier volet de « L’Empereur ». Le piano sous-dimensionné de Haochen Zhang déçoit partout par un jeu superficiel et sans relief, dépourvu d’assise dans le grave, bref sans substance. L’intégrale portée par Korstick et Constantin Trinks pour CPO intègre un rondo et deux concertos de jeunesse, mais aussi la transcription (par le compositeur) de celui pour violon. Le piano y vibrionne mais peine à retrouver la magie de l’original : à l’impossible, nul n’est tenu. Dans le WoO 4, le soliste dévale à une vitesse impressionnante un déluge de notes, sans pouvoir masquer la faiblesse de l’inspiration. Au moins défend-il avec flamme le H 15 en un seul mouvement.

Dans les cinq « vrais » concertos, on retrouve les caractéristiques du pianiste allemand : un jeu cru, direct, sans recherche de beau son, au rubato parcimonieux. Le Concerto no 1 est pris toutes voiles dehors par l’Orchestre symphonique de la Radio de Vienne comme par le soliste. Le finale séduit par son énergie ferraillante, comme celui du no 3, formidable de verve rythmique. Certains mouvements lents réservent aussi de belles surprises : ceux des nos 2 et 3 témoignent ainsi d’une douceur, d’un laisser-aller peu communs chez Korstick.

Sa conception apparaît moins radicale dans le no 4, la marge de manoeuvre dans le plus intérieur des cinq concertos s’y révélant moindre. Indéniablement brillant, « L’Empereur » donne cependant l’impression d’une machinerie qui tournerait à vide. Il y règne une sensation de trop-plein, comme si les interprètes avaient voulu trop en faire et oubliaient parfois de respirer. Mais pour son engagement, et le coup de pied donné à nos habitudes, ce Beethoven-là vaut bien un détour.

Bertrand Boissard

Symphonies nos 1, 2 et 7

Kammerakademie Potsdam, Antonello Manacorda.

Sony (2 CD). Ø 2020-2021.

TT : 1 h 38’.

TECHNIQUE : 3/5

Après Nelsons, Savall, Nézet-Séguin, Roth, Currentzis, Forck, la déferlante Beethoven se poursuit avec Antonello Manacorda. Le chef italien inaugure son cycle « historiquement informé » avec les instruments modernes de la Kammerakademie de Potsdam dont il est le directeur musical depuis 2010. L’effectif allégé semble être celui de l’Orchestre de chambre de Bâle que dirige Giovanni Antonini dans son intégrale Sony.

Ayant fait le tri dans les solutions proposées par Harnoncourt, Brüggen, Gardiner et, au-delà, par Toscanini, Szell ou Scherchen, Manacorda propulse le discours des deux premières symphonies en un robuste qui-vive. Si elle n’est pas la plus fouillée qui soit, sa direction nous épargne tics et gimmicks, évite surtout l’écueil du didactisme. Nulle matière à froncer les sourcils devant une dont la verdeur , les variations de tempo et d’articulation se trouvent rehaussées par le souci constant de faire vivre le non-vibrato. Les menues brusqueries qui s’invitent dans les mouvements extrêmes de la n’irritent guère car inhérentes au texte même et dénuées d’arbitraire. On pourra trouver que les vents manquent singulièrement de caractère, les timbres de poli et la couleur générale de charme – lacunes

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